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Cadre méthodologique de l'étude

3.3 Trois théories d'appu

3.3.2 Théorie de l'espace public

La seconde théorie, celle d'espace public (public sphere, en anglais), constitue pour certains auteurs la rénovation la plus importante de la théorie démocratique de la deuxième moitié du XXème siècle (Calhoun, 1992 ; Cohen et Arato, 1992 ; Avritzer, 1999). Elle résulte des questionnements sur la conception hégémonique (et restreinte) à l'intérieur de la théorie démocratique diffusée à partir de la première moitié du XXème siècle connue comme l'élitisme démocratique (chapitre 2).

Jürgen Habermas fut le premier à établir les fondements d'une voie alternative, en introduisant le concept d'espace public dans son œuvre The structural transformation of the public sphere (1989). De manière globale, cette théorie défend le développement d'un espace public informel de caractère non-institutionnel, en vue d'une interaction de groupes, associations et mouvements qui construisent de nouvelles identités en public, établissent de nouvelles formes de solidarité et supèrent ainsi une condition de domination (Avritzer, 1999, p. 32).

S'ouvre alors une nouvelle voie d'analyse de la démocratie et de la participation qui dépasse le débat entre élitisme démocratique et républicanisme (Avritzer, 1999, p. 33). De la tradition élitiste démocratique, J. Habermas prend la préoccupation avec les limites internes issues de la complexité de l'administration publique. Du républicanisme, il récupère la compréhension de la démocratie en tant que processus d'usage public de la rationalité (chapitre 2). Il est important de comprendre qu'il ne s'agit pourtant pas d'une idée de participation à la prise de décision, telle celle que nous étudions dans cette thèse.

Cet espace public prône une relation critique-argumentative avec le domaine politique au lieu d'une relation participative directe (Cohen, 1996). Jürgen Habermas fait une distinction entre État et espace public. Dans ce dernier, la rationalité du processus participatif ne conduit pas à la constitution de nouvelles propositions administratives mais à un processus démocratique de discussion. Comme le souligne Leonardo Avritzer (1999, p. 39), la théorie habermassienne est alors une théorie de moyens informels de démocratisation de la démocratie plutôt qu'une possibilité d'institutionnalisation de formes amplifiées d'exercice de la démocratie.

À l'intérieur de l'espace public démocratique, on discute sur des questions politiques mais également sur les moyens pour que les autorités politiques soient sensibles à ces discussions- là. Dans la théorie d'espace public, l'idée participative républicaine (chapitre 2) est incorporée à la théorie démocratique sans pour autant la transformer en forme alternative d'administration publique. Ainsi, la dynamique établie au sein de l'espace public n'a pas cours à partir d'intérêts particuliers, de concentration du pouvoir ou de domination, mais s'établie sur la rationalité des échanges au sein de cet espace.

154 Partant de la nature discursive et donc communicationnelle de l'espace public, J. Habermas propose de considérer deux dimensions de l'agir communicationnel comme garantes de cette rationalité (Serghini et Matuszak, 2009, p. 36). Un premier niveau de rationalité est formel, d'ordre langagier et procédural, que l'auteur valide via la théorie de l'argumentation. Un second niveau "cognitif", d'ordre phénoménologique et social, renvoie aux rapports aux mondes qui s'énoncent à travers l'activité communicationnelle.

La combinaison de ces deux niveaux de rationalité matérialise la nature de ce qui s'échange dans l'espace public. Le meilleur argument peut alors prévaloir sur l'hiérarchie sociale. L'accord entre les acteurs, obtenu par la communication face-à-face, justifierait ainsi la présence permanente d'un espace public.

La première caractéristique de l'espace public selon la conception habermassienne est la création d'un espace indépendant de l'État dans lequel les acteurs interagissent entre eux, débattent les décisions prises au niveau politique ainsi que le contenu moral des relations dans la société, et élaborent des demandes à l'État (Avritzer, 1999, p. 30).

Le second élément central est l'idée d'amplification du domaine public et donc de l'introduction de nouveaux thèmes, tels que la domination des femmes et des travailleurs, dans le débat politique. En faisant partie soit du débat scientifique, soit de la discussion publique, ces éléments peuvent alors faire l'objet de l'argumentation rationnelle (Avritzer, 1999, p. 31). La théorie d'espace public de J. Habermas a reçu différentes critiques dont le questionnement sur l'homogénéité des publics. À ce sujet, Leonardo Avritzer (1999, p. 36) se demande, par exemple, s'il existerait, dans le concept d'espace public, une intolérance aux formes non bourgeoises de présentation publique. L'auteur complète son raisonnement avec la question suivante : Est-il possible de considérer que cette théorie peut se dissocier des partialités des exemples qu'elle emploie, à savoir ceux des cafés et salons du XVIIIème siècle ? D'après lui, la réponse à cette dernière question peut être affirmative, si on remplace les publics bourgeois du XVIIIème siècle par les mouvements sociaux contemporains.

Les acteurs sociaux rentrent en conflit avec les institutions afin d'affirmer une identité ou de se réapproprier quelque chose. Néanmoins, au lieu de demander l'intégration de la différence dans le système de représentation, ils proposent une présentation publique d'une identité qui ne peut pas être traitée par ce même système (Avritzer, 1999, p. 36). Par ailleurs, une autre dimension importante des mouvements sociaux, selon l'auteur, est la redéfinition de ce qui est politique. Ainsi, un deuxième aspect du rôle des mouvements sociaux consisterait à montrer que le rôle de l'espace public est d'agir pour l'ampliation de cette redéfinition.

Cependant, affirme-t-il, la question qui reste en suspens est le rapport entre l'espace public et le système politique (Avritzer, 1999, p. 37). Il questionne ainsi la possibilité de transformation des actions qui ont lieu dans l'espace public en actions institutionnelles d'amplification de la pratique démocratique (la dimension délibérative de l'espace public) : Comment doit-on procéder dans le cas où le flux de communication entre l'espace public et le système politique n'est pas parfait ou automatique, comme le suppose J. Habermas ?

La réponse du philosophe allemand est la transmission de l'influence de l'espace public vers le système politique, étant donné que les acteurs sociaux n'ont pas de pouvoir politique. Cependant, selon la perspective de J. Habermas, ce n'est pas l'influence en soi mais l'influence transformée en pouvoir communicatif qui légitime les décisions politiques.

155 Il faudrait pourtant reconnaître ici, d'après nous, l'existence du risque que cette influence ne passe pas par les filtres administratifs des processus institutionnalisés, et ne soit finalement pas transformée en pouvoir ou action réels. Nous estimons que si l'espace public, au moins dans le cas brésilien, n'est pas doté d'un pouvoir d'influence légalement ou au moins officiellement reconnu par le système politique, il peut, au final, ne pas représenter une voie efficace d'amplification de l'exercice de la démocratie et de la participation.

Est-ce que la seule formule possible dans cette théorie serait celle d'un public informel et d'action du système politique ? D'autres formulations alternatives ont été proposées, telles que celle de Joshua Cohen (1996) basée sur le concept de délibération publique. Selon ce concept, l'espace public dépasse l'idée d'un espace informel de discussion pour devenir un lieu de rencontre et de consensus. Les acteurs sociaux décident à partir de formes publiques de discussion et de délibération, tout en réfléchissant aux formes institutionnelles capables de solutionner les problèmes qu'ils rencontrent.

Cette formulation (comme n'importe quel nouveau concept) présente des éléments contestables, certes, mais elle nous montre que les théories peuvent toujours être transformée et évoluer vers de nouveaux modèles et concepts. Cette évolution est, croyons-nous, une démarche nécessaire face aux changements qui subissent les sociétés et les systèmes.

Dans ce sens, force est de reconnaître que depuis quelques années, l'espace politico- administratif est entraîné dans un mouvement de recomposition (Leloup et al., 2005, p. 323). Selon ces auteurs, l'État et ses structures connaissent une double évolution : le décentrement du pouvoir au profit d'autres échelles territoriales (voire d'autres acteurs), et une recomposition des espaces d'exercice de ce pouvoir. Dans ce sens, il faudrait faire avancer la proposition de J. Habermas vers l'idée d'un espace public démocratique et participatif contemporain.