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Le développement durable et son influence sur le tourisme

3.2 Développement humain

D'après la vision d'Amartya Sen, développer, c'est donner la capacité aux personnes, agents potentiels de leur vie, de prendre leur sort en main à partir de ce qu'ils sont, de formuler et de mener eux-mêmes leurs plans d'action. Contrairement à ce que l'on pouvait imaginer, il ne nie pas l'importance de la croissance économique. Il cherche plutôt à analyser la relation entre la richesse économique et la possibilité de vivre comme on le souhaite. Il ne confond pas la valeur économique mesurée par les marchés avec les valeurs humaines que l'activité économique contribue à promouvoir (Grosjean, 2000).

Amartya Sen défend surtout l'idée que le niveau de vie ne doit pas être simplement déterminé par le rendement, mais par les capacités ("capabilities" dans les écrits en anglais24) des personnes à vivre la vie qu'ils apprécient. Ces capacités sont soutenues par cinq libertés fondamentales qui se renforcent mutuellement : libertés politiques, dispositifs économiques, opportunités sociales, garanties de transparence et sécurité (protection) sociale.

C'est avec cette idée qu'il a collaboré au programme des Nations Unies pour le développement afin de créer une nouvelle façon de mesurer la qualité de vie des personnes, basée sur des facteurs autres que le PIB. L'Indice de développement humain (IDH) a été effectif en 1990 et continue aujourd'hui à être une référence pour "mesurer" le développement d'une localité. Ainsi, pour Amartya Sen, le succès d'une société ne doit pas être mesuré par le niveau de richesse du pays mais plutôt à partir des libertés fondamentales dont jouissent ses membres. Ces libertés les transforment en des êtres sociaux plus complexes, qui interagissent avec le monde où ils vivent et influencent ce monde (Sen, 2010, p. 29).

L'auteur affirme, par exemple, qu'un homme noir américain, faisant partie de la nation la plus riche de la planète, a une espérance de vie inférieure à un chinois ou à un costaricain, ainsi qu'un accès catastrophique à la sécurité physique personnelle ou à la formation ‒ un indice de développement humain très faible. En contre-exemple, il cite l'État du Kerala, en Inde, qui a atteint des résultats exceptionnels en termes de développement humain, tout en ayant un faible revenu par habitant.

Amartya Sen délimite les différences entre l'analyse de développement centrée sur la croissance du produit per capta et celle de l'expansion de la liberté humaine à partir de deux caractères : celui du processus et celui de l'opportunité. Pour le premier, il s'agit de ne pas considérer la participation aux décisions politiques et aux choix sociaux comme un simple moyen de développement mais aussi comme un but. Le deuxième caractère analyse jusqu'à quel point les personnes ont l'opportunité de produire des résultats grâce à leurs valeurs.

24 L'idée de Sen pourrait aussi être comprise en français dans l'idée de "rendre capable de", que nous simplifions

41 Par ailleurs, il considère le développement sous deux angles différents : le premier, à partir d'un processus "violent" afin d'éviter les "tentations" et marqué par une rigueur et une discipline (les régimes autoritaires et anti-démocratiques). Le deuxième ‒ qui pose les bases de son approche de développement humain ‒ à partir d'un processus "amical", avec des échanges qui bénéficient à toutes les parties, une liberté politique et un développement social. Dans ce sens, il soutient que l'État doit, dans une certaine mesure, perdre son monopole dans l'action sociale et agir avec des entités privées, sociales et médiatiques, dans un contexte de liberté politique déjà mentionné auparavant. Les capacités des individus peuvent alors être augmentées par les politiques publiques et peuvent être, en même temps, influencées par l'usage effectif des capacités participatives du peuple – une relation à double sens.

Néanmoins, Amartya Sen défend que la promotion de la participation signifie tout d'abord renforcer la nécessité des potentialités élémentaires des personnes (lecture, écriture, bonne information, etc.) et de vraies opportunités de participation libre. Il étend ce rôle, indispensable en termes d'efficacité sociale et de réalisation du développement humain, à toute action de développement, dans les pays en développement comme dans les pays développés.

L'une de ses préoccupations centrales est ainsi "l'aspect du statut d'agent" ("agency aspect", en anglais), défini comme la personne qui agit et provoque le changement. En opposition à l'usage plus commun du terme "agent" (surtout en économie) comme étant celui qui agit au nom de quelqu'un d'autre, il parle plutôt d'un individu qui agit concrètement, tant dans ses choix que dans ses actions, et non simplement un récepteur passif de l'aide gouvernementale. Cet aspect fait d'abord référence au rôle de l'individu en tant que membre d'une société, avec la possibilité de participer à des actions économiques, sociales et politiques, et permet l'étude des barrières qui empêchent cette participation. En outre, cet aspect permet d'insister sur le fait que la participation, le débat public et la responsabilisation vont de pair avec le bien-être, celui-ci étant l'affaire de tous puisqu'il induit une meilleure santé, l'éducation, la liberté de choix et la participation.

Les points qui précèdent et les libertés évoquées précédemment, permettent aux individus d'accéder à la condition d'agents de leurs propres vies (Alkire, 2005), à la formulation et à la réalisation des valeurs qu'ils poursuivent et dont ils bénéficient. Pour Amartya Sen, le développement signifie, en quelques mots, que les populations peuvent être libres et capables d'agir. Cette liberté de participer aux discussions publiques et aux interactions sociales peut jouer un rôle constructif dans la formation des valeurs et de l'éthique. Reste à savoir si les gouvernements aujourd'hui sont vraiment intéressés par le développement de cette formation.

3.3 Bien-être, bonheur et qualité de vie

Nous avons compris, à partir des idées d'Amartya Sen, que le développement prend également en compte les objectifs sociaux en termes de bénéfices et de bien-être. Ce dernier, selon lui, est l'affaire de tous et comprend, entre autres, la liberté de choix et la participation. Mais comment définir le bien-être ? La joie ? Le bien vivre ? La richesse ? Les opportunités ? Ce terme est, en effet, souvent confondu avec d'autres notions notamment celle de bonheur. Le bonheur est un concept étudié dans plusieurs disciplines (notamment en philosophie, psychologie, sociologie et politique) et qui, de manière globale, fait référence à un état de complète satisfaction, de joie stable (en opposition au caractère éphémère de plaisir). Luce

42 Proulx (2005) rappelle, par ailleurs, que l'idée du bonheur individuel apparaît à l'époque du Romantisme, où le nouveau regard des aristocrates vis-à-vis de la Nature considère non seulement sa valeur thérapeutique mais aussi la valeur esthétique du paysage. La campagne, par exemple, devient un espace de bonheur (Proulx, 2005).

En tant qu'objectif politique, le bonheur fait sa première apparition dans le XVIIIème siècle, aux États-Unis. En Europe, le sens politique du bonheur apparaît quelques années plus tard, au moment de la Révolution française25. Dans le XXème siècle, notamment durant la période des Trente Glorieuses, le bonheur se matérialise afin de répondre aux attentes matérielles de la population. Néanmoins, un courant critique se développe vis-à-vis de la contribution de la croissance économique au bonheur. Dans cette pensée, la satisfaction sans cesse des besoins matériels de la société de consommation en génère d'autres, provoquant ainsi une nouvelle forme d'aliénation.

Aliénation qui est d'ailleurs présente dans la lecture marxiste du bien-être, ce dernier étant perçu comme un idéal de la société petite bourgeoise : on accepte une aliénation forte en échange d'une promesse, non de bonheur (aussi critiqué par le marxisme comme une illusion égoïste) mais de bien-être, une demi-mesure susceptible de légitimer beaucoup de renoncements (la liberté en particulier).

En réponse à cette société de consommation, un autre bonheur est recherché notamment au travers d'une vie dégagée de contraintes, des modes de vie plus communautaires, du retour à la nature, etc. Un bonheur lié aux désirs classifiés selon Épicure comme étant nécessaires (pour la vie et pour la tranquillité de l'âme et du corps) ou naturels (pour la recherche de l'agréable), et non aux désirs vains et artificiels (richesse, gloire, consommation). Dans ce mouvement, par exemple, le président de la République française Valéry Giscard d'Estaing, en insistant sur l'épanouissement personnel, met en place le ministère de la Qualité de la vie. Dans cette logique, il est peut-être possible de considérer le bonheur en tant que dimension affective du bien-être, qui correspond davantage aux émotions et aux humeurs du moment (Davoine, 2012). C'est ce qui analyse l'économie du bonheur. D'après Tibor Scitovsky dans son "The Joyless Economy" (1992), l'économie du bonheur analyse la satisfaction des hommes au-delà du confort matériel et de la consommation de biens et de services, et s'intéresse aussi à une certaine stimulation, à la nouveauté et à la possibilité de créer.

Selon ce concept, il ne suffit pas de comprendre l'économie comme la satisfaction procurée par les biens marchands ; il faut l'étendre, entre autres, à la démocratie, à la participation civique et à la liberté, des aspects qui rendent les citoyens plus heureux selon les économistes Bruno Frey et Alois Stutzer (dans Davoine, 2012, p. 76). On y retrouve alors des idées présentées auparavant autour du développement.

Lucie Davoine (2012), en référence à l'économie du bonheur, renforce également le postulat d'Amartya Sen sur la nécessité de remettre en cause l'exclusivité de la croissance économique comme objectif politique et d'adopter des indicateurs autres que le PIB qui sont souvent négligés et pourtant cruciaux pour le bien-être, tels que la santé, la cohésion, etc. Néanmoins, la croissance est toujours l'objectif dominant dans le monde actuel. À titre d'exemple, la Commission européenne a proposé en 2009, quelques actions pour mieux mesurer le progrès au-delà du PIB ‒ mais sans pour autant renier l'objectif central de croissance.

25 Cf. Maximilien de Robespierre (2000), Pour le bonheur et pour la liberté, Paris, La Fabrique Éditions, 350 p.

Robespierre, soutenu par Saint-Just, défendait que l'homme est né pour la liberté et que la société a pour but la conservation de ses droits et la perfection de son être.

43 Quid alors du concept de bien-être ? Dans les dictionnaires (Le Petit Robert, Larousse, etc.), le bien-être est souvent lié à la satisfaction de besoins physiques et l'absence de tensions psychologiques. Jef Breda (1997) complète ces notions avec trois autres dimensions intéressantes : la participation à la vie sociale, l'intégration dans la société moderne et le développement d'une personnalité autonome.

D'après cet auteur, "le bien-être est la mesure dans laquelle non seulement les besoins "primaires" comme l'alimentation, l'habillement, la santé, le logement et un climat social positif sont satisfaits, mais aussi la mesure dans laquelle l'individu participe à la vie sociale et prend part à sa culture et ses valeurs, et où il peut s'épanouir pour développer une personnalité faisant face aux contraintes sociales" (Breda, 1997, p. 88). Cette idée du bien-être va à la rencontre des notions de basic needs et de capabilities mentionnées auparavant.

Le Conseil de la Santé et du Bien-être du Québec (1998), par exemple, adopte cette idée dans ses stratégies d'action, dans une approche renouvelée de développement social (Proulx, 2005). Il s'agit de la participation sociale des individus ou des groupes d'individus (surtout des groupes marginaux), leur intégration à la vie collective et leur émancipation grâce au développement d'un sentiment d'appartenance.

Une analyse intéressante sur ces différents aspects du bien-être est possible à partir du prisme des loisirs. Certains chercheurs (Sue, 1980 ; Proulx, 2005) ainsi que des organismes (tel que l'Association canadienne des loisirs/parcs) essaient depuis plusieurs années d'analyser les contributions des loisirs au bien-être. Roger Sue (1980) considère, par exemple, que les loisirs sont essentiels à l'équilibre psychologique de l'individu grâce à ses fonctions de détente, divertissement et développement (nature psychologique).

Parallèlement, les loisirs ont des fonctions thérapeutiques, symboliques (affirmation personnelle et appartenance) et de socialisation (nature sociale). On défend ainsi que les loisirs, grâce à leurs différentes fonctions ainsi qu'à leur valeur récréative et sociale, peuvent provoquer des bienfaits individuels et sociaux en termes de développement personnel et local. Le bien-être n'est donc pas uniquement une préoccupation individuelle. Il relève d'une dimension collective à travers laquelle la collectivité doit répondre aux besoins de sa population en assurant une meilleure qualité de vie (Proulx, 2005). Dans le cadre des politiques publiques, le vocable bien-être est souvent utilisé en référence à la qualité de vie des habitants, terme davantage explicite malgré son manque de définition consensuelle en raison de la globalité de l'approche.

L'utilisation de ce deuxième terme au long de ce travail de recherche sera ainsi directement lié aux idées attachées au bien-être des personnes, ayant pour base la tentative de définition de l'Organisation mondiale de la Santé dans les années 1990 : la qualité de vie est "la perception qu'a un individu de sa place dans l'existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes"26.

Quoi qu'il en soit, "pour certains auteurs, le critère de bien-être subjectif serait démocratique, il tiendrait compte des opinions du peuple, à l'intérieur d'une nation, et non des experts ou des puissances extérieures" (Davoine, 2012, p. 103). Il s'agit, de manière globale, d'un état lié à différents facteurs : à la santé, à la réussite sociale ou économique, au plaisir, à la réalisation

44 de soi, etc. La New Economics Foundation, au Royaume Uni, propose une modélisation autour de quatre pôles pour comprendre les dimensions qui interagissent pour le bien-être :

· 1er pôle : ressources personnelles (santé, détermination, optimisme, estime de soi...)

· 2ème pôle : conditions extérieures (conditions matérielles, travail et productivité, revenus...) · 3ème pôle : bon fonctionnement et moyens de satisfaire les attentes (être autonome,

compétent, en bonne santé...)

· 4ème pôle : sentiments positifs au quotidien et dans l'ensemble, très relatifs (bonheur, joie,

satisfaction...)

Cependant, la question que l'on peut se poser très rapidement est la suivante : Le développement peut-il mener au bien-être ? Une question délicate et à laquelle nous ne pouvons pas avoir ici la prétention de répondre. Nous estimons pourtant que cette question peut parfois être considérée comme étant une évidence, un truisme dont on ne questionne guère les réussites ou les échecs. Ainsi, il convient de se montrer prudent avec ces évidences, qui ne sont pas toujours scientifiques, et d'analyser dans quelles mesures la formule "développement = bonheur" peut se révéler réelle.

Klaus Leisinger (1998, p. 90) suggère que les chances pour une meilleure qualité de vie dans les pays sont favorisées par la connaissance, l'expérience, la bonne gouvernance et les compétences innovantes. Par ailleurs, la New Economics Foundation propose cinq actions afin d'atteindre le bien-être : être connecté, être actif, s'informer, continuer à apprendre et donner. Il existe alors une dimension cognitive qui introduit le sujet (et l'expérience du sujet) dans la pensée en place d'un individu anonyme. Dans ce sens, le développement peut faciliter et maintenir ces processus, de réflexion globale du sujet sur sa propre vie. On y retrouve, d'une certaine manière, les idées d'Amartya Sen dont celle de agency aspect.

En conclusion, nous retenons que le développement et notamment les principes du développement durable sont des objectifs qui ne peuvent pas se limiter à la question économique. Ils prennent en considération de nombreux autres facteurs d'ordre politique, environnemental, culturel et social, et demandent une participation plus importante des personnes aux décisions et choix politiques, sociaux, etc. de leur territoire de vie.

Cette idée constitue le pilier central de l'approche d'Amartya Sen, qui a traduit ces questions en terme de développement humain, de participation, de bien-être et de qualité de vie. Dans leur quête de développement et de bien-être social, les individus doivent être en mesure de prendre part à la prise de décision dans un contexte où l'État partage son pouvoir d'action avec d'autres acteurs et avec les habitants. Pareillement, un individu qui est agent de sa vie peut également influencer les politiques publiques, construisant ainsi des échanges bénéfiques à toutes les parties et contribuant à l'amélioration des cadres des vies locaux.

Nous estimons que la perspective d'Augusto Franco (2000, p. 19) résume de manière pertinente les différentes attentes vis-à-vis du développement : "Le développement doit améliorer la qualité de vie des personnes (développement humain), de toutes les personnes (développement social), de celles qui vivent aujourd'hui comme de celles qui vivront demain (développement durable)". De cette manière, bien que nécessaire, l'intervention de l'État ne suffit pas pour promouvoir le développement.Pour être réellement humain, social et durable, le développement requiert l'implication des protagonistes locaux qui sont les personnes habitant le territoire.

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4. Impact du développement durable sur le tourisme : changement de modèle de