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La philosophie des médias est le fondement nécessaire de la philosophie de la photographie, mais dépasse de beaucoup le champ de cette thèse, et, de ce fait, notre analyse restera ici assez succincte. Dans son introduction à Into the

Universe of Technical Images, Mark Poster rappelle que la plupart des théoriciens

de cette période, de Michel Foucault à Jacques Lacan, ne se sont guère « intéressés aux changements dans la culture médiatique se déroulant sous leurs yeux, ou n’ont considéré les médias que comme un outil au service d’autres institutions (capitalisme, démocratie,..)227 ». Seul Gilles Deleuze a évoqué incidemment les médias par le biais des « machines informatiques et ordinateurs dont le danger passif est le brouillage, et l’actif, le piratage et l’introduction de virus228 », mais il n’est pas certain que les concepts deleuziens de photo mineure et photo majeure s’appliquent pertinemment à Flusser229. En fait nous postulons que seuls McLuhan, Baudrillard et Flusser se sont alors

227 “Michel Foucault, Jacques Lacan, Louis Althusser, Jean-François Lyotard, Jürgen Habermas, Ernesto Laclau, Homi K. Bhabha, and Judith Butler – the list could be expanded considerably of major theorists from the 1970s onward who either paid no attention at all to the vast changes in media culture taking place under their noses or who commented on the media only as a tool that amplified other institutions like capitalism or representative democracy.”, Poster Mark, op.cit., p. xi.

228 Deleuze Gilles, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre

Journal, n°1, mai 1990.

229 C’est la thèse que défend Bleyen Mieke dans son “Introduction”, Minor

Photography. Connecting Deleuze and Guattari to Photography Theory, Louvain, Leuven

89 intéressés sérieusement à la théorie des médias230 ; le chercheur Abraham Moles écrivit d’ailleurs dans la nécrologie de Flusser qu’il fut « l’un des contributeurs essentiels au passage de la communication du rang obscur d’une discipline rigoureuse et volontiers technologique, vers un mouvement général de la pensée : une sorte de bannière de ralliement dans la reconstitution des disciplines en déroute231. »

D’après le bref exposé qui en a été fait plus haut, la proximité entre les thèses de Flusser sur la communication et celles de Marshall McLuhan232, est assez évidente et a été soulignée à maintes reprises233, au point qu’elle est presque devenue un poncif. Sans reprendre ici toutes ces correspondances, hors du champ de cette thèse, notons seulement quelques dissonances entre ces deux penseurs. D’abord, comme Anke Finger et ses co-auteurs le notent234, Flusser ne s’intéresse guère en profondeur aux médias en tant que tels, à leur technologie et à leur fonctionnement interne, mais, se méfiant d’eux, il se limite à leur rôle social et politique : pour lui, contrairement à McLuhan, le médium n’est pas le message, le village global ne va être qu’un « cirque cosmique235 », et

230 Pour une perspective nord-américaine, voir Schwendener Martha “Vilém Flussers’ Theories of Photography and Technical Images in a U.S. Art Historical Context”, Flusser Studies, n°18, novembre 2014, en ligne : <http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/schwendener-vilem-flusser-theories-photography.pdf>, consulté le 31 octobre 2015.

231 Moles Abraham, « Vilém Flusser, un Philosophe des Sudètes », op.cit., p.113. 232 McLuhan Marshall, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1968 [1964].

233 Voir par exemple Kukielko Kalina et Rauch Barbara, “Marshall McLuhan & Vilém Flusser : The New Model Artists”, Flusser Studies, n°3, mai 2008, en ligne:

<http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/kukielko-rauch-new-model-artists.pdf>, consulté le 2 novembre 2015.

234 Finger Anke et al., op.cit., p.83-107. Les auteurs s’y réfèrent à Flusser Vilém,

Kommunikologie, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 1998. Ce livre en

allemand n’a été traduit qu’en slovaque ; nous n’avons pas pu le consulter. 235 “ As Flusser put it further down “McLuhan is wrong with his assumption that amphitheatrical media, like the press or TV, can transform the world into a cosmic village: they will transform it into a cosmic circus.” Ibid., p100.

90 « la fonction des codes ne dépend pas de l’eidos métaphysique du médium (comme semblerait le penser McLuhan) mais de la manière dont le médium est utilisé236 ». De plus la photographie est bien moins centrale dans la pensée de McLuhan qu’elle ne le fut dans celle de Flusser, chez qui toute la démonstration de l’apparatus s’articule autour d’elle ; l’éclairage que pourrait donc apporter McLuhan sur la pensée de Flusser en est donc fortement réduit.

Plus fructueuse semble être la mise en parallèle des thèses de Jean Baudrillard sur la communication (que nous ne reprendrons pas ici en détail237) et de celles de Flusser : tous deux discernent l’impact des médias sur la culture et pour tous deux le pouvoir se définit à travers le contrôle du processus de signification. Mais, alors que Baudrillard postule dans sa définition de la simulation238 que celle-ci précède le réel et que la réalité se confond ainsi avec sa propre image, cette notion semble trop naïve et positiviste à Flusser, pour qui, comme le note Andreas Ströhl, « la réalité et la fiction ne peuvent pas être distinguées l’une de l’autre selon des critères de vérité, mais seulement selon des critères de plus ou moins forte probabilité239 ». Flusser récuse donc le concept de simulation chez Baudrillard, car il estime que les images nous affectent comme des objets, et que nous n’avons pas d’outil ontologique pour distinguer une simulation d’une

236 “the function of codes, insists Flusser in Kommunikologie, does not depend on the metaphysical eidos of the medium (as McLuhan is inclined to think) but on the way the medium is used”. Idem

237 Voir en particulier ses livres Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972 et Écran total, Paris, Galilée, 1997.

238 Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée 1981.

239“He [Flusser] objected [to Baudrillard] that reality and fiction could not be distinguished from each other by a criterion of truth, but only by the criterion of higher or lower probability.”, Ströhl, op.cit., p. xxx.

91 non-simulation, nos seuls outils ne nous permettant que de distinguer l’abstrait du concret240.

Baudrillard, qui, lui non plus, ne prise guère le style académique, a beaucoup écrit sur la photographie, et il a eu lui-même une pratique photographique de qualité. Les thèses de Baudrillard sur la photographie sont exposées en particulier dans ses entretiens avec François L’Yvonnet : il y analyse le déferlement des images, le rôle de l’appareil technique aspirant à fonctionner indéfiniment, performant un acte photographique potentiellement sans fin, et il y estime que « l’image est la trahison du principe de réalité241 ». Ayant débattu avec Flusser le 26 février 1986 à la télévision allemande242, il écrit vingt ans plus tard un texte reconnaissant l’importance des thèses de Flusser sur la machine imposant sa loi et épuisant son programme sans états d’âme, « aux dépens du sujet et de l’objet, devenus purs et simples opérateurs techniques de la "volonté" de l’appareil243 ».

240 “Baudrillard believes that we are living in a world where the simulations hide reality. I think this is a nonsensical proposition. ... Images are just as concrete as is the table on which your machine is standing now. We do not have any ontological tool any longer to distinguish between a simulation and a non-simulation. The critical tool which we have to use is concreticity as opposed to abstractness.”, Flusser Vilém, Entretien avec Miklós Peternák, 1988, en ligne: <http://www.c3.hu/events/97/flusser/participantstext/miklos- interview.html>, consulté le 2 novembre 2015.

241 Baudrillard Jean, D’un fragment l’autre. Entretiens avec François L’Yvonnet, Paris, Albin Michel, 2001, p. 98, 132.

242 Nous n’avons pas pu localiser un enregistrement de cette émission ; c’est pour la préparer que Flusser écrivit « The Photograph as Post-Industrial Object : An Essay on the Ontological Standing of Photographs », op.cit.

243 Baudrillard Jean, « What they look like as photographed », dans Collectif Tendance Floue, Sommes-nous ?, Paris, Éditions Jean di Scullo/Naïve, 2006, p.166. Le Collectif Tendance Floue, regroupant treize photographes contemporains, a demandé à Baudrillard une préface pour ce recueil : <http://tendancefloue.net/livre/sommes-nous/>, consulté le 7 mars 2016.

92 Dans ses entretiens sur l’architecture avec Jean Nouvel, publiés en 2000244, Baudrillard évoque aussi la notion d’apparatus, sans alors citer explicitement Flusser. Il compare d’abord l’omniprésence de la technologie en architecture et en photographie, et affirme que la grande majorité des images ne sont plus l’expression de la réalité, mais presque exclusivement un accomplissement technique des possibilités intrinsèques de la photographie. Le photographe, n’étant plus que l’opérateur technique de l’infinie virtualité de l’appareil et pouvant ainsi prendre tous les clichés possibles, se retrouve « neutralisé en tant que sujet. Cette neutralité, pour moi, est le degré zéro de l’espace humain245 ». Dès lors, poursuit-il, « l’appareil génère un flux presque ininterrompu d’images. Si on l’accepte, l’appareil pourra tout reproduire, générer des images sans fin246 ». Il peut néanmoins y avoir, dans cet énorme flux visuel, quelques images exceptionnelles échappant à cette programmation de la technique, mais il juge que « cette métamorphose peut venir d’une intuition singulière personnelle ou bien elle peut être le résultat d’un effort d’ensemble qui n’aura été voulu par personne247 ». Il semble donc que Baudrillard, partant de la description d’une programmation assez similaire à celle de l’apparatus chez Flusser, ne voit de possibilités d’échapper à cette logique programmatrice que dans l’intuition, la non-volonté ou le simple espoir, alors que Flusser appelle les photographes expérimentaux à déconstruire les programmes et à se rebeller contre eux.

Au-delà de leurs convergences, cette dissonance entre ces deux penseurs nous semble révélatrice de l’originalité de la pensée de Flusser, et en particulier du rôle qu’il assigne au jeu contre l’apparatus.

244 Baudrillard Jean et Nouvel Jean, Les objets singuliers. Architecture et Philosophie, Paris, Calmann-Lévy, 2000. Ce livre est une retranscription condensée de six rencontres à la Maison des Écrivains et à l’École d’Architecture Paris-La- Villette.

245 Ibid. p.107. 246 Ibid. p.78. 247 Ibid. p.39.

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Les thèses de Flusser et la philosophie du jeu contre

l’apparatus

D’autres philosophes ont mené une réflexion sur le pouvoir de la programmation technique et sur les notions de machine et de dispositif, au premier rang desquels se trouve Michel Foucault qui définit le dispositif comme étant le réseau qui s’établit au sein d’un :

« ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif248

Le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, il implémente et construit un savoir, il sert à orienter, à déterminer, à contrôler les gestes, les conduites, les opinions et les discours. Ce dispositif est insidieusement privatif de liberté car, selon Giorgio Agamben qui développe la pensée de Foucault en la matière, il vise « à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d’exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement249 Cette logique de domination est confortée par le statut de la machine comme une zone obscure, dont les programmes sont impénétrables aux fonctionnaires qui la servent : c’est ainsi que Gilbert Simondon250 peut écrire : « l’homme

248 Foucault Michel, Dits et écrits (1954-1988), Tome 3 (1976-1979), Paris, Gallimard, 1994, p. 299 [Édition publiée sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange].

249 Agamben Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot, 2014, p.42.

250 Voir Castro Guimarães Angélica Beatriz, “Ideias sobre Progresso Técnico em Vilém Flusser e Gilbert Simondon”, Texto Digital, Florianópolis, vol. 9, n. 1,

p. 172-192, jan./jul. 2013, en ligne :

<https://periodicos.ufsc.br/index.php/textodigital/article/view/1807- 9288.2013v9n1p172/25117>, consulté le 31 octobre 2015.

94 connaît ce qui entre dans la machine et ce qui en sort, mais non ce qui s’y fait251 », et son intervention ne peut se faire que selon un programme préétabli.

Ces concepts de dispositif, de machine dominante et de boîte noire aux programmes indéchiffrables sont assez proches de l’apparatus de Flusser, mais c’est sans doute Günther Anders qui est le plus proche de la conception flussérienne de l’apparatus : en effet il l’étend jusqu’à la définition de ceux que Flusser nomme fonctionnaires, c’est-à-dire des êtres humains transformés en moyens de production et inadéquats face aux machines qui les dominent. Pour Anders l’homme est victime d’une honte prométhéenne, « la honte qui s’empare

de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui-même fabriquées 252», et alors l’homme face à la machine « n’est plus l’homme en tant qu’instrument parmi les

instruments, mais l’homme en tant qu’instrument pour les instruments ; l’homme en tant

qu’élément d’une machinerie déjà construite ou d’un projet technique déjà arrêté253 ». Comme Flusser, Anders étend sa réflexion à l’univers des images, il dénonce l’iconomanie et le danger que la prolifération des images ne soit un vecteur « d’abrutissement, parce que en tant qu’images, à la différence des textes, elles ne révèlent jamais les rapports qui constituent le monde mais se contentent de prélever des lambeaux de celui-ci : ainsi, en montrant le monde, elles le dissimulent254 ». Les photographes sont dès lors enrôlés au service de l’instrument, concept assez proche de l’apparatus, et ils « ne photographient pas plus la réalité qu’ils voient qu’ils ne considèrent ce qu’ils photographient comme la “réalité” - car ce qu’ils voient, ils ne le voient que pour le photographier, et ce qu’ils photographient, ils ne le photographient que pour l’avoir255 ». Pour Flusser comme pour Anders, l’appareil photographique n’est pas seulement un producteur d’images, mais c’est aussi un nouveau modèle de compréhension du monde contemporain, qu’ils perçoivent tous deux comme

251 Simondon Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012 [1958], p.338.

252 Anders Günther, L’Obsolescence de l’Homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième

révolution industrielle, Paris, Encyclopédie des Nuisances & Ivrea, 2002 [1956], p.

37 [italiques dans l’original].

253 Ibid. p.48 [italiques dans l’original]. 254 Ibid. p.18.

95 un « monde marqué par la prédominance des appareils et qui tend de plus en plus à vivre et à s’organiser en fonction d’eux256. »

Si leurs analyses de la domination de l’instrument / apparatus sur les hommes qui le servent, et en particulier les photographes, sont très proches, Anders n’offre par contre guère de pistes pour contrer cette domination. Pour lui, critiquer les machines, la technique, est aujourd’hui extrêmement difficile et demande un grand courage civique, ce qui fait que les hommes perdent leur liberté de jugement et deviennent passifs, unilatéraux et « infantilisés par la

machine […] le monde aussi bien que le “monde de l’art” nous est servi à l’état liquide257 ». Flusser par contre refuse cette passivité et met l’accent sur la nécessité impérative pour le photographe de comprendre et démonter le rôle de l’apparatus, de critiquer la machine et ses programmes ; pour lui, c’est là une rupture radicale, une coupure fondamentale qui va au-delà de l’univers des images techniques et qui est aussi un appel à la lucidité, voire à la remise en question de « notre manière propre d’être et d’"être-dans le-monde"258. » Chez Flusser, l’analyse de l’apparatus ne se conçoit pas sans une réflexion sur la manière d’y résister, de jouer contre ou de se révolter259 : en lien avec cette

256 “Para eles, a máquina fotográfica não era apenas um meio capaz de produzir novos tipos de imagens (mecânicas, reprodutíveis, multiplicáveis), mas um modelo – o mais contundente, o mais original – para o entendimento do mundo contemporâneo, mundo este marcado pela predominância dos aparelhos e que tende, de forma crescente, a viver e se organizar em função deles.”, Gonçalves Osmar, “Estética da Fotografia : um diálogo entre Benjamin e Flusser”, Flusser Studies, n°15, mai 2013, p.5, en ligne: <http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/osmar-goncalves-a-estetica.pdf>, consulté le 1er novembre 2015. 257 Anders Günther, L’Obsolescence de l’Homme. Tome II. Sur la destruction de la vie à

l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, 2011 [2002], p. 249-250

[italiques dans l’original].

258 “Talvez porque a fotografia opere come um corte fundamental, una ruptura paradigmática não só no universo das imagens (na ontologia do visual), mas na nossa própria maneira de ser e de estar-no-mundo.” , Gonçalves Osmar, op.cit., p.4.

259 La figure du rebelle s’incarnant aujourd’hui dans le hacker, on lira aussi avec intérêt Reis Thiago, “É possível hackear a existência ?”, Flusser Studies, n°17,

juin 2014, en ligne :

<http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/thiago-reis-hackear-a-existencia.pdf>, consulté le 31 octobre 2015.

96 nécessité de rébellion contre l’apparatus que Flusser appelle de ses vœux, nous devons maintenant étudier les liens entre Flusser et deux penseurs ayant adopté une posture radicale de contestation face au système, Guy Debord et Ivan Illich.

Sans revenir ici sur les thèses situationnistes et la pensée de Guy Debord, les deux penseurs ont en commun la notion que l’expérience réelle a été remplacée par la représentation, le spectacle260. Mais alors que Flusser donne un rôle prépondérant à l’apparatus, pour Debord c’est la représentation même qui crée la réalité :

« le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée261. »

Si tous deux s’inquiètent des effets du pouvoir sur la culture des images, c’est par une logique extérieure au monde des images que Debord prône une révolution262, alors que c’est en subvertissant l’apparatus même que Flusser entend déterminer la possibilité de la liberté dans une société qu’il domine.

Un autre philosophe dont les théories sociales résonnent avec celles de Flusser dans ce domaine est le penseur et prêtre d’origine autrichienne Ivan Illich, qui, dans son essai La convivialité, reprend des thèses similaires sur la domination de l’homme par l’outil, sur l’uniformisation créée par ces derniers et

260 Voir à ce sujet l’analyse de l’universitaire brésilienne Bertelli Pagotto Mariana, op.cit., p.7-8.

261 Debord Guy, « La Société du Spectacle », Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, [1967], point 5, p.767.

262 Si les situationnistes se sont beaucoup intéressés à l’art et ont compté de nombreux artistes plasticiens dans leurs rangs, ils n’ont par contre guère montré d’intérêt essentiel pour la photographie. Un des rares photographes situationnistes, Pino Bertelli, a bien développé le concept de “photographie voyou” (fotografia ludra), mais il s’agit plus là d’une attitude sociopolitique révolutionnaire que d’une remise en cause de l’apparatus photographique depuis l’intérieur. Voir Bertelli Pino, Contro la fotografia della società dello spettacolo. Critica

97 l’homogénéisation de tous qui en résulte progressivement. Constatant que l’homme sait se servir d’outils, comme le téléphone ou la télévision, mais ne sait pas comment ils fonctionnent, Illich en appelle aux poètes et aux bouffons pour qu’ils se « soulèvent contre l’écrasement de la pensée créative par le dogme263 » et mènent une révolution de l’éveil en construisant des outils justes, c’est-à-dire des « générateur[s] d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, ne suscitant ni esclaves, ni maîtres et élargissant le champ d’action personnel264 ». Mais, si son analyse de la société est assez proche de celle de Flusser, Illich ne met pas en scène des révolutionnaires qui retourneraient l’outil comme un gant depuis l’intérieur, en pervertissant ses programmes.

Cette intériorité de la subversion de l’apparatus, qu’il soit perçu comme outil ou