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Susan Derges499 (née en 1955) a d’abord étudié la peinture avant de passer

cinq ans au Japon (1981-1986), où tant la philosophie zen et son concept d’immersion, que l’attrait pour la nature l’ont beaucoup influencée. Son intérêt pour la photographie s’est alors développé, et ses premières œuvres photographiques, la série Chladni (Image 32), du nom du physicien allemand Ernst Chladni, furent des photogrammes de particules de sable posées sur une table et soumises à des vibrations sonores : les particules formaient alors d’elles-mêmes, sans autre intervention humaine, des courbes en fonction de la fréquence de la vibration (entre 200 et 1000 Hertz500). De la sorte, le son était rendu visible dans une forme de graphe d’équation mathématique, selon un processus qu’on pourrait qualifier de structuraliste ; David Alan Mellor a aussi comparé ce travail à l’écriture automatique501, évoquant, ainsi, implicitement Man Ray. Derges a par la suite réalisé d’autres œuvres autour de la vibration, avec des gouttes de mercure ou d’eau. Ces premières séries témoignent d’une constante de son travail, son intérêt pour la science et en particulier pour la

498 Entretien avec Elenda Mudd, “Christopher Bucklow. Walking with Strangers”, Musee Magazine, n°6, vol.2, 7 août 2013, p.66, en ligne : <http://issuu.com/museemagazine/docs/musee_magazine_edition_6_vol_2_ fina/67?e=3342896/4093351>, consulté le 9 décembre 2015.

499 Voir son site <http://www.susanderges.com/>, consulté le 11 décembre 2015.

500 Barnes Martin, Shadow Catchers, op.cit., note 2, p.89.

501 “…a conscious will to form which takes the guise of automatic writing”. Mellor David Alan, “By the Light of the Fertile Observer”, Under the Sun, op.cit., p.11.

187 physique et les manifestations naturelles, mais aussi pour l’alchimie et « la relation entre les quatre éléments fondamentaux, terre, eau, air et feu502 ». En réponse à notre question sur les penseurs qui l’auraient influencée, elle nous a écrit que le principal était le physicien américain David Bohm, auteur de La

Plénitude de l’Univers503, et Martin Kemp a longuement écrit sur les influences scientifiques et alchimiques à l’œuvre dans son travail, et en particulier sur les processus de transformation et de transmutation qui s’y manifestent504. Elle s’est aussi intéressée à la physique quantique et à la théorie du chaos, qui, toutes deux, « sont des symptômes d’un ordre inconnu, mais implicite505 ».

Le travail de Susan Derges ne se limite pas au photogramme, et beaucoup de ses œuvres sont des compositions où elle mêle photogramme, photographie faite avec un appareil et postproduction sur ordinateur. Elle a été attirée par le côté direct du photogramme, par la proximité avec la matière photographique, l’absence de préoccupation avec les objectifs et le côté très tangible de la manutention du papier sensible506 . Elle souhaitait initialement, dit-elle, « trouver des moyens de permettre aux phénomènes naturels de s’enregistrer eux-mêmes sans intervention humaine », et donc ainsi s’affranchir le plus possible de sa subjectivité en « organisant une situation où le travail se ferait de lui-même », même si elle a réalisé ensuite que c’était finalement « un travail assez subjectif »507 . Elle a replacé ces considérations techniques du

502 “…testing the interrelation between earth, water, air and fire”. Barnes Martin, “Introduction”, dans Barnes Martin (dir.), Elemental. Susan Derges, Göttingen, Steidl, 2010 [non paginé].

503 “The greatest enduring influence on my thinking is the writing of the physicist David Bohm (Wholeness and te Implicate Order)”. Message électronique du 25 janvier 2011 de Susan Derges à nous.

504 Kemp Martin, “Illuminatio ; or Fiat Lux”, dans Elemental. Susan Derges, op.cit. 505 “…chaos theory and quantum physics, which point to an unknowable but implicit order”. Barnes Martin, Shadow Catchers, op.cit., p.87.

506 Entretien de Mark Haworth-Booth avec Susan Derges, Oral History of British

Photography, dossier C459/79, le 26 janvier 1996, bande n°3 (voir Annexe B10).

507 “Originally I was trying to find ways of allowing natural phenomena to record themselves without my own intervention”, “setting up a situation where the work would make itself” & “in retrospect I think these were quite subjective pieces of work”. Conférence de Susan Derges au Musée de Yokohama le 10 octobre 1994, dans Junichi Seki (dir.), Cameraless Photography, Yokohama, Yokohama Museum of Art, s.d. [1994], p.8-10.

188 photogramme dans le contexte de ses propres préoccupations esthétiques, écrivant dans une communication avec Martin Barnes en 2010 :

« Travailler directement, sans appareil photographique, avec seulement du papier, le sujet et la lumière, offre une opportunité de combler l’écart entre soi-même et l’autre – ou ce qu’on veut explorer. Il y a là un contact avec la matérialité qui permet une conversation différente. On est changé et du coup on change – ça engendre une sorte de dialogue entre l’intérieur et l’extérieur508. »

Ses autres travaux à base de photogramme ont tous eu un rapport étroit avec la nature, Susan Derges vivant à la campagne dans le Devon, près du Parc de Dartmoor : photogrammes plutôt anecdotiques de têtards ou d’abeilles, avec un aspect « à la fois abject et fascinant509 » ; photogrammes immergés dans l’eau d’une rivière, dans une cascade ou dans les vagues du bord de mer, où on a l’impression « à la fois de regarder l’eau depuis le haut et de regarder le ciel depuis le fond de l’eau510 » ; photogrammes - et photographies standard - des différents états de l’eau, nuage, pluie, gouttes, évaporation, condensation, gel, qui donnent « des images impossibles … qu’on ne peut comprendre … qui échappent à la logique511 ». Elle a aussi réalisé en studio quatre grands photogrammes, d’une hauteur de 2,20 mètres, sur les saisons en assemblant des éléments récoltés dans la nature et en les mettant en scène dans une

508 “Working directly, without the camera, with just paper, subject matter and light, offers an opportunity to bridge the divide between self and other – or what is being explored. There is a contact with the materiality of things that allows a different kind of conversation to happen. One is changed and in turn changes – a kind of dialogue between inside and outside unfolds”. Barnes Martin, Shadow Catchers, op.cit., p.88.

509 “…simultaneously abject and fascinating”. Mellor David Alan, Under the Sun,

op.cit., p.13.

510 “The works imply a viewpoint of both looking down at the water and up from beneath its surface”. Barnes Martin, Shadow Catchers, op.cit., p.87.

511 “a kind of impossible image… you would not logically understand what it was about … an image that you can’t rationally work out”., Cameraless

189 architecture qui donne l’impression d’un portail vers un autre monde512 (Image 33) : David Chandler, s’entretenant avec elle513, voit dans ces paysages une force et un dynamisme, absents de ses précédents travaux plus méditatifs, qui attirent le spectateur dans une sorte de tourbillon. Ces grands photogrammes sont obtenus par une démarche complexe combinant une prise de vue numérique – avec le scan d’une dilution d’encre dans l’eau pour produire les images de nuages –, une composition mise en scène – avec l’installation mêlant des éléments naturels, eau, fougères, herbe et roseaux, et ces images de nuages –, et la production de photogrammes partiels qu’il faut ensuite assembler numériquement pour obtenir la grande taille de l’image finale. Cette utilisation de technologies numériques en atelier pour produire ses images a été critiquée, lors du symposium autour de l’exposition Shadow Catchers, par la commissaire d’exposition Anna Douglas qui a reproché à Derges le fait que, alors qu’elle avait commencé son travail avec de pures images structuralistes (Chladni), elle le poursuivait aujourd’hui en faisant de l’effet, grâce à l’adjonction de procédés numériques : « Où est passée l’honnêteté ? Si vous faites juste une belle image, quelle que soit la manière dont elle est faite, quel intérêt a-t-elle autre que superficiel ? L’image perd son impact si elle se résume à la beauté et aux sentiments514 ».

Le travail de Susan Derges est fortement marqué par un lien holistique entre le monde physique et la psyché, entre le corps et l’esprit - ou l’âme -, entre l’intérieur et l’extérieur, auquel elle fait allusion dans sa communication à Martin Barnes. La dimension magique du travail de Derges vient de sa volonté de rendre visible ce qui est invisible, pour elle une analogie avec l’apparition de

512 Voir son entretien avec Andrew Pulver, “Susan Derges’s best shot”, The

Guardian, 20 octobre 2010 en ligne : <http://www.theguardian.com/artanddesign/2010/oct/20/photograph- susan-derges-best-shot>, consulté le 11 décembre 2015.

513 “…the replacing of a restive accent in the work – a form of meditative looking – towards something more forceful and dynamic, pulling the viewer into a kind of vortex”, dans Susan Derges, cat.exp., Londres, Purdy Hicks Gallery, 2006, p.7.

190 l’image dans la chambre noire au moment du développement515. Christopher Bucklow a écrit : « un aspect essentiel – peut-être le plus essentiel – est que, pour elle, le corps et l’esprit sont deux aspects indissociables d’une seule et même entité sous-jacente » et « les phénomènes physiques qu’elle choisit de montrer dans son travail sont des manifestations de sa propre réalité intérieure516 ». C’est ainsi qu’elle décrit sa série Clouds comme « l’idée d’un seuil où on serait à la frontière entre deux mondes interconnectés : l’un interne, un espace imaginaire ou contemplatif, l’autre externe, le monde dynamique et magique de la nature517 ». Ce désir profond de rendre visible l’invisible, de figer dans l’image des formes changeantes, de relier l’âme et le corps, va de pair avec un souci esthétique, une volonté de produire de belles images, qu’elle partage avec ses trois compatriotes, étant sans doute celle qui travaille le plus sur des motifs liés à la nature.