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Photographie expérimentale et photographie abstraite

La photographie abstraite est, depuis une quinzaine d’années, le sujet de beaucoup d’attention : c’est ainsi que le critique américain Lyle Rexer, enseignant à la School of Visual Arts à New York, a sous-titré « La Montée de

340 Damish Hubert, op.cit., p.34, p.37.

341“Nel 1970 ho cominciato a fare delle foto che hanno per tema la fotografia stessa, una specia di analisi dell’operazione fotografica per individuarne gli elementi costitutivi e il loro valore in sé.”, Mulas Ugo, La fotografia, Turin, Einaudi, 1973, p.145. Ce livre d’Ugo Mulas a été traduit en français en 2016, aux éditions du Point du Jour à Cherbourg.

342 Cornelius Norbertus Gisbrechts [ou Gysbrechts], Tableau retourné, vers 1670- 1675, huile sur toile, 66 x 86.5 cm, Copenhague, Statens Museum for Kunst. 343 Stoichita Victor, L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps

128 l’Abstraction en Photographie » son livre de référence sur le sujet en 2009344. D’autres livres sur l’abstraction photographique ont accompagné une exposition, ainsi celle du Museo di Fotografia Contemporanea à Vérone en 2008-2009345, ou la série d’expositions à la Galerie Thessa Herold à Paris en 2003-2006346. Un article de référence est paru dans ArtForum en 2010347 sous la plume de Matthew Witkovsky, Directeur du Départment de Photographie à l’Art Institute de Chicago. Bien d’autres exemples pointent vers ce regain de popularité d’une photographie dite abstraite, c’est-à-dire ne donnant pas à voir des objets identifiables, mais seulement des formes et des couleurs, qui peuvent dès lors être qualifiées d’abstraites.

La photographie dite abstraite se définit en effet à partir du sujet qu’elle représente, lequel peut aussi être une composition abstraite photographiée de la manière la plus classique ; si la pertinence de cette catégorie est défendue par certains critiques et photographes348, d’autres considèrent que la photographie abstraite ne peut pas exister, puisque, étant photographie, elle est toujours la représentation d’un sujet concret. C’est ainsi que l’historien d’art allemand Herbert Molderings, arguant du fait que, par exemple, Moholy-Nagy n’avait jamais qualifié ses propres photographies d’abstraites, déclarait, lors d’une discussion sur « Qu’est-ce que la photographie abstraite ? » :

« j’ai de graves problèmes avec ce concept … Je me demande si le concept de Photographie Abstraite peut encore être considéré comme

344 Rexer Lyle, The Edge of Vision. The Rise of Abstraction in Photography, New York, Aperture, 2009.

345 Valtorta Roberta (dir.), Fotografia astratta dalle avanguardie al digitale nelle

collezioni del Museo di Fotografia Contemporanea, cat.exp.,Venise, Marsilio, 2008.

Exposition au Centro Internazionale di Fotografia Scavi Scaligeri, Vérone, 3 octobre 2008 – 11 janvier 2009.

346 Un monde non-objectif en photographie, Paris, Galerie Thessa Herold, 2003 (vol.I) & 2006 (vol.II).

347 Witkovsky Matthew, “Another History: On Photography and Abstraction”,

ArtForum, vol. XLVIII, n°7, mars 2010, p.212-221 & 274.

348 Au premier rang desquels Gottfried Jäger, avec, en particulier, Jäger Gottfried (dir.): Die Kunst der Abstrakten Fotografie/The Art of Abstract Photography. Stuttgart/New York, Arnoldsche Art Publishers, 2002. Voir aussi le dossier « Les voies de l’abstraction », Photographies, n°7, mai 1985, p.10-43.

129 une catégorie fonctionnelle, productive, élargissant notre connaissance de ce phénomène, ou s’il ne nous conduit pas plutôt dans une direction qui masque ce qui se passe précisément devant soi349 »,

Or la démarche photographique expérimentale a souvent pour conséquence, plutôt que comme postulat a priori, la disparition du sujet. Il y a de ce fait souvent une confusion, voire un amalgame entre photographie abstraite et photographie expérimentale350. En fait, la photographie expérimentale, du fait de son focus sur le médium lui-même, ne s’intéresse pas, ou guère, au sujet représenté ; si elle peut sembler abstraite, c’est parce que l’objet photographié n’y est pas obligatoirement reconnaissable, étant donné que le but de la photographie n’est plus la représentation, mais ce n’est pas volonté délibérée de représenter un sujet abstrait. C’est le processus de refus de la représentation qui fonde la photographie expérimentale, et non pas la qualité, abstraite ou non, du sujet représenté.

Il y a certainement matière à une recherche approfondie sur la photographie abstraite, sur son rapport au réel et sur sa quête d’une perfection visuelle pure et absolue, mais nous avons estimé qu’il s’agissait là d’un travail quelque peu différent de celui que nous avons entrepris. De ce fait, nous n’avons inclus dans le champ de notre recherche que des photographes ayant remis en cause le processus photographique, et nous n’avons pas retenu de grands photographes qui produisent des photographies abstraites en suivant un processus photographique classique, comme, par exemple John Batho ou Wolfgang Tillmans ; ainsi, le travail de ce dernier se base davantage sur un jeu

349 Cette citation provient d’un tapuscript traduit en français et aimablement communiqué par Pierre Cordier, présenté lors du débat « Qu’est-ce que la photographie abstraite ? » qui eut lieu lors du 21ème symposium sur la photographie et les médias organisé par la Fachhochschule de Bielefeld, et auquel participèrent Thomas Kellein, Reinhold Mißelbeck, Gottfried Jäger et Herbert Molderings. La transcription en allemand de ce débat (« Diskussion : Was ist Abstrakte Fotografie? ») a été publiée avec sa traduction en anglais (« Discussion : What is Abstract Photography? ») dans le livre édité par Jäger,

Ibid.

350 Voir par exemple Wiesing Lambert, « Comment penser la photographie abstraite ? », Pratiques. Réflexions sur l’art, n°11, automne 2001, p.48-68.

130 avec notre perception visuelle, mais reste dans le cadre d’une pratique photographique standard, sans qu’il y ait vraiment d’expérimentation avec l’appareil ou le processus photographiques.

En d’autres termes, nous référant à l’analyse très pertinente de la crise de la photographie que fit Jean Arrouye dans un texte visionnaire en 1989351, nous nous limitons ici aux photographes qui pratiquent ce qu’Arrouye qualifie de mise en question de la forme de l’expression, d’action sur les processus de réalisation, ou d’attaque de la substance de l’expression, et nous n’incluons pas ceux qui se préoccupent de la crise de la forme du contenu ou de l’attaque de sa substance.

Ajoutons que, selon le même raisonnement, la photographie expérimentale ne peut à nos yeux se définir seulement par la recréation de l’aura. Elle peut contribuer à cette ré-aurification de l’image, en produisant des objets photographiques uniques, voire précieux, mais là encore, il s’agit d’une conséquence de son ontologie, et non pas de sa définition propre, de son essence même.

Pour conclure ce développement sur la définition de la photographie expérimentale, nous pouvons donc postuler que les photographies expérimentales ne prétendent donc pas être des représentations fidèles du réel, mais plutôt des témoignages du processus photographique lui-même, de l’essence même de la photographie. Elles peuvent être ou non le fait du hasard, elles peuvent ou non redonner de l’aura à l’image, elles peuvent ou non procéder d’une démarche conceptuelle, elles peuvent ou non être décrites comme abstraites, elles peuvent avoir été obtenues avec des « appareils pauvres » ou au contraire avec des machines sophistiquées, et elles peuvent

351 Arrouye Jean, « Crise en photographie », ETC, n°7, printemps 1989, p.30-

33, en ligne :

<https://www.erudit.org/culture/etc1073425/etc1083674/36358ac.pdf>, consulté le 6 mars 2016.

131 avoir été obtenues via une variété de techniques. La définition de la photographie expérimentale ne saurait donc se réduire, comme cela a trop souvent été fait, à l’utilisation de telle ou telle technique. De plus l’utilisation d’une technique pouvant être perçue comme expérimentale n’implique pas nécessairement que la démarche du photographe s’inscrive dans la photographie expérimentale : si, par exemple, les photogrammes de James Welling (voir chapitre 2.2) ressortent clairement d’une volonté délibérée de subversion du dispositif, et peuvent donc indubitablement être considérés comme expérimentaux, nous estimons que certains des photogrammes de la photographe britannique Susan Derges (même chapitre) appartiennent plutôt au champ de la photographie classique, car ils ont davantage pour fin de représenter un sujet donné, et, même s’ils ont été obtenus eux aussi par une technique « non standard », ils ne remettent pas intrinsèquement en question les paramètres de l’apparatus photographique.

Il est bien sûr nécessaire de préciser que les photographes considérés comme expérimentaux dans cette recherche ne se définissent pas tous ainsi : certains articulent clairement leur tentative de subversion du dispositif photographique, d’autres explicitent fort peu leur pratique. Notre tentative de définir un courant expérimental contemporain ne prétend pas pour autant en faire une école, ni un mouvement cohérent. À la différence d’autres écoles qui ont pu l’influencer (photographies créative, générative, concrète), la photographie expérimentale contemporaine n’a ni maître, ni école, ni manifeste, ni capitale, elle forme plutôt un courant polymorphe et informel qui ne se définit ni ne se représente pas en tant que tel, mais que seule l’analyse critique fait apparaître. Comme le dit avec quelque emphase l’historien d’art Jean-Pierre Montier, « Le caractère expérimental de la photographie ne relève pas d’une école, ni ne consiste en l’attention portée au seul médium pour lui-même, c’est une éthique d’artiste et une règle de vie352. »

352 Montier Jean-Pierre, « Le photographiable à la lumière d’un genre », dans Arrouye Jean et Guérin Michel, op.cit., p.101.

132

CH. 1.8 LE PASSAGE DU CONCEPTUEL A L’EXPÉRIMENTAL

Ayant donc défini la photographie expérimentale comme une tentative de jouer contre l’appareil, d’en questionner les programmes et d’en modifier les paramètres, ce chapitre vise à préciser en quoi elle se distingue de la photographie conceptuelle et à examiner leurs articulations et leurs recouvrements, en étudant quelques photographes à la frontière entre ces deux champs.

La photographie conceptuelle se définit essentiellement comme une utilisation de la photographie par des artistes produisant des œuvres privilégiant l’idée, le concept, aux dépens de la forme353. La majorité des artistes pratiquant la photographie conceptuelle ne questionne pas pour autant l’essence même de la photographie, mais seulement ses qualités de représentation et ses mécanismes de perception, et ils utilisent la photographie simplement comme un outil de leur démarche conceptuelle : c’est le cas, par exemple, d’Ed Ruscha, de John Baldessari, de Dan Graham et, plus récemment, des recherches très approfondies de Victor Burgin. Pour d’autres artistes qui se rattachent aussi au conceptualisme, comme Ugo Mulas, John Hilliard ou Jan Dibbets, la dimension conceptuelle de leur travail naît d’une interrogation sur la photographie elle-même ; leurs œuvres sont centrées davantage sur la fabrication de l’image elle-même, sur la mécanique de la photographie, et ces travaux nous semblent être les précurseurs d’une photographie expérimentale questionnant l’ontologie même de la photographie. Ils produisent, en quelque sorte, ce que le spécialiste des Visual Studies William J.T. Mitchell nomme méta- photographie : « une image qui est à propos d’elle-même et qui explique

353 Sur la définition de la photographie conceptuelle, nous nous référons à Verhagen Erik, « La photographie conceptuelle. Paradoxes, contradictions et impossibilités », Études photographiques, n°22, septembre 2008, en ligne: <http://etudesphotographiques.revues.org/1008>, consulté le 2 novembre 2015.

133 comment elle fonctionne en tant qu’image354. » Ces photographies, qu’on peut qualifier d’auto-réflexives, sont, en elles-mêmes, des contributions à la définition théorique de la photographie355. Il faut noter que, pour ces artistes, il s’agit parfois d’épisodes uniques au sein d’un travail plus divers : ils réalisent une seule série photographique explorant ces questions de fabrication de l’image, presque de manière accidentelle, avant de revenir éventuellement à une réflexion plus centrée sur la représentation.

Les premiers questionnements conceptuels du médium