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Steven Pippin a par ailleurs construit des appareils autoréflexifs qui ne renvoient qu’à eux-mêmes, sans la moindre utilité pratique, mais qui, ce faisant, révèlent les mécanismes internes invisibles de l’appareil. Il l’a d’abord fait avec des duos de photocopieuses ou de fax en circuit fermé, puis avec un radar de vitesse automobile, en plaçant un miroir au dessus de la plaque minéralogique pour renvoyer au radar une image de lui-même, un autoportrait du radar, qui devrait apparaître sur la photographie incriminant l’excès de vitesse. Il a ensuite réalisé la Quantum Camera, dont l’objectif à miroir intégré se retourne sur lui- même, ne pouvant photographier que ses propres entrailles : il est d’ailleurs siglé NON, les deux premières lettres de CANON ayant été occultées. De la sorte, le photographié et le photographiant coïncident complètement : l’image en devient invisible (Image 29). Comme le souligne Frédéric Paul, alors directeur du FRAC Limousin et curateur de son exposition en 1995, ce sont, là encore, des machines célibataires :

« Le fantasme d’une machine célibataire qui s’engendrerait elle-même, qui engendrerait des images du monde en même temps que sa propre image et en même temps qu’elle reproduirait le film de sa procédure est un fantasme identitaire, la photographie s’y prête particulièrement étant donnés (sic) sa technique et la production illimitée qu’elle autorise, mais

471 Que Pippin nous a dit ne pas connaître. Lors de notre entretien avec lui, il a par contre cité John Hilliard (voir chapitre 1.8) au nombre des artistes l’ayant influencé.

177 il peut au reste s’appliquer à d’autres inventions et d’autres phénomènes472 ».

Pour Pippin, ce démontage des mécanismes internes des machines est la manière optimale de travailler avec elles473.

Parmi les autres photographes ayant travaillé sur le démontage de l’appareil photographique, on notera le travail d’exploration des mécanismes internes de l’appareil réalisé par le photographe britannique Mervyn Arthur474 (né en

1961). Se disant intéressé par « l’architecture du processus photographique et l’existence d’étendues virtuelles et illusoires existant à l’intérieur de structures technologiques simples475 », Arthur a photographié l’intérieur d’appareils photographiques comme des espaces architecturaux ambigus et austères, où seule la présence d’une vis ou d’un matricule peut donner une idée de l’échelle. Cette révélation de la chambre, endroit secret et invisible où se forme l’image, soudain exposé ainsi en pleine lumière, crée un déplacement radical (Image 30). La notion d’index, selon laquelle la photographie est supposée pointer vers un objet réel, se trouve ici occultée, inversée, ou plus précisément, rendue implicite et non plus explicite. L’appareil photographique devient un simple objet photographié dont les mécanismes, les fonctions et les ambivalences sont

472 Paul Frédéric, « Mouvement perpétuel, temps clair », dans Discovering the

Secrets of Monsieur Pippin, Limoges, FRAC Limousin 1995, p.15. Steven Pippin

travaille aujourd’hui sur des machines cinétiques, avec, par exemple des algorithmes de contrôle permettant à un crayon de tenir en équilibre sur sa pointe quels que soient les mouvements de sa base et du vent.

473 Notre entretien avec Steven Pippin, op.cit.

474 Voir son site, en ligne: <http://mervynarthur.com/> et en particulier la série Camera Interiors <http://mervynarthur.com/camera-interiors.html>, sites consultés le 24 février 2016.

475 “I am interested in the architecture of the photographic process and the idea of virtual and illusionary expanses existing within simple technological structuresʺ. Arthur Merwyn, Research Statement, en ligne : <http://www.arts.ac.uk/research/ual-staff-researchers/a-z/mervyn-arthur/>, consulté le 24 février 2016

178 exposés. Dans un article476 paru dans le numéro spécial de Philosophy of

Photography consacré à Vilém Flusser, le critique Andrew Fisher relie la

démarche d’Arthur aux conceptions phénoménologiques de Flusser telles qu’exposées dans son livre Choses et non-choses477. En particulier, il écrit que, si on inclut ces photographies dans une réflexion sur l’apparatus, alors elles « ne suspendent pas seulement l’espace des possibilités photographiques, l’illuminant et l’aplatissant pour le geler et nous le montrer, mais aussi en occultant la représentation normale du monde réel, elles explicitent notre imbrication propre dans l’apparatus photographique même478 ». Cette forme d’exploration des mécanismes internes de l’appareil, qu’on peut rapprocher du travail conceptuel d’Isabelle Le Minh (voir chapitre 1.8), ainsi que, dans une moindre mesure, des photographies de chambres noires du canadien Michel Campeau479, mène en effet à une réflexion sur l’apparatus et ses programmes, qui ne peut qu’aboutir à une remise en question expérimentale de l’approche photographique standard.

476 Fischer Andrew, “Merwyn Arthur’s Camera Interiors”, Philosophy of

Photography, vol.2, n°2, 2011, p.272-274, partiellement en ligne :

<http://mervynarthur.com/assets/mervyn-arthur-s-camera-interiors.pdf >, consulté le 24 février 2016.

477 Flusser Vilém, Choses et non-choses. Esquisses phénoménologiques, Nïmes, Jacqueline Chambon, 1996.

478 “Then these photographs would not only suspend the space of photographic possibility, illuminating and flattening it, so as to hold it up and point it out to us. Their occlusion of the world that photography normally shows also provokes the photographic apparatus to speak of our entwinement in its own condition”. Fisher Andrew, op.cit., p.274.

479 Voir son site, en ligne: <http://www.agencered.ca/campeau/>, consulté le 24 février 2016.

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CH. 2.2 PHOTOGRAPHIER SANS APPAREIL (LE PHOTOGRAMME)

Une des actions les plus évidentes dans le refus de l’apparatus photographique est de se passer d’appareil photographique et de réaliser donc des photogrammes, impressions lumineuses directement sur la surface sensible. Le photogramme est une des formes photographiques les plus anciennes, ayant été en gestation avant même la capacité de fixer les images : Martin Barnes480 cite Jabir ibn Hayyan (721-815) comme son ancêtre, puis les expériences de Thomas Wedgwood et Humphry Davy au tout début du XIXe siècle. On peut attribuer les premières images ainsi obtenues à William Henry Fox Talbot et à la botaniste Anna Atkins, dès 1839-1840. Après cette première phase à dominante scientifique, le photogramme disparait quasiment pour être réinventé en 1918 par Christian Schad, qui le voit comme un outil de création semi-automatique libérateur. Dans les années 1920, László Moholy-Nagy y voit un nouvel avenir pour la photographie du fait de sa libération de l’optique et de sa dématérialisation, dans le contexte des recherches sur l’abstraction, du Bauhaus, de la Nouvelle Vision, cependant qu’au même moment Man Ray en fait un moyen de libérer l’inconscient, de jouer sur les rêves et l’écriture automatique. Le photogramme fleurit en Europe entre les deux guerres en particulier en France, en Allemagne et en Tchécoslovaquie. S’il subsiste après guerre en Allemagne de manière marginale – Heinz Hajek-Halke, Otto Steinert, Gottfried Jäger réalisent parfois des photogrammes –, et apparait aux États-Unis autour du New Bauhaus, avec en particulier György Kepes481, il semble alors tout à fait marginal dans le contexte du développement de la photographie documentaire. Ce n’est guère qu’à partir des années 1970 qu’il devient un peu visible sur la scène artistique ; et, à l’exception du relatif rayonnement de Floris Neusüss à partir de 1980-85, il faut attendre le milieu des années 1990 pour qu’il commence à atteindre une certaine notoriété, dans le contexte de la revitalisation contemporaine de la photographie expérimentale.

480 Dans Shadow Catchers, op.cit., p.11.

481 Voir son traité : Kepes György, Language of Vision, Chicago, Paul Theobald, 1969 [1944], et en particulier les pages 154 à 163.

180 Les artistes qui pratiquent cette technique à l’époque contemporaine sont assez nombreux ; à côté de fortes individualités qui poussent plus loin la réflexion autour du médium, il existe deux groupes établis de photogrammistes contemporains – si on veut bien nous pardonner ce néologisme bien pratique –, ce qui est assez original dans le champ de notre recherche, où la quasi totalité des photographes s’est révélée être des individualistes plutôt solitaires. Pour les Anglais regroupés autour de Christopher Bucklow, le photogramme est principalement l’instrument privilégié d’une recherche esthétique, et leur groupe informel est plutôt basé sur des proximités géographiques, des affinités, des liens informels, et des réflexions philosophiques assez similaires, autour de William Blake en particulier. Par contre, le groupe de Kassel qui a plutôt mis l’accent sur la dimension corporelle du photogramme, est structuré autour d’un professeur, Floris Neusüss, et de ses disciples. Il nous est toutefois paru opportun de transcender cette structure de groupes pour présenter les photogrammistes contemporains selon trois axes : ceux qui privilégient l’investigation esthétique, dont le groupe anglais et d’autres artistes de France ou du Canada, ceux qui mettent l’accent sur le corps, qui comprend l’école de Kassel mais ne s’y limite pas, et enfin les artistes pour qui le photogramme est avant tout un outil de remise en question du dispositif photographique. Nous ne prétendons pas être exhaustifs et mentionner ici tous les photogrammistes contemporains, mais nous avons néanmoins tenté de donner une vue assez complète du photogramme contemporain ; nous n’avons toutefois pas inclus ici d’autres artistes, souvent fort connus, comme Sigmar Polke, Robert Heinecken ou Joan Fontcuberta, pour qui le photogramme n’a été qu’une expérience parmi d’autres, et non un élément essentiel de leur travail.

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Le photogramme comme investigation esthétique

L’exposition Shadow Catchers: Camera-less Photography482 au Victoria & Albert Museum à Londres en 2010-2011 a été l’occasion de présenter les travaux de trois artistes anglais, Adam Fuss, Susan Derges et Garry Fabian Miller, dont on peut dire que, avec leur ami et mentor Christopher Bucklow, ils forment une école anglaise du photogramme483. Elle présentait également l’Allemand Floris Neusüss, dont il sera question dans la prochaine section, et le Franco-Belge Pierre Cordier qui utilise une technique très différente du photogramme (voir ch. 2.7) ; selon Barnes, ces deux artistes continentaux, plus âgés (nés en 1933 et 1937), s’inscrivent davantage dans une tradition historique remontant au Bauhaus, au surréalisme et à la photographie dite concrète ou générative, alors que les trois Britanniques, nés entre 1955 et 1961, appartiennent davantage à une tradition romantique et métaphysique remontant en particulier à William Blake. Ces photographes anglais, auxquels nous ajoutons ici Christopher Bucklow, sont davantage intéressés par la nature, le paysage et les sensations qui peuvent naître de sa contemplation ; leur inspiration est en général plus littéraire et philosophique, voire alchimique484, métaphysique et ésotérique485, qu’inscrite dans l’histoire de l’art, et leur préoccupation esthétisante, faire de belles images, peut prendre parfois le pas sur une certaine pureté essentielle de leur démarche. L’exposition mettait

482 Voir le catalogue Barnes Martin (dir.), Shadow Catchers. Camera-less Photography, cat.exp., Londres, Merrell, 2010. D’après son commissaire Martin Barnes, ce fut la première exposition muséale sur ce thème.

483 La première exposition regroupant ces quatre artistes eut lieu à la Galerie Fraenkel à San Francisco en décembre 1996 - janvier 1997. Son catalogue est

Under the Sun, cat. exp., San Francisco, Fraenkel Gallery, 1996.

484 Martin Barnes, lors d’un entretien avec nous à Londres le 20 juillet 2010 (Annexe B2), faisait remarquer que l’alchimie avait plus ou moins disparu vers 1820, tombant en désuétude quelques années avant l’apparition de la photographie, qu’on pourrait envisager comme sa résurrection.

485 Lors du colloque Shadow Catchers le 4 février 2011 au Victoria & Albert Museum (Annexe B35), l’écrivain Marina Warner a fait un exposé très documenté sur les origines ésotériques et spirites de ces photographies.

182 d’ailleurs l’accent davantage sur l’expression personnelle et métaphorique des artistes que sur les procédés utilisés486.

Ces quatre photographes anglais se connaissent bien et échangent fréquemment, ils partagent des préoccupations communes autour de la nature, du mysticisme, tous se réfèrent fréquemment à William Blake et à J.M.W. Turner comme sources d’inspiration, mais ils ne forment pas à proprement parler une école. Chacun a un style particulier et ses propres spécificités : pour Bucklow, sa dimension mystique et ésotérique ; pour Derges, sa passion pour la nature ; pour Fuss, son sens du tragique et de la mémoire, ses incessantes expérimentations techniques et sa recherche du spectaculaire ; pour Fabian Miller, sa quête philosophique d’une pureté abstraite. Ce qui les rassemble aussi, c’est leur volonté esthétique délibérée de faire de belles images mystérieuses, lesquelles peuvent parfois risquer d’être perçues comme trop décoratives.

À ces quatre photogrammistes anglais, nous adjoindrons ici le Canadien Michel Flomen et le Français Pierre Savatier, ainsi que quelques autres artistes dont le travail s’inscrit dans une démarche assez similaire de recherche esthétique.