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Nombreux sont les photographes contemporains qui, au lieu d’appareils sophistiqués, utilisent des appareils rudimentaires, jouets ou amateurs. C’est une pratique pauvre, que nous pouvons considérer comme aux limites de la photographie expérimentale, car elle relève davantage d’une recherche de simplicité parfois simplement technophobe, plutôt que d’une remise en cause des principes ontologiques de l’apparatus. Il est néanmoins utile de mentionner ici quelques photographes adeptes de cette pratique427.

427 Cette section est en partie basée sur l’analyse faite par Jean-Marie Baldner, Thomas Baldner et Yannick Vigouroux dans leur texte « Photogrammes et Boîtiers pauvres », dans Baldner Jean-Marie & Vigouroux Yanick, Les pratiques

pauvres du sténopé au téléphone mobile, Paris, isthme / CNDP, 2005, p.32-42. Voir

également leur conférence à l’Institut National Audiovisuel le 17 janvier 2006,

en ligne : <http://www.institut-national-

audiovisuel.fr/sites/ina/medias/upload/actes-et-

paroles/colleges/2006/vigouroux-baldner.pdf>, consulté le 26 novembre 2015.

161 L’Américaine Nancy Rexroth428 (née en 1946) est généralement créditée comme ayant été une des premières artistes à utiliser dès 1970 un appareil-jouet en plastique, le Diana, fabriqué à Hong-Kong (et coûtant alors 99 cents). Elle a réalisé des photographies intimes, subjectives, que caractérisent un vignettage dû à la mauvaise qualité de l’optique, un flou omniprésent et un grain grossier et éclaté (Image 17). Cette rupture avec la sophistication technologique a ensuite fait de nombreux émules, engendrant parfois des effets un peu faciles de ‘mauvaise photographie’ délibérée. La revue américaine Shots429 est dédiée à

ces pratiques. Bien d’autres appareils sont utilisés à ces fins, Lubitel, Brownie, Holga, Lomo, Instamatic430, …, et cette approche trouve aujourd’hui sa continuation avec les photographies prises avec un téléphone portable, en soi un autre champ de recherche.

Parmi les travaux basés sur cette photographie pauvre, un des plus aboutis est certainement celui du Français Bernard Plossu431 (né en 1945), avec des

appareils amateurs, travail caractérisé par un grain prononcé, un tremblement rétinien, une mise au point imparfaite, au service d’une esthétique spontanée, directe et subjective (Image 18). Les principes de cette photographie pauvre peuvent être définis comme : « l’importance du non-visible dans l’image, l’ordre au détriment du détail, l’importance de l’idée, du concept, l’acceptation de l’imprévisible, et l’utilisation de l’appareil comme un jouet432 ». Cette « mauvaise qualité » photographique s’inscrit dans la lignée de l’erreur, du ratage, de l’imprévisibilité, comme illustré par les photographies historiques analysées par Clément Chéroux dans Fautographie433, et surtout par le Manuel de

428 Lire son entretien avec Blake Andrews, en ligne: <http://blakeandrews.blogspot.pt/2011/02/q-with-nancy-rexroth.html>, consulté le 26 novembre 2015.

429 Voir leur site , en ligne:<http://www.shotsmag.com/about.htm> consulté le 26 novembre 2015.

430 Voir le numéro spécial de la revue PhotoVision, n°17, “La Camera Pobre/The Cheap Camera”, Madrid, 1986.

431 Parmi les nombreux livres sur Bernard Plossu, lire Berthoud Christophe,

L’abstraction invisible de Bernard Plossu, Paris, Textuel, 2013.

432 Canovas Carlos, “The cheap camera : Rejection or Fun ?”, dans PhotoVision,

op.cit, p.47-50, apud Baldner & Vigouroux, op.cit., p.39.

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la Photo Ratée de Thomas Lélu434, lequel est dédié « À l’attention des utilisateurs d’appareils compacts ou de type jetable, mais aussi aux professionnels car cela n’est pas si facile de faire des photos ratées. »

Ces pratiques s’inscrivent en général dans une recherche esthétique axée sur l’intime, sur l’onirisme, sur la subjectivité souvent autobiographique : les photographes les utilisant déclinent ainsi une forme de nostalgie mémorielle plus ou moins liée à l’inconscient, où la simplicité de la prise de vue rejoint la sentimentalité quelque peu immatérielle des images. L’accent est en général mis sur la spontanéité et l’exploration de paysages mentaux, davantage que sur une remise en cause des paramètres de l’apparatus, tel que défini plus haut.

Aux frontières de l’expérimental, l’Américaine Susan Burnstine435 (née en

1966) est une des rares à avoir combiné cette dimension onirique et nostalgique, et un questionnement des paramètres photographiques eux- mêmes. S’efforçant de rendre par la photographie les images de ses rêves, et, plus souvent, de ses cauchemars liés à des traumatismes d’enfance et à des deuils familiaux, elle a d’abord utilisé, comme beaucoup, des appareils photographiques bon marché. Puis, en mars 2005, après le décès de sa mère et la découverte qu’elle-même était atteinte d’une maladie incurable, elle a décidé d’aller au-delà de cette approche, qu’elle jugeait trop standardisée pour ses besoins et inadéquate pour obtenir des photographies capables de traduire en images ses cauchemars et ses angoisses. Elle a alors construit, avec l’aide de son père, ses propres appareils photographiques à partir d’éléments d’autres appareils, mais aussi de morceaux de plastique et de divers objets domestiques, assemblés avec de la colle, des élastiques, du ruban adhésif et du ciment. Elle utilise ainsi 21 appareils différents, qu’elle ne souhaite pas montrer, bricolages fragiles (« total pieces of crap ») qu’elle doit constamment réparer. Burnstine établit un parallèle entre sa volonté de traduction en images de ses cauchemars et de ses traumatismes, et l’approche instinctive et intuitive qu’elle a dû suivre

434 Lélu Thomas, Manuel de la Photo ratée, Paris, Léo Scheer, 2007.

435 Voir son site, en ligne: <http://www.susanburnstine.com/>, consulté le 24 novembre 2015, et le livre Susan Burnstine. Within Shadows, Milan, Charta, 2011.

163 pour parvenir à avoir un outil non standard lui permettant de s’exprimer comme elle le voulait : « Apprendre à dépasser leurs importantes limitations optiques a exigé que Burnstine se base sur son instinct et son intuition – des qualités également nécessaires dans l’interprétation des rêves436 ». Non seulement, comme tous les utilisateurs d’appareils rudimentaires, elle introduit dans ses photographies une dimension d’incertitude et de qualité sub-optimale, et, dit-elle, de hasard, de surprise et de sérendipité, mais, de plus, en créant ses propres appareils, elle s’octroie une forme de contrôle, d’indépendance, d’autonomie par rapport aux processus dominants, tant en matière de psychologie – ses cauchemars et traumatismes –, que de technologie photographique (Image 19). De ce point de vue, à la différence des nombreux utilisateurs de Diana, Holga et autres appareils bon marché, elle ne se satisfait pas d’une technologie, même rudimentaire, fournie par le fabricant d’appareils, qu’elle juge inadéquate et limitative ; elle veut au contraire s’en émanciper pour tenter ainsi de reprendre contrôle de son destin, tant psychologique que photographique, ce qui nous semble en effet pouvoir être une caractéristique de la démarche expérimentale telle que définie plus haut.