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a Christopher Bucklow, le photogramme comme mystique

Absent de l’exposition Shadow Catchers, Christopher Bucklow487 (né en 1957)

est néanmoins une figure centrale du groupe des photogrammistes anglais présents dans cette exposition. Il a en effet commencé sa carrière comme commissaire au Victoria & Albert Museum, sous le nom de Titterington, de 1978 à 1995, où il s’était en particulier spécialisé sur le romantisme anglais,

486 "… not so much about the process, but what the process allows them to express, their means of personal expression, of metaphorical meanings". Introduction par Martin Barnes du colloque Shadow Catchers, Ibid. 487 Voir son site, en ligne: <http://www.chrisbucklow.com/>, consulté le 9 décembre 2015. Il utilise aussi le nom Chris Titterington, nom de son beau- père qui l’adopta, et a également écrit sous le pseudonyme Hermes Teufelsdröckh-Wolkub.

183 Blake, les aquarellistes du XVIIIe siècle, dont il apprécie l’immédiateté, Lewis Carroll et la proto-photographie : « le double, la réplique à base de lumière l’attiraient488 ». Il a rencontré Garry Fabian Miller en 1985, Susan Derges et Adam Fuss en 1987, les a présentés les uns aux autres, et a dès lors passé beaucoup de temps avec l’un ou l’autre. Très intéressé par la philosophie, et en particulier par la relation de l’homme avec la nature, il se rendit compte vers la fin des années 80 que la réponse aux questions essentielles qu’il se posait passait par un travail artistique plutôt que d’historien et de chercheur ; il s’est intéressé en parallèle à la psychanalyse jungienne, à la pensée de Teilhard de Chardin, et à des mystiques médiévaux comme Opicinus de Canistris.

Ses premiers travaux furent des sculptures végétales autour du phénomène de la greffe, puis des peintures de la nature. Après avoir réalisé des tableaux de soleils multiples, qui ne le satisfaisaient pas489, il décida d’utiliser de véritables images du soleil qu’il pourrait regrouper en grappes, et, plutôt que de construire un appareil photographique complexe avec un très grand nombre d’objectifs, il se rabattit vers une solution plus pratique, une camera obscura avec plusieurs centaines de sténopés, d’où autant d’empreintes lumineuses juxtaposées sur le photogramme. Il dit avoir été attiré par cette technique à la

488 "the double, the replica made of light, attracted him". Warner Marina, “Psychic Time; or, The Metamorphoses of Narcissus”, dans Christopher

Bucklow. If This Be Not I, The British Museum/the Woodworth Trust,

Londres/Grasmere, 2004, p.22.

489 "But I thought to myself, “these images are good - but they’re not really extraordinary”… if I want to communicate how amazing the idea behind them is to me - how am I going to get that across to other people?".

Entretien avec Addie Elliott, s.d., en ligne :

<http://www.chrisbucklow.com/files/next%20level%20interview.pdf>, consulté le 9 décembre 2015.

184 fois pour des raisons pratiques et à cause de son caractère très direct, le soleil sur le papier sans intervention humaine490.

L’étape suivante fut les séries Guests491, puis Tetrarchs, moins abstraites, moins impersonnelles puisque basées sur des personnes dont il avait rêvé, les premières étant d’ailleurs, outre lui-même, ses trois amis photogrammistes, et le peintre américain Peter Schuyff. Pour les réaliser492, Bucklow commence par dessiner l’ombre portée de son sujet nu, à l’échelle 1, ensuite il reporte ce dessin sur une feuille d’aluminium de taille humaine. La feuille d’aluminium est ensuite percée de 25 000 petits trous, puis disposée au dessus d’une feuille de papier photosensible dans une boîte ; l’ensemble est alors exposé à la lumière du soleil pendant un bref instant. L’image lumineuse qui en ressort est donc techniquement un ensemble de 25 000 images du soleil et du ciel, mais qui composent une silhouette du sujet, un scintillement corporel. Ces photographies ne sont à proprement parler ni des photogrammes, ni des sténopés ; on pourrait les qualifier de photogrammes inversés, car c’est la lumière et non l’ombre qui en compose la forme, et c’est leur ensemble, et non chaque empreinte photographique individuelle, qui crée l’image finale. David Alan Mellor y voit « une forme de sublime luminosité, un genre qui submerge la construction rationnelle et humaniste de l’espace et du sens visuel 493». Bucklow, ayant préalablement rêvé de chacun des sujets, en principe tous des

490 “Was I attracted to that just because it was a practical solution (no lenses, no negatives, etc.) or was it because of the notion of directness, leaving the world to record itself, being frightened of intervention? Both. Just the sun hitting the paper”. Entretien avec Mark Haworth-Booth, Oral History of British Photography, British Library dossier audio C459/84, le 1er février 1996, bande n°4. Voir Annexe B6b.

491 Voir, en ligne: <http://www.chrisbucklow.com/guests.html>, consulté le 9 décembre 2015.

492 Une description technique plus détaillée se trouve sous “Technical Note” à la fin de Morris Hambourg Maria, “Making the Invisible Visible”, dans

Christopher Bucklow: Guest, New York, Blindspot, 2004, n.p..

493 “Here is a form of sublime luminosity, a genre which overwhelms rational and humanist construction of space and visual meaning”. Mellor David Alan, “From the Adamantine Land: Variations on the Art of Christopher Bucklow”, dans Christopher Bucklow: Guest, op.cit., en ligne : <http://www.chrisbucklow.com/files/ChrisBuckow_guest.pdf>, consulté le 9 décembre 2015.

185 amis, ennemis ou connaissances, les perçoit comme une partie de lui-même et il décrit cette série comme, en fait, « [son] propre autoportrait, une image de [son] corps linguistique494 », un moyen de cartographier sa propre psyché, ajoutant « mes amis sont des miroirs psychologiquement signifiants de mon propre intérieur495 ». La dimension angélique, quasi religieuse et mystique de ces images est évidente, Mellor allant jusqu’à faire une analogie avec l’incarnation, le Verbe se faisant Chair496. Après quelques autres séries similaires, Bucklow est aujourd’hui revenu à la peinture et la sculpture. Au-delà du discours très élaboré sur l’authentique dimension psychanalytique et mystique de ce travail, on est aussi frappé par sa dimension esthétisante : le choix des couleurs, la beauté des corps nus, l’impression scintillante et désincarnée que donnent ces images leur confèrent une beauté poétique intense, qu’on pourrait qualifier de néoromantique. Le critique Jonathan Jones, confronté à l’attrait du travail de Bucklow et titrant son article « Nouveau Romantique », ne lui trouve qu’un défaut : « c’est joli. … Tellement joli. Ça pourrait même être beau497 ». Cette affirmation décomplexée d’une recherche de la beauté – qu’il partage avec ses trois compatriotes – va évidemment à l’encontre de la supposée doxa de l’art contemporain britannique, en particulier le Britart , urbain et brutal. Cette dimension esthétisante du travail de Bucklow est confortée par une anecdote : le magazine de mode Harper’s Bazar, consacrant un numéro spécial en novembre 2009 à la top model Claudia Schiffer, passa commande à Bucklow de plusieurs photographies du modèle selon le

494 “…it’s always a self-portrait; it’s a picture of my linguistic body”. Entretien avec l’artiste, le 26 janvier 2011, à Frome (Somerset). Voir Annexe B6a.

495 “One’s friends are psychologically significant mirrors of one’s own interior”. Entretien avec Addie Elliott, op.cit.

496 “…the infusing Logos – the spirit as Word – the third person of the Trinity” & “…a sacred linguistic body which eucharistically partakes of Christ’s universal body”. Mellor David Alan, “By the light of the fertile observer”, dans

Under the Sun, op.cit., p.9-10.

497 “There’s just one problem: it’s pretty. … But so pretty. It might even risk being beautiful”. Jones Jonathan, “New Romantic”, The Guardian, 24 août 2004, en ligne : <http://www.chrisbucklow.com/essays/guardian.html>, consulté le 9 décembre 2015.

186 procédé des Guests et Tetrarchs (Image 31) ; l’artiste déclara ensuite498 avec humour que Claudia Schiffer était une « dream girl », qu’il pouvait donc rêver d’elle et que, dès lors, elle entrait sans problème dans sa démarche. Le travail de Christopher Bucklow est, pour ce qui concerne les photogrammes, moins divers que celui de ses compatriotes, mais il est sans doute le plus intellectuel des quatre et le plus influencé par le mysticisme et l’ésotérisme.