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Avant de tenter de formuler notre définition, il nous semble nécessaire de préciser que la généralisation de la photographie numérique a transformé la notion d’apparatus. Alors que le photographe analogique doit déjouer et combattre son appareil pour photographier différemment des règles qui lui sont imposées par l’apparatus de production, les programmes de l’apparatus numérique – c’est-à-dire l’appareil photographique et les outils de postproduction – intègrent désormais la possibilité même de dépasser ces règles310 : ce qui était auparavant expérimentation, transgression est désormais possible, autorisé, facilité par l’apparatus même. Dans cet univers numérique totalement dominé par l’apparatus, les possibilités de détournement, désormais intégrées et même encouragées, ont donc perdu toute dimension rebelle ou libertaire : toute approche expérimentale y est dès lors en quelque sorte déjà officialisée311. L’apparatus de diffusion est lui aussi totalement transformé, les réseaux sociaux au sens large et les écrans aliénants s’ajoutant aux médias traditionnels, ce qui d’ailleurs peut induire des formes différentes de subversion

310 Voir en particulier de Roquette Ysabel (dir.), Art/Photographie numérique.

L’Image réinventée, Aix-en-Provence, CYPRES, 1995.

311 Il est tout à fait symptomatique que les éditions Pearson aient publié en 2013 (édition originale en anglais en 2012) un livre de Haje Jan Kamps intitulé

Les règles de la photographie et l’art de les enfreindre, consacré à la photographie

numérique, dont le texte d’annonce propose d’apprendre « comment dépasser les limites académiques pour emplir vos cartes mémoire de photos stupéfiantes et différentes de celles du commun des mortels. »

117 de ces règles, mais nous sortons là du champ de ce travail. Ce rapport nouveau à l’apparatus de production et de diffusion nous semble constituer une différence d’essence plus que d’usage312. Flusser le pressentait sans doute, car, peu avant son décès, il écrivit :

« La pensée numérique n’est sans doute pas tant une connexion avec la connaissance du monde qu’une projection de codes de calcul vers l’extérieur puis une récupération de ces codes projetés, la connaissance numérique se réduisant ainsi à une problématique théorique313. »

Cette rupture épistémologique de l’arrivée du numérique est essentielle, et il est symptomatique que, par exemple, Joan Fontcuberta doute que l’on puisse encore utiliser le terme de photographie pour ce qu’il voudrait nommer « infographie figurative ou peinture numérique réaliste 314». L’historien d’art Arnaud Maillet, paraphrasant la célèbre définition de Maurice Denis en 1890 :

« se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote –- est essentiellement une

312 Voir en particulier Flusser Vilém, “Neue Wirklichkeit aus dem Computer?” [1990], dans Flusser Vilém, Standpunkte, Göttingen, European Photography, 1998, p.210-216. Voir aussi sur ce sujet von Amelunxen Hubertus (dir.),

Photography after Photography. Memory and Representation in the Digital Age, Londres,

Gordon and Breach, 1997.

313 “Perhaps numerical thinking is not concerned with knowledge of the world but with projecting the numerical code outwards and finally recuperating what was projected. Numerical knowledge, therefore, is a theoretical problem.”, Flusser Vilém, “Digitaler Schein” dans Rötzer Florian (dir.), Digitaler Schein.

Ästhetik der elektronischen Medien, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, p.147-

159, apud von Amelunxen Hubertus, “Photography after Photography. The Terror of the Body in Digital Space”, dans von Amelunxen Hubertus (dir.),

op.cit., p. 122. Pour approfondir la pensée de Flusser en matière de technologie

numérique et informatique, voir le livre de la philosophe allemande Suzana Alpsancar, Das Ding namens Computer. Eine kritische Neulektüre von Vilém Flusser

und Mark Weiser, Bielefeld, transcript, 2012, qui nous en a aimablement

communiqué des extraits, tout en mettant l’accent sur la similitude entre analogique et numérique du point de vue des codes, mais la différence du point de vue médiatique (message via Academia.edu le 9 octobre 2014).

314 ‘figurative infographics’ or ‘digital realist painting’, Fontcuberta Joan,

118 surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées315 »,

définit la photographie analogique comme étant « essentiellement une surface plane composée de couches sensibles à la lumière en un certain ordre assemblées316 ». La photographie analogique ressort à ce que Hubert Damish définissait en 1963 comme une technique d’inscription, tout en laissant ouverte la possibilité d’une photographie non représentative ou expérimentale, sans appareil :

« Théoriquement parlant, la photographie n’est pas autre chose qu’un procédé d’enregistrement, qu’une technique d’inscription, dans une émulsion à base de sels d’argent, d’une image stable engendrée par un rayonnement lumineux. On observera que cette définition ne suppose pas l’emploi d’un appareil, pas plus qu’elle n’implique que l’image obtenue soit celle d’un objet ou d’un spectacle du monde extérieur317. »

Or la rupture numérique entraîne l’abandon de cette technique d’inscription analogique au profit d’une nouvelle technique de transcription informatique. Dès lors, passer de l’inscription à la transcription implique un changement radical dans le rapport à l’expérimental : dans le contexte analogique, le

315 Pierre-Louis [pseudo de Maurice Denis], « Définition du néo-traditionnisme »,

Art et Critique, n°65 et 66, 23 et 30 août 1890, apud A. Maillet, op.cit., p.50. Si

cette formule de Denis est célébrissime, notons qu’elle avait déjà été formulée en termes très voisins par Giorgio Vasari 340 ans plus tôt: Le vite de’ piú eccellenti

architetti, pittori et scultori italiani, da Cimabue insino a’ tempi nostri, Florence,

Lorenzo Torrentino, 1550, chap. XV (“De la pittura”), s.p. “La pittura è un piano coperto di campi di colori, in superficie o di tavola o di mura o di tela, intorno a diversi lineamenti, i quali per virtú di un buon disegno di linee girate circondano la figura.” [orthographe originale] « La peinture est un plan couvert de champs de couleurs, que cette surface soit un panneau de bois ou un mur ou une toile, autour de plusieurs traits qui, grâce à un bon dessin de lignes

tournantes, cernent le motif. », en ligne:

<http://bepi1949.altervista.org/vasari/vasari06.htm>, consulté le 2 novembre 2015.

316 Maillet Arnaud, « Il n’y a pas de photographiable ! », dans Arrouye Jean et Guérin Michel (dirs.), Le photographiable, op.cit., p.51.

317 Damisch Hubert, « Cinq notes pour une phénoménologie de l’image photographique », L’Arc, n°21 (Photographie), printemps 1963, p.34.

119 photographe peut expérimenter contre le photographiable, il peut modifier les paramètres de l’appareil, et de l’apparatus, pour inscrire des images « modifiées » dont le sujet est moins important que la matière photographique. Par contre, dans le cas de la photographie numérique, le photographe doit expérimenter à l’intérieur des paramètres du photographiable, il doit jouer avec les paramètres de transcription et non point contre eux, il est moins concerné par le médium lui-même et davantage par l’effet produit318. L’expérimentation dans le contexte du numérique ne peut se faire qu’à l’intérieur des règles de l’apparatus et non pas en jouant contre elles.

Du fait de ce changement essentiel de paradigme, et de notre focus sur le processus plutôt que sur l’objet final, il nous a semblé plus pertinent de limiter cette recherche à la photographie analogique, et d’en exclure à ce stade la photographie numérique319, laissant à d’autres chercheurs le soin de poursuivre.