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Quatre remises en question concomitantes du processus photographique : Dibbets, Hilliard, Mulas et Rautert

Mais surtout, au tout début des années 1970, quatre artistes explorent le processus photographique d’une manière très novatrice, chacun de son côté, et chacun à sa manière arrive à des formes assez similaires et des conclusions assez semblables : Jan Dibbets à Amsterdam, John Hilliard à Londres, Timm Rautert à Essen et Ugo Mulas à Milan. Ces travaux, marquant une rupture avec la photographie représentationnelle, sont les premiers à porter un regard

363 “Between the two ends of the roll, an indefinable boundary has converted the real into the depicted”, Erdély Miklós, II. Esztergomi Fotóbiennálé, cat.exp., Esztergom, Vármúzeum, 1980, apud Szöke Annamária, Miklós Erdély : The

Original and the Copy, Budapest, Miklós Erdély Foundation, 2011.

364 Lauf Cornelia, “Emilio Prini, Alison Knowles and Art’s Logic”, in Emmer Michele (dir.), Imagine Math : Between Culture and Mathematics, Milan, Springer Italia, 2012, p.123-126.

365 Mandesani Angela, “Angolazioni differenti. Un percorso nella fotografia di Mario Cresci”, dans Analogie. Mario Cresci. Davide Tranchina, cat.exp., Milan, Charta, 2004.

136 analytique critique sur la photographie même, et ils nous semblent être véritablement à l’origine de la photographie expérimentale contemporaine.

Jan Dibbets (Néerlandais, né en 1941), qui fut d’abord peintre, est sans doute le premier à avoir travaillé sur les paramètres internes de la photographie, et non plus sur la représentation externe qu’elle peut fournir. Il s’est d’abord intéressé à la manière dont l’appareil prend en compte la représentation de la perspective, remettant ainsi en cause les habitudes visuelles du spectateur : par exemple, dans ses Corrections de perspective, il dessine sur le mur d’une galerie un carré déformé, qui, photographié selon un certain angle, apparaît comme un carré parfait, émancipé de la perspective du mur. Il réalise ensuite des séries panoramiques et paraboliques autour du même principe de perturbation de la représentation (ainsi que d’autres travaux plus axés sur la représentation), et travaille également dans le champ du Land Art. Toutefois, quelques-unes de ses expériences divergent de cette ligne représentationnelle et nous semblent s’inscrire dans la démarche expérimentale telle que nous l’avons définie plus haut. Il s’agit d’abord de ces séries Shadowpieces (1969-71), montrant des jeux d’ombres et de lumières au sol, et Shortest Day (1969-1970) où il photographie un motif à intervalles réguliers sans modifier les réglages de son appareil. Erik Verhagen, spécialiste de Dibbets, note que dans cette série, il s’agit « de la première fois que l’artiste ne respecte pas les impératifs ‘de base’ d’une prise de vues photographique soucieuse de respecter un cadre qui se voudrait réaliste ou ‘équivalent’ à la vision humaine366. » Ces deux séries préfigurent la série

Shutterspeed Pieces de 1971 (shutterspeed signifie vitesse d’obturation ; Image 3).

Dans cette série, Dibbets modifie un des paramètres internes de l’appareil photographique, la vitesse d’obturation ; il photographie douze fois le même motif, lequel importe peu (ainsi, une salle de la galerie Konrad Fischer, où il exposait) et n’est d’ailleurs pas toujours identifiable, avec des temps d'exposition qui, à chaque fois, sont divisés par deux, de 4 secondes pour la première prise à 1/500ème de seconde pour la douzième. Comme l’intensité

366 Verhagen Erik, « Jan Dibbets, Déconstruire l’espace et le temps photographique », dans Le Gall Guillaume (dir.), Avant l’image, des dispositifs pour

137 lumineuse reçue par la pellicule varie avec la durée d’exposition, la gamme des images obtenues va de la surexposition, un monochrome blanc total quand l’exposition a été si longue que trop de lumière a impressionné la pellicule, et alors on ne voit rien, jusqu’à la sous-exposition, un monochrome noir total quand l’exposition a été si courte que pratiquement aucune lumière n’a impressionné la pellicule, et alors on ne voit rien non plus. Seules les photographies en milieu de série laissent apparaître une image raisonnablement visible. À la différence du reste de l’œuvre de Dibbets, il ne s’agit donc plus là d’une réflexion sur le réel et sa représentation, mais d’une recherche sur les paramètres mêmes de l’appareil et sur l’effet que génère leur transgression. Contrairement aux travaux d’Anastasi et de Snow, la figure humaine a ici disparu et le dispositif photographique est devenu le seul sujet de l’œuvre. La série ainsi obtenue constitue une déconstruction radicale car, au lieu de conformer la mécanique photographie au motif à photographier – comme tous les photographes l’avaient fait jusque là –, Dibbets soumet le motif au détournement des règles de l’apparatus photographique : nous sommes devant des images autonomes et non plus devant ce à quoi elles réfèrent. Erik Verhagen, jugeant que c’est là sa série la plus conceptuelle, ajoute que, dans ce travail, il « s’est détourné de toute visée indicielle pour s’attacher à un régime que l’on pourrait qualifier d’auto-représentationnel.367 »

John Hilliard (Britannique, né en 1945) fut d’abord sculpteur et s’intéresse alors à la représentation photographique de ses sculptures : en particulier, dans une exposition en 1969 au Camden Arts Centre368, il choisit de ne montrer que des photographies de ses sculptures, affirmant ainsi une prééminence de la représentation photographique sur l’objet en tant qu’œuvre d’art. Confronté à l’impératif de la documentation des sculptures (parfois éphémères), il commence à remettre en question la photographie en tant que médium de représentation et à explorer la manière dont la photographie tente vainement de représenter la réalité : il recouvre ainsi une de ses sculptures avec ses

367 Verhagen Erik, « Jan Dibbets. Du concept à sa visualisation », dans Méaux Danièle (dir.), Protocole & photographie contemporaine, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, p.124.

138 propres photographies de cette même sculpture (Photosculpture369, 1968-70). Se démarquant des artistes conceptuels utilisant la photographie comme simple matériau et sans recul critique sur le médium, il s’interroge sur l’utilisation même de l’appareil photographique, et réalise en 1970 son premier travail conceptuel sur la photographie, 60 Seconds of Light (Image 4), en photographiant douze fois un minuteur de chambre noire : l’exposition est de plus en plus longue, de 5 à 60 secondes (ce que traduit la trace de l’aiguille, visible car claire sur fond noir), les photographies sont de plus en plus surexposées, et la dernière est à peine visible. Ce n’est pas l’illustration d’un événement pictural, mais une construction formelle prolongeant en quelque sorte son travail sculptural : dans ce modèle autoréflexif, chaque photographie n’est que l’enregistrement de l’exposition qui a déterminé son aspect. Dans un entretien postérieur avec John Roberts, Hilliard acquiesce à l’inscription de ces travaux dans la logique brechtienne de « l’acte critique de mise à nu de l’apparatus formel370 ». L’année suivante, en 1971, il réalise plusieurs séries autour du même principe, présentées sous forme de tableaux, faisant varier ouverture et vitesse, par exemple avec 63 Ways Of Looking At Jeannie : les vitesses varient de 1 seconde à 1/250e de seconde en étant divisées par deux à chaque fois, les indices d’ouverture varient de F2 à F16, en passant par F2.8, F4, F5.6, F8 et F11, soit neuf vitesses et sept ouvertures. L’image en F2 à une seconde est entièrement blanche, surexposée ; l’image en F16 à 1/250e est entièrement noire, sous-exposée. L’accomplissement de cette recherche fut sa série la plus connue, Camera Recording its Own Condition (7 Apertures, 10 Speeds, 2 Mirrors), également de 1971 (Image 5) : John Hilliard, dont on ne voit que la main, et en arrière-plan, les cheveux, masqué qu’il est par l’appareil – un Praktica 35mm, « choix d’un débutant naïf371 », dit-il –, se photographie372 dans un miroir en

369 Voir Hilliard John, “Recollections”, dans John Hilliard, Heidelberg, Verlag das Wunderhorn, 1999, p.40.

370 “…a kind of incipient Brechtian notion of the laying bare of the formal apparatus as a critical art”, entretien avec John Roberts, dans John Hilliard, Salamanque, Ediciones Universidad Salamanca, 1999, p.84.

371 “The choice of a naïve beginner”, Hilliard John, “A Camera Recording Its Own Condition (And Other Stories)”, dans John Hilliard, Heidelberg, Verlag das Wunderhorn, 1999, p.221.

139 train de photographier, tout en ayant placé au dessus de l’appareil un petit miroir à 45° reflétant le dessus de l’objectif, et donc les réglages. Il obtient ainsi 70 photographies qu’il assemble en un tableau de 2,18 m. par 1,83 m., allant du blanc surexposé en haut à gauche, au noir sous-exposé en bas à droite. Mais contrairement à la série avec Jeannie et à d’autres travaux postérieurs sur l’éclairage (26 Lightings, 1972), cette série-ci ne montre plus un sujet, mais seulement la photographie en train de se faire : un motif dénué d’un quelconque intérêt intrinsèque, sinon le témoignage épistémologique de la réalisation d’un processus. L’utilisation du pronom possessif ‘its’ dans le titre est le signe que c’est en fait le langage photographique, c’est-à-dire l’essence même de la photographie, qui est en jeu ici373. Arrivé à ce stade de remise en cause assez radicale de la photographie, Hilliard, confronté à « l’ennui pur de la répétition374 » et craignant d’être dans une impasse, hésita sur ce que devrait être l’étape suivante dans son travail : il ne considéra pas l’option de se défaire entièrement de l’appareil pour réaliser des photogrammes par exemple, mais cessa de travailler pendant six mois pour mener une réflexion philosophique, en particulier autour de Russell et de Wittgenstein, renforçant ainsi sa conviction d’une approche rationnelle, systématique, expérimentale et dénuée de subjectivité375. Il se mit alors à questionner non plus la production des images, mais leur usage en tant que représentation, afin d’interroger les limites de la vérité photographique. Il déclara en 1999 : « Ayant d’abord commencé par représenter le non-représentationnel au moyen de la photographie, j’ai fini, par défaut, par travailler sur la représentation elle-même en tant que sujet –

372 Jean Fisher a suggéré une analogie de ce travail avec l’analyse des Ménines par Michel Foucault : Fisher Jean, “John Hilliard”, dans John Hilliard, cat exp., Cologne, Kölnischer Kunstverein, 1983, p.14.

373 Voir Fisher Jean, “Empire of Shadows”, dans John Hilliard, Chicago, The Renaissance Society of the University of Chicago, 1989, p.10.

374 “The sheer tedium of repetition”, lettre à Michael Newman du 8 septembre 1984, reprise dans John Hilliard, Londres, Institute of Contemporary Arts, 1984, p.10.

140 quelque chose que j’avais délibérément mis de côté au début376. » Il a, en particulier, juxtaposé ou superposé plusieurs prises de vue d’un même sujet réalisées sous des conditions différentes (mise au point, cadrage, étalonnage de la couleur, état de la pellicule, mouvements respectifs de l’appareil et du sujet,

etc.), en en faisant un sujet de réflexion critique, afin d’introduire un trouble

perceptif chez le spectateur377. On peut rapprocher ses travaux après 1972 des montages photographiques de Victor Burgin, des assemblages de John Stezaker378 ou des collages inopinés de Joachim Schmid379 : ce sont toujours des recherches sur l’ontologie de la photographie, mais davantage centrées sur la représentation, et donc d’une autre nature que ses expérimentations autoréflexives radicales de 1970-71.

Ugo Mulas (Italien, 1922-1973) a d’abord été connu comme photographe de la scène artistique italienne et new-yorkaise : il a fait le portrait de beaucoup d’artistes contemporains (dont Calder, Duchamp, Warhol, Pistoletto, Fontana, ...), souvent en train de travailler, et a aussi été le photographe de nombreuses expositions collectives dont la Biennale de Venise380. Son travail de photographe a souvent été décrit comme un vrai travail de critique d’art381. Lors de l’exposition Vitalità del negativo nell’arte italiana 1960-1970 qui se tient au Palais des Expositions de Rome entre décembre 1970 et janvier 1971 (le commissaire en était le critique Achille Bonito Oliva), il photographie les

376 “Having originally set out to represent the non-representational through the photograph, I’ve ended up by default working with representation itself as a subject – something I had initially quite deliberately set aside”, entretien avec John Roberts, in John Hilliard, Salamanque, Ediciones Universidad Salamanca, 1999, p.85.

377 Voir Dubois Philippe, op.cit., p.253-254.

378 Voir John Stezaker, Londres, Ridinghouse, 2010.

379 Voir Joachim Schmid. Photoworks 1982-2007, Brighton/Göttingen, Photoworks/Steidl, 2007.

380 Il rencontre à la Biennale de Venise de 1972 le jeune Franco Vaccari (voir chapitre 2.10).

381 Voir par exemple Eco Umberto, “Introduzione”, dans Consagra Pietro et Mulas Ugo, Fotografare l’Arte, Milan, Fratelli Fabbri, 1973. Nous remercions Rémi Parcollet de nous avoir indiqué ce texte.

141 installations des 35 artistes présentés382 et, parmi elles, celle de Janis Kounellis : celle-ci consistait en la répétition quotidienne d’une phrase musicale de la fameuse aria « Va, pensiero » de Nabucco de Verdi, jouée sans fin sur un piano à queue par le même pianiste deux fois par jour, dans une grande salle blanche et vide. Mulas doit rendre compte d’une expérience auditive et temporelle par la photographie : plutôt qu’une seule image illustrative à titre d’exemple, Mulas voulait « tout dire photographiquement », et pouvoir « faire émerger la dimension du temps photographique.383 » Sa décision opératoire, sans subjectivité, sans appropriation, est alors de réaliser 36 prises de vue, toutes identiques, du pianiste en train de jouer, vu de loin, au fond de la salle, toujours sous le même angle et avec le même éclairage. Ce sont 36 photographies identiques, que seul distingue le moment de la prise de vue, et Mulas les présente sous forme d’une planche contact (Image 6). À un moment où son dialogue avec les artistes devient une réflexion sur le médium photographique, il choisit de confronter cette impossibilité photographique en montrant, non pas l’événement, mais les limites temporelles de sa représentation photographique. À partir de ce moment, Mulas cesse quasiment de photographier des événements artistiques et se concentre sur un travail de recherche qui aboutit à la série des Verifiche, dont la photographie de l’installation de Kounellis est la n°3. Les Verifiche,384 que Mulas (par ailleurs malade et se sachant condamné à brève échéance) réalise entre fin 1970 et fin 1972, constituent un travail de réflexion sur le médium photographique alors tout à fait original. Lui-même introduit ainsi ce travail de « vérifications » dans une préface très élaborée : « En 1970, j’ai commencé à faire des photos ayant pour thème la photographie même, une espèce d’analyse de l’opération photographique afin d’en individualiser les éléments constitutifs et leur valeur

382 Voir Sergio Giuliano (dir.), Ugo Mulas, Vitalità del negativo, Monza, Johan & Levi, 2010.

383 “Volevo proprio che tutto fosse ditto fotograficamente» et «far emergere la dimensione del tempo fotografico.”, Ibid., p.38.

384 Les Verifiche sont numérotées de 1 à 13, plus une finale sans numéro; mais la n°10 n’existe pas dans la séquence, et la n°11 n’a pas d’image, seulement un texte (« L’optique et l’espace ») : on lira donc parfois qu’il existe 14 Verifiche, et parfois 13 seulement, ou 12.

142 en soi.385 » La plupart sont dédiées à, ou mentionnent des personnages historiques de la photographie, tels Niépce, les frères Alinari, Herschel, Talbot, Man Ray.

La première des Verifiche, Omaggio a Niepce (Image 7) qui date de fin 1970386, peu après l’ouverture de l’exposition mentionnée ci-dessus, représente une planche contact complète (avec amorce et ‘talon’, marquant ainsi une forme de temporalité, de scansion régulière) d’une pellicule non utilisée, non impressionnée, mais développée, fixée et imprimée. La pellicule perd ainsi tout sens utilitaire et devient, en quelque sorte un ready made représentant aussi, à sa manière, une forme de vitalité du négatif, le potentiel de la surface sensible. Mais le fait que la planche contact soit présentée avec tous les signes de sa fabrication, son amorce, la marque du fabricant, les numéros des images potentielles, témoigne aussi de l’univers industriel d’où elle provient et de l’encadrement visuel qu’elle fournit, et est donc un signe de la présence de l’apparatus de production. Comme le disait Denis Ryout387 lors du colloque sur les Verifiche organisé au Centre Pompidou le 11 mai 2011, on est là dans la fabrique de l’œuvre, qui n’est pas encore tout à fait là, et dans la monstration du dispositif, du processus, que d’ordinaire on ne voit pas, et ce dispositif se concentre sur la couche sensible elle-même, qui est autoréférentielle et ne représente pas autre chose qu’elle-même. Comme pour mieux l’affirmer, cette même planche contact vierge se retrouve dans la dernière photographie de la

385 “Nel 1970 ho cominciato a fare delle foto che hanno per tema la fotografia stessa, una specie di analisi dell’operazione fotografica per individuarne gli elementi costitutivi e il loro valore in sé.”, Mulas Ugo, La fotografia, Turin, Einaudi, 1973, p.145. Les textes de Mulas sur les Verifiche sont disponibles en ligne :

<http://www.ugomulas.org/index.cgi?action=view&idramo=1090232183&la ng=it>, consulté le 20 février 2015. Voir aussi le chapitre “Le Verifiche” dans Grazioli Elio, Ugo Mulas, Milan, Mondadori, 2010, p. 163-191. Le livre de Mulas a été tout récemment traduit en français aux Éditions du Point du Jour à Cherbourg, mais pour des raisons de disponibilité, nous avons indiqué ici nos propres traductions.

386 Voir Quintavalle Arturo Carlo, “Conversazioni con Ugo Mulas”, dans Ugo

Mulas, Immagini e testi, Parme, Università di Parma, 1973, p.36.

387 Dans une intervention titrée « Fermer les yeux, ouvrir l’œil », transcription de nos notes (annexe B24).

143 série, titrée Fine delle verifiche. Per Marcel Duchamp (Image 8), mais la plaque de verre qui maintenait la planche contact est désormais brisée, ce qui est bien sûr un écho au Grand Verre de Duchamp, mais aussi, dit Mulas, un témoignage de « l’influence, peut-être inconsciente, d’une attitude de Duchamp, de son non- faire […] sans lequel cette partie de mon travail n’aurait pas vu le jour388 ». Cette rupture du verre peut aussi être vue comme une révolte contre l’apparatus, qui s’était manifesté au début des vérifications lors d’un hommage à Niépce, figure fondatrice de la photographie, et qui est maintenant contesté dans cette « fin des vérifications » dédiée à Duchamp, figure perturbatrice de l’art : ce serait là, à la Flusser, un geste de photographe expérimental389.

D’autres vérifications ont à voir avec la prise de vue, l’objectif, le temps de pose, le laboratoire, la retouche, la légende, l’autoportrait, en somme tous les chapitres d’un manuel de photographie pour débutants, tout ce que Mulas avait précédemment toujours considéré comme des actions exclusivement utilitaires, et sur lesquelles il se mit alors à réfléchir. Une des deux Verifiche titrées

L’ingrandimento (Image 9), la n°5, montre une photographie du ciel agrandie

cent fois, sur laquelle on ne perçoit plus que le grain, les sels d’argent et qui, dit Mulas, pourrait tout aussi bien être la photographie d’un mur, une image réversible, interchangeable, et, pourrions-nous ajouter, abstraite et complètement détachée du réel et de sa représentation390. Celle concernant la prise de vue (la n°2), titrée L’operazione fotografica. Autoritratto per Lee Friedlander (Image 10) est un autoportrait au miroir où le visage de Mulas est quasi entièrement caché par l’appareil : l’appareil est un médium qui ne lui appartient pas, et qui « l’exclut quand il est le plus présent.391» La Verifica concernant le temps de pose (la n°9), Il sole, il diaframma, il tempo de prova (Image 11) n’est pas

388 “dell’influenza, inconscia forse, di un atteggiamento di Duchamp, del suo non fare,[...] senza del quale questa parte del mio lavoro non sarebbe nata.”, Mulas, op. cit., p.172.

389 Nous sommes redevable de cette interprétation à Melina Mulas et Giuliano Sergio, lors d’une conversation avec eux le 14 janvier 2016 à Paris.

390 Michelle Debat souligne l’analogie avec le film Blow-Up de Michelangelo Antonioni et aussi avec la série 36 Perpetual Photos de Allan McCollum : « Retour et réification du protocole dans le champ photographique », dans Danièle Méaux (dir.), Protocole & photographie contemporaine, op. cit., p.65.

144 accompagnée d’un texte, excepté une mention du second livre de Fox Talbot, publié en 1845 et intitulé Images de l’Écosse faites par le soleil. Il s’agit d’une planche contact de photographies du soleil faites avec différentes ouvertures et différents temps de pose, depuis l’obscurité jusqu’à une blancheur éclatante en milieu de pellicule, pour terminer dans une quasi obscurité ; mais il n’y a pas là la même rigoureuse systématisation que chez John Hilliard, les temps de pose