• Aucun résultat trouvé

Ayant donc identifié ces quatre concepts fondamentaux de la photographie – image, apparatus, programme, information –, Flusser définit la photographie comme « une image que des apparatus produisent et distribuent automatiquement, conformément à des programmes au cours d’un jeu reposant sur le hasard ; et cette image est celle d’un état de choses magique dont les symboles informent les destinataires de la photographie171 ». Confronté à la brutalité de cette définition, il ajoute aussitôt que cette définition est inacceptable « car elle met entre parenthèses l’homme comme agent libre172 », c’est-à-dire qu’elle le réduit à un rôle de fonctionnaire173 au

169 “Photocriticism”, op.cit., p.24.

170 Pour une analyse de la manière dont le concept de l’apparatus peut ainsi s’appliquer à la musique, par exemple, voir Chagas Paulo C., “Creativity with Apparatuses: from Chamber Music to Telematic Dialog”, Flusser Studies, n° 17,

en ligne :

<http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/paulo-chagas-creativity-with-apparatuses.pdf>, consulté le 31 octobre 2015.

171 Flusser Vilém, Pour une Philosophie de la Photographie, op.cit., p.79. 172 Ibid. p.79-80.

173 Nous avons conservé ce terme quelque peu ambigu de ‘fonctionnaire’, car ni le mot ‘apparatchik’, ni le mot ‘appariteur’ ne nous ont semblé convenir ici.

70 service des programmes de l’apparatus. Pour lui, ce fonctionnaire, ce photographe compulsif dénué d’esprit critique, est condamné à l’aveuglement : « Cette photo-manie de l’éternel retour du même174 (ou du très semblable) finit par aller si loin que le photographe compulsif se sent aveugle175 : c’est l’accoutumance toxicomaniaque qui commence176. »

Or, et nous allons y revenir, certains hommes luttent contre cette programmation automatique. Il faut donc bâtir une philosophie de la photographie qui ait « pour tâche de mettre en évidence cette lutte entre hommes et apparatus telle qu’elle se déroule dans le domaine de la photographie, ainsi que de réfléchir à une éventuelle résolution du conflit177 », lequel a valeur d’exemple pour l’ensemble de la société postindustrielle : la photographie n’est, pour Flusser, qu’une illustration d’un phénomène bien plus large du monde actuel, la domination du fonctionnalisme sous tous ses aspects, tant scientifiques que politiques ou esthétiques. D’ailleurs, comme l’écrit le médiologue Arlindo Machado, préfacier de la traduction du livre de Flusser en portugais, la photographie fonctionne en fait «comme un prétexte dont Flusser se sert pour vérifier le fonctionnement de nos sociétés post-historiques178 », et son analyse pourrait être étendue à tous les apparatus technologiques ou médiatiques. Alors que la question de la liberté se posait dans l’univers historique en termes de causalité, la philosophie de la photographie doit aujourd’hui la poser différemment :

174 Une évidente allusion à Nietzsche.

175 Emerling Jae relie cette idée à la figure emblématique de l’aveugle dans la photographie, et ajoute que cette cécité photographique est de nos jours de plus en plus visible, dans son livre Photography. History and Theory, Londres, Routledge, 2012, p.196.

176 Ibid. p.60 (traduction revue pour être en adéquation avec le texte anglais) 177 Ibid p.76.

178 “a fotografia funciona mais propriamente come um pretexto para que, através dela, Flusser possa verificar o funcionamento das nossas sociedades ‘pós-históricas’ ”, Machado Arlindo, “Apresentação”, dans Flusser Vilém,

Ensaio sobre a Fotografia. Para uma filosofia da técnica, Lisbonne, Relógio D’Água,

1998, p.10, en ligne :

<http://www.pucrs.br/famecos/professores/sempe/Vilem_Flusser.pdf>, consulté le 5 mars 2016.

71 « si tout repose sur le hasard et aboutit nécessairement au néant, où y a- t-il place pour la liberté humaine ? […] Partout nous voyons des

apparatus de toute sorte s’apprêter à programmer notre vie selon une

automaticité absolue ; nous voyons les hommes se décharger du travail sur les automates, et la plus grande partie de la société s’employer d’ores et déjà à jouer, dans le « secteur tertiaire », avec des symboles vides ; nous voyons l’intérêt se déplacer du monde des choses aux univers de symboles, et les valeurs se reporter des choses aux informations. Partout, nous voyons nos pensées, nos sentiments, nos désirs et nos actions se robotiser, et constatons que « vivre » signifie désormais alimenter des apparatus et être alimenté par eux. En un mot : partout, nous voyons combien tout devient absurde ; dans ces conditions, où y a-t-il encore place pour la liberté humaine ? 179 »

Alors que la plupart des photographes-fonctionnaires acceptent passivement d’être programmés par l’apparatus et donc de produire des images dénuées de valeur propre, même s’ils conservent l’illusion d’agir librement, il est indispensable, pour Flusser, de les remettre en question : « La tâche de la philosophie de la photographie est d’interroger les photographes sur la liberté, d’examiner au plus près leur pratique en quête de liberté180. » Et l’ambition est plus large, car une telle philosophie de la photographie « peut être le point de départ de toute philosophie qui s’occupe de l’existence actuelle et de l’existence à venir de l’homme181 ». C’est avec son emphase habituelle que Flusser conclut son livre avec cette phrase solennelle : « Cette philosophie est nécessaire, parce qu’elle est la seule forme de révolution qui nous soit encore ouverte182. » Mais, à la fin du livre, cette philosophie reste à définir : le titre du livre indique une direction, une intention, pas une conclusion, ce n’est pas « Une Philosophie de

179 Pour une Philosophie de la Photographie, op.cit., p.82-83. 180 Ibid. p.83.

181 Ibid. p.77 182 Ibid. P. 85

72 la Photographie »183. Le travail de Flusser, jusqu’à la fin de sa vie, a été seulement d’appeler à la construction de cette philosophie et d’en fournir quelques fondations.

183 Le titre du livre original est « Für eine Philosophie der Fotografie » et la plupart des traductions reprennent cette préposition : ‘Towards’ (anglais 1984), ‘Per’ (italien 1987), ‘For’ (norvégien 1987), ‘Hacia’ (espagnol mexicain 1990), ‘Za’ (tchèque 1994), ‘Pour’ (français 1996), ‘Za’ (bulgare 2002), ‘Pentru’ (roumain 2003), ‘Ku’ (polonais 2004), ‘Za’ (serbe 2005), avec d’ailleurs, dans deux cas (anglais et espagnol), un « vers » plutôt qu’un « pour », l’idée d’un mouvement, d’une esquisse vers cette philosophie davantage qu’une intention, qu’un manifeste. Les titres en suédois, hongrois, turc, espagnol d’Europe (2001), néerlandais et croate (les autres langues nous sont inaccessibles) sont, eux, plus affirmatifs (‘Une Philosophie de la Photographie’), semblant annoncer, plutôt incorrectement, un programme philosophique déjà établi plutôt qu’une recherche. Curieusement, les titres en portugais du Brésil (tant pour l’édition de 1985 que pour celle de 2002) sont différents et plus complexes : Filosofia da Caixa Preta. Ensaios para uma futura Filosofia da Fotografia signifiant Philosophie de la Boîte Noire. Essais pour une Philosophie future de la

Photographie. L’objet, ici la boîte noire, disposerait déjà d’une philosophie, mais

le champ de la photographie en serait encore en attente. Le titre en portugais d’Europe est encore plus généraliste : Ensaio sobre a Fotografia. Para uma filosofia

73

CH. 1.3 FLUSSER ET LES PHOTOGRAPHES EXPÉRIMENTAUX

Ce chapitre examine l’application des théories de Flusser aux photographes, à leur rôle au sein de l’apparatus et à leur potentiel expérimental ; il présente la position de Flusser par rapport à deux photographes proches de lui, Andreas Müller-Pohle et Joan Fontcuberta.

Les photographes sont-ils nécessairement des fonctionnaires