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Les théories de Vilém Flusser sur la photographie se développent à partir de ses écrits précédents sur les médias, sachant qu’à partir des années 1970, ses fréquents contacts en Europe dans le cadre de la préparation de la Biennale de São Paulo, puis ses nombreuses rencontres après son installation en Italie (1973), puis en France (1975), ont grandement stimulé sa pensée. La première mention de son intention semble dater d’une lettre du 1er septembre 1973 à Alan Meyer : « « Il manque sans aucun doute une philosophie de la photographie. [ …] La photographie est la philosophie de notre temps139. » Pour exposer les théories de Flusser sur la photographie, il nous semble nécessaire de partir d’une présentation brève et sommaire de sa conception culturelle de l’histoire, dans laquelle il définit deux grandes ruptures dans la culture humaine, l’invention de l’écriture linéaire et l’invention des images techniques. L’invention de l’écriture a été le début d’une ère où, peu à peu, le texte monodimensionnel a pris le pas sur l’image bi- ou tridimensionnelle : « C’est la lutte de l’écriture contre l’image, de la conscience historique contre la magie140 ». Ainsi la perception de l’espace-temps a-t-elle évolué historiquement de l’observation et de la représentation visuelle caractéristiques des images

137 Flusser Vilém, « Une révolution dans le domaine de l’image », La Civilisation

des Médias, Belval, Circé, 2006, p.55-68.

138 Joachimides Christos M. et Rosenthal Norman (dirs.), Metropolis.

Internationale Kunstausstellung Berlin 1991, Stuttgart, Gerd Hatje, 1991. Il s’agit du

catalogue de l’exposition Metropolis au musée Martin-Gropius-Bau à Berlin, 20 avril au 21 juillet 1991.

139 “Não resta dúvida que uma filosofia da fotografia faz falta … A fotografia é a filosofia de nosso tempo”, Lettre conservée aux Archives Flusser. Cette lettre est citée dans Mendes Ricardo, “Apontamentos para una leitura sobre fotografia e filosofia na obra de Vilém Flusser”, Boletim Flusser, n°13, 13 août 2004, en ligne: <http://www.studium.iar.unicamp.br/22/01.html>, consulté le 2 novembre 2015.

58 traditionnelles (une « magie » accessible à tous), à la compréhension et l’explication par les écrits (une « conscience historique » accessible aux seuls lettrés)141. Entre le monde et ces images traditionnelles, il y a la médiation d’un être humain, peintre, sculpteur ou dessinateur, qui traduit son expérience sensorielle du monde dans une image, laquelle devra être décodée par le récepteur, le regardeur : celui-ci doit comprendre l’intention du créateur pour percer le sens du symbole représenté, qu’il s’agisse d’un taureau sur les parois de Lascaux, d’un tableau religieux de la Renaissance ou d’un paysage impressionniste. Ontologiquement, pour Flusser, les images traditionnelles signifient des phénomènes.

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Les images techniques et l’apparatus

Avec l’invention de la photographie sont apparues les images techniques, c’est- à-dire celles qui sont produites par des apparatus142 basés sur les techniques et les sciences ; de ce fait :

« comme les apparatus sont eux-mêmes les produits de l’application de textes scientifiques, les images techniques sont les produits indirects de ces derniers. Voilà qui leur confère, aussi bien historiquement qu’ontologiquement, une position distincte des images traditionnelles143 ».

L’apparatus144 ne se limite pas à l’appareil photographique, mais il comprend, en

amont, tous les acteurs scientifiques, techniques et politiques de la conception de l’appareil photo, et, en aval, tous les moyens de diffusion et de reproduction

142 Nous avons pris l’option, consciemment hétérodoxe et non validée par l’Académie, de ne pas conserver ici le choix fait en 1996 par le traducteur Jean Mouchard de rendre apparatus par appareil, et ce afin d’éviter toute confusion entre appareil/apparatus et appareil/camera, confusion qui s’est fréquemment révélée gênante dans notre pratique intensive des textes de Flusser dans plusieurs langues depuis près de cinq ans. Par exemple, le titre du troisième chapitre du livre est en anglais ‘The Apparatus’ et en français ‘L’appareil photo’, un contresens indubitable. Les citations extraites de Pour une Philosophie

de la Photographie ont donc été modifiées en conséquence par référence au texte

anglais (Flusser Vilém, Towards a Philosophy of Photography, Londres, Reaktion Books, 2000, traduction par Anthony Mathews), texte plus aisément accessible pour nous que l’original en allemand, sans que cela soit rappelé à chaque occurrence. Nous avons considéré et écarté les traductions d’apparatus par appareillage (car évoquant trop l’univers technologique) ou par dispositif (à cause des concepts homonymes mais de sens quelque peu différent utilisés par Michel Foucault et Giorgio Agamben, ou de l’acception socio-symbolique très spécifique de ce mot chez Jean Davallon), et nous avons décidé finalement de conserver le terme latin et anglais pour plus de clarté ; nous conformant à l’anglais plutôt qu’au latin, nous avons utilisé aussi apparatus pour la forme plurielle, plutôt qu’apparati. Quelques autres modifications mineures ont été apportées au texte français, toujours en référence au texte anglais.

143 Flusser Vilém, Pour une Philosophie de la Photographie, op.cit., p.15

144 Flusser a utilisé le terme apparatus pour la première fois en 1957 dans sa première monographie, Das zwangziste Jahrhundert, mais la signification en a évolué au fil des ans pour prendre le sens indiqué ici à la fin des années 1970 (Flusseriana, op.cit., p.52-54, entrée “Apparatus”, Rodrigo Maltez Novaes)

60 de l’image. Pour Flusser la notion d’images techniques145 concerne la photographie, mais aussi la vidéo, le film, la télévision, l’holographie, les images de synthèse, etc. Elle concerne même, par anticipation, Internet et l’hypertexte : en effet, le 2 mars 1989, Flusser, invité par le centre de recherche nucléaire Kernforschungszentrum Karlsruhe (KfK) à Karlsruhe, participa à un projet pionnier de système hypertextuel sous la direction de Bernd Wingert146 avec son texte Schreiben für Publizieren et la conférence qu’il donna dans ce centre, qui furent intégrés dans l’hypertexte expérimental créé à cette occasion. Dès 1987, Flusser avait d’ailleurs publié un de ses textes, Die Schrift, sous forme de disquette, le premier « ceci-n’est-plus-un-livre147», dans le cadre d’un projet plus large, mais non réalisé, de mettre aussi sur pied un système de messagerie et de forum autour de ce livre.

Au premier abord, les images techniques semblent être des symptômes − terme que Flusser préfère à celui d’index148 −, des « empreintes digitales » du monde, des traces de la réalité qu’on pourrait entrevoir à travers elles. Et le spectateur a donc tendance à les considérer comme objectives, dessinées par le « crayon de la nature » selon la formule bien connue d’Henry Fox Talbot, et à les critiquer

145 Voir en particulier Camparelli Vito, L’utopia di una società dialogica. Vilém

Flusser e la teoria delle immagini tecniche, Bologne, Luca Sossella, 2015.

146 Wingert Bernd, “Flusser-Hypertext. Prototyp und Entwicklungserfahrungen”, dans Glowalla Ulrich et Schoop Eric (dirs.),

Hypertext und Multimedia, Springer, Berlin & Heidelberg, 1992, p. 137-144, en

ligne:

<https://books.google.pt/books?id=JXWgBgAAQBAJ&pg=PA137&lpg=PA 137&dq=bernd+wingert+karlsruhe+flusser&source=bl&ots=4-

Vjoh0Cfx&sig=g1XQ7fouzyfN9qVtLmQq-

5VhFm8&hl=fr&sa=X&redir_esc=y#v=onepage&q=bernd%20wingert%20k arlsruhe%20flusser&f=false>, consulté le 30 octobre 2015.

147 “erstes wirkliches Nichtmehrbuch”, selon la publicité des éditions Immatrix Publications, fondées par Andreas Müller-Pohle et Volker Rapsch. Voir

Flusseriana, op.cit., p.230-232 (entrée “Immatrix Publications”, Andreas Müller-

Pohle).

148 Becker Claudia, “Image/thinking”, Philosophy of Photography, vol. 2, n°2, 2011, p.255. Claudia Becker est superviseur scientifique des Archives Vilém Flusser.

61 non en tant qu’images, mais en tant que visions du monde149. Mais, pour Flusser, qui se démarque ainsi de l’approche sémiologique classique de l’index, les images techniques sont non des symptômes, mais des symboles − terme qu’il préfère à celui de signe −, lesquels doivent aussi être déchiffrés comme toutes les images. De plus, alors que les images traditionnelles étaient des symboles plutôt simples et concrets pour lesquelles seule l’intention du créateur devait être décodée, les images techniques sont, elles, des complexes symboliques abstraits : en effet, les textes scientifiques et techniques abstraits ayant généré la création de l’apparatus sont, de ce fait, désormais encodés dans l’apparatus quand celui-ci produit l’image technique. Ontologiquement, donc, les images techniques signifient des concepts, et non plus des phénomènes. Alors que les images traditionnelles étaient bi- ou tridimensionnelles et que les textes étaient monodimensionnels, l’image technique, elle, est zéro- dimensionnelle, composée seulement de bits et de pixels, de nombres purs et d’algorithmes150 : un degré zéro de la photographie en quelque sorte151. Et, rajoute Flusser, « la photographie dépasse la distinction traditionnelle du réalisme et de l’idéalisme152 » : ce qui est réel, c’est la seule photographie, c’est le signifiant, l’information, le symbole, pas la signification, pas le monde du dehors, ni le concept à l’intérieur du programme de l’apparatus.

L’apparatus est une somme de programmes qui déterminent les photographies.

« L’apparatus fait ce que le photographe désire, mais le photographe peut seulement désirer ce que l’apparatus peut faire. Toute image

149 « Les objets se dessinent d’eux-mêmes et le résultat est véridique et exact. » Bisbee Albert, The History and Practice of Daguerreotyping, Dayton, L.F. Claflin, 1853 [réédité en facsimilé New York, Arno Press, 1973], apud Joan Fontcuberta, op.cit., p. 20.

150 Zielinski Siegfried, Vilém Flusser: A brief introduction to his media philosophy,

op.cit., p.3-4

151 L’analogie avec Le Degré Zéro de l’Écriture de Roland Barthes est soulignée par Finger Anke et al., op.cit., p.107.

62 produite par le photographe doit être déjà dans le programme de l’apparatus et ce sera une image prévisible, non informative153. »

Une image non informative est une image qui ne surprend pas, qui est redondante et n’apporte rien à la connaissance du monde. Toutes les images virtuelles (ou presque) composent la mémoire de l’apparatus, avec laquelle le photographe dialogue : « Sa démarche vise à actualiser certaines de ces [et non pas ‘ses’] photographies virtuelles suivant l’information contenue dans sa propre mémoire [celle de l’apparatus], et à produire une information nouvelle. […]. La mémoire de l’appareil photographique a été programmée par des gens qui sont employés dans l’industrie photographique154 », qui eux- mêmes dialoguent avec ceux du programme industriel, eux-mêmes dialoguant avec ceux qui élaborent le programme économique, culturel, politique et idéologique de la société. « Chaque programme fonctionne en fonction d’un méta-programme, et les programmeurs d’un programme sont les fonctionnaires de ce méta-programme155. »

Au sein de cet apparatus photographique programmé, « l’appareil photo comporte deux programmes intimement liés : l’un amène l’appareil à confectionner automatiquement des images, l’autre permet au photographe de jouer156 ». Quand le photographe règle les paramètres de son appareil photographique (angle, vitesse, champ, etc.), il ne peut le faire qu’avec des

153 “The apparatus does as the photographer desires, but the photographer can only desire what the apparatus can do. Any image produced by a photographer must be within the program of the apparatus and will be, in keeping with the considerations outlined earlier, a predictable, uninformative image.”, Flusser Vilém, Into the Universe of Technical Images, op.cit., p.20.

154 Flusser Vilém, La Production Photographique, conférence à l’ENP d’Arles le 23 février 1984, tapuscrit non publié, p.2, en ligne: <http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/flusser-premiere-conference.pdf>, consulté le 2 novembre 2015. Le

texte anglais, en ligne :

<http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/flusser-photo-production.pdf>, consulté le 2 novembre 2015, dit “those virtual pictures” et “its memory”. Flusser parlait parfaitement français, mais son orthographe était parfois hésitante.

155 Flusser Vilém, Pour une Philosophie de la Photographie, op.cit., p.31 156 Ibid., p.31

63 réglages inscrits dans le programme de l’appareil photographique, et donc dans le programme de l’apparatus photographique. Flusser explicite ainsi cette position du photographe :

« Bien que le photographe ait la latitude de regarder ce qu’il veut, il doit regarder toute chose à travers la vision de son appareil photographique. Or, cette vision fait apparaître le monde selon une structure spatiotemporelle spécifique [… Cette vision] est supra individuelle et supra sociale, elle est la même pour tous les photographes […] universellement valable157. »

Chaque photographie réalise une des possibilités offertes par le programme de l’apparatus. Une illustration intéressante de cette thèse se trouve dans un article de Derek Bennett paru dans European Photography en 1988 qui analyse les fonctionnalités automatiques de deux nouveaux appareils photographiques récemment mis sur le marché, le Minolta 7000 et l’Olympus Superzoom, et conclut que leurs innovations techniques limitent en fait la vision en la prédéfinissant, au lieu d’enrichir les possibilités photographiques. Bennett illustre ainsi de manière pratique et empirique la thèse de Flusser affirmant que les photographies ne sont que le résultat de programmes prédéfinis :

« [l’appareil photographique] est un jouet dont les règles internes déterminent de manière quasi absolutiste le résultat du jeu, un jouet, pour le dire autrement, dont le but apparent est d’apaiser nos peurs au

64 sujet du monde et de sa semblance, au lieu d’être un outil dont l’usage amplifierait sans limites notre compréhension [du monde]158 » .