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Alors que la pensée de Vilém Flusser a eu un grand retentissement au Brésil, puis plus tardivement en Allemagne79, et depuis peu dans les pays de langue anglaise80 grâce à un programme très actif de traductions des éditions de l’Université du Minnesota et de l’éditeur Univocal, Flusser reste encore de nos

75 D’après Sander Klaus, Flusser-Quellen, Eine kommetierte Bibliografie Vilém Flusser

von 1960-2002, document inédit disponible dans les Archives Vilém Flusser à

Berlin, ces archives comprennent 406 textes majeurs originaux en allemand, 352 en portugais, 90 en anglais et 60 en français. On se référera également avec profit au site brésilien (en anglais et en portugais), en ligne : <http://flusserbrasil.com/index.html>, consulté le 2 novembre 2015.

76 Par exemple « Mon Atlas » dont trois versions dactylographiées par lui-même (allemand, français et portugais), similaires mais non identiques, se trouvent en ligne : <http://www.flusserstudies.net/archive/flusser-studies-14-november- 2012>, consulté le 2 novembre 2015.

77 Aux sept livres recensés dans ce tableau en ligne : <https://s3.amazonaws.com/arena-

attachments/185807/0ec6620fa3395a78d99042e5284bbadc.pdf>, consulté le 2 novembre 2015, il faut ajouter Flusser Vilém & Bec Louis, Vampyroteuthis

infernalis. Un Traité, suivi d’un Rapport de l’Institut scientifique de recherche paranaturaliste, Bruxelles, Zones sensibles, 2015 [1987].

78La Force du Quotidien (Paris, Mame, 1973) a été traduit d’un texte écrit en anglais, mais non publié. Le Monde Codifié (Paris, Institut de l’Environnement, 1974) est la publication de la transcription d’une conférence donnée par lui en français le 3 mai 1973.

79 Voir Wagnermeier Silvia, “Escrever para publicar”, Revista GHREBH, vol. 1, n°11 (Comunicação, Imagem e Técnica - Vilém Flusser), 2008, en ligne : <http://www.revista.cisc.org.br/ghrebh/index.php?journal=ghrebh&page=ar ticle&op=viewFile&path[]=9&path[]=9 >, consulté le 30 octobre 2015.

80 Voir par exemple le texte de Sean Cubitt en avril 2004 dans Leonardo à propos de quatre livres de Flusser récemment traduits en anglais, en ligne : <http://www.leonardo.info/reviews/apr2004/flusser_cubitt.html>, consulté le 2 novembre 2015.

45 jours un auteur relativement méconnu en France, alors qu’il fut basé en France pendant seize ans, de 1975 à sa mort, et qu’il y donna un grand nombre de cours et de conférences81. Très peu d’articles critiques ont été écrits sur lui en France, et certains ont été particulièrement négatifs et virulents : c’est ainsi que, à sa parution, Pour une Philosophie de la Photographie a été traité d’« opuscule prétentieux écrit en charabia » et de « triste farce »82. À notre connaissance, avec Alain Desvergnes qui l’invita à l’École Nationale de la Photographie à Arles83, seul Michel Frizot reconnut son importance lors de ses cours à l’École du Louvre et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. En effet, pour Michel Frizot84, la pensée de Flusser était particulièrement intéressante car, comme la sienne, elle se démarquait du discours alors dominant centré d’une

81 D’après la biographie de Ricardo Mendes, Flusser a donné des cours ou des conférences dans les établissements ou institutions français suivants : Centre Albert Magnus, Institut de l’Environnement, École d’Architecture de l’Université de Marseille, École de Sociologie Interrogative, Institut Français de Recherche Para-naturaliste, Maison de la Culture d’Aix-en-Provence, Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles 1975 et 1983. C’est une liste certainement non exhaustive, qui témoigne de la diversité de ses intérêts, mais aussi de sa marginalité par rapport au monde universitaire français. Flusser est également intervenu les 29 et 30 novembre 1978 à un séminaire sur la lecture de l’image à l’École Nationale Supérieure des Beaux-arts de Paris, aux côtés de Jean Baudrillard, Gisèle Freund, Bernard Lamarche-Vadel et Yves Michaud (Flusseriana, op.cit., p.496)

82 Gunthert André, « L’économie de la pensée », La Recherche Photographique, n°20, printemps 1997, p.10-12 (Annexe C.2). À ce sujet, André Gunthert nous a écrit (message privé via Facebook le 18 janvier 2014) : « Ce texte initialement publié dans La Recherche s'explique par deux éléments de contexte : la présentation de la publication française de Flusser comme un élément clé du festival d'Arles de 1997, et ma propre mobilisation en vue de contribuer à fonder une science historique rigoureuse de la photographie (fondation d'Études photo en 1996). J'ai de nombreux désaccords avec Flusser, mais je ne publierai certainement plus aujourd'hui un texte aussi agressif et acrimonieux. En fait, je n'aurais pas à exprimer aussi violemment mon désaccord, parce que le contexte des études photographiques, grâce à EP et à notre travail, avec Michel [Poivert], Clément [Chéroux], Paul-Louis [Roubert]..., a profondément changé. Il a fallu se battre pour cela, et c'est la trace de cet effort et des résistances qui nous étaient alors opposées dont ce texte conserve l'empreinte. »

83 Courrier électronique d’Alain Desvergnes à l’auteur, 16 mars 2011 (Annexe C.3). Desvergnes avait découvert le travail de Flusser quand il enseignait en Amérique dans les années 1960-70.

46 part sur l’indicialité de la photographie et d’autre part sur La chambre claire de Barthes. L’approche scientifique de Frizot85 et l’approche systémique de Flusser, sans être identiques, étaient toutes deux alors originales, voire marginales. Frizot n’a pas écrit directement sur Flusser lui-même, et ce dernier, dont, alors, quasiment aucun texte n’existait en français, n’est pas mentionné dans la première édition en 1994 de sa Nouvelle Histoire de la Photographie86, alors qu’il n’aurait pas déparé, par exemple, dans la section « Formes du regard. Philosophie et photographie » d’Yves Michaud87. Mais les idées de Flusser ont clairement influencé Michel Frizot dans son ouvrage Photographie(r)88, où, s’intéressant au processus photographique même, il développe les concepts de « régime photographique89 », de « technofacture90 » et de « contexte de production91 », tous assez proches des concepts de Flusser, pour conclure en écrivant : « Toute photographie qui nous est montrée procède d’un appareil technique, de circonstances historiques, de motivations humaines, et d’un contrat de diffusion. » et « Seule la connaissance des paramètres et des intentions de leur fabrication permet d’appréhender pertinemment les

85 Exposée, par exemple, dans Frizot Michel, “Who’s Afraid of Photons ?”, dans Elkins James (dir.), Photography Theory, New York, Routledge, 2007, p.269- 283.

86 Frizot Michel (dir.), Nouvelle Histoire de la Photographie, Paris, Adam Biro & Larousse, 1994. La réédition de 2000 ne fut, dit Frizot, qu’une réimpression à l’identique.

87 Dans cette section (p.731-738), Michaud écrit, par exemple « On photographie ce que la caméra permet techniquement de photographier, dans le temps qu’elle permet. » (Ibid p.737), une idée proche de celle de Flusser sur l’apparatus.

88 Frizot Michel et de Veigy Cédric, « Photographie(r) », Documentation

photographique, n°8021, juin 2001. Dans la bibliographie de cet essai, les auteurs

citent six livres généraux, dont celui de Flusser, Pour une Philosophie de la

Photographie.

89 « Le ‘régime photographique’ est constitué de ces principes [« la surface sensible, la dualité négatif-positif, le mode de fonctionnement optique et mécanique de la chambre »] et de leurs conséquences sur la notion même d’image », Ibid, p.6.

90 « C’est la première apparition d’une technique de production automatique d’images (technofacture) dans une société qui ne connaît que la manufacture des images. », Ibid, p.7.

91 « Cette profusion indistincte produit un nivellement général de l’attention aux images, et dissuade de replacer chacune d’elles dans son contexte de production. », Ibid, p.13.

47 évènements qui y sont inscrits. »92 Il faut aussi signaler qu’en 1996, Joan Fontcuberta, photographe et écrivain très inspiré par Flusser et, cette année-là, directeur artistique des Rencontres Internationales de la Photographie à Arles, y organisa un programme intitulé « Réels, Fictions, Virtuel » en hommage à Roland Barthes, Jorge Luis Borges et Vilém Flusser93. Sauf erreur, il a toutefois fallu attendre 2008 pour qu’un colloque universitaire, sinon entièrement consacré à Flusser, en tout cas fortement inspiré par ses idées, soit organisé en France, par Jean Arrouye et Michel Guérin à Marseille sous l’égide de l’Université de Provence les 26, 27 et 28 novembre 2008 sous le titre « Le photographiable » ; et il a fallu attendre 2013 pour que, avec l’édition des actes de ce colloque, un premier ouvrage critique soit publié en France sur la pensée de Flusser94, en contraste très net avec la multiplicité de colloques et de livres en allemand, portugais et anglais. L’argument principal de ce colloque à Marseille, auquel a participé une dizaine de chercheurs, est ainsi résumé par les deux organisateurs :

92 Ibid, p.14 et p.48.

93 Dans l’ouvrage publié à cette occasion (Réels, Fictions, Virtuels, Arles, Actes Sud, 1996), il n’y a toutefois qu’une seule mention de Flusser (p.15, sous la plume de Fontcuberta), mais plusieurs contributions concernent la photographie expérimentale : sur Paolo Gioli, sur Pierre Cordier, sur Günther Selichar, et surtout un article de Christian Gattinoni, « La corne de la licorne. Alchimie optique », p.74-82, où le travail d’une douzaine de photographes expérimentaux, dont Jeff Guess, Eric Renner, Felten et Messenger, Mr. Pippin… est décrit et analysé.

94 Arrouye Jean et Guérin Michel (dirs.), Le photographiable, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2013.

48 « Le photographiable [notion controversée au centre de l’essai de Flusser95] désigne-t-il une limite ou, à l’inverse, une liberté indéfinie ? Renvoie-t-il strictement au programme de l’appareil … ? Ou bien … les soi-disant ‘limites du photographiable’ ne sont-elles pas faites plutôt pour être reculées et déplacées96 ? »

Nous reviendrons plus loin sur certaines des contributions à ce colloque.

Une autre illustration de cette désaffection française est que, sur le site français qui recense les thèses terminées ou en cours dans toutes les universités françaises, une seule étudiante

(outre nous-même) poursuit une recherche doctorale en rapport avec Flusser97 ; de la même manière, sur le site international Academia où étudiants et chercheurs peuvent lister leurs sujets d’intérêt et de recherche et mettre à disposition leurs écrits,

parmi plus de 200 textes concernant Flusser, un seul (outre les nôtres) est en français98.

95 Le mot « photographiable » est défini par Flusser dans Pour une philosophie de

la photographie (op.cit.), p.38, comme « tout ce qui figure dans le programme » (de

l’apparatus photographique).

96 Arrouye Jean et Guérin Michel, « Avant-propos », op.cit., p.7.

97 Kim Sonyoung, Le caractère et la fonction de l'œuvre d'art à l'époque numérique de Walter Benjamin à Vilém Flusser : la virtualité et l'actualité de l'œuvre numérique, thèse en cours à l’université Paris 8 sous la direction de Véronique Fabbri. Site <www.theses.fr>, consulté le 25 octobre 2015.

98 Il s’agit de l’annonce du livre Penser l’Image II. Anthropologies du visuel, qui comprend un texte de Flusser. Site <www.academia.edu>, consulté le 25 octobre 2015.

Photographie de la pierre tombale de Vilém Flusser et de son épouse, Nouveau cimetière Juif, Prague, ph. Chloé Théault, 2 janvier 2016.

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Le style de Flusser

Il faut dire que Flusser n’est pas un auteur typiquement « académique ». Un lecteur empathique99 trouvera son style flamboyant, excentrique100 et polémique, aux antipodes de la rigueur universitaire, et jugera que sa pensée est foisonnante, parfois contradictoire, et souvent difficile à suivre101. Flusser écrit des essais plutôt que des traités102, ses ouvrages n’ont en général ni notes de bas de page, ni bibliographies fournies. Il ne se cantonne pas à un sujet étroitement défini, mais sa pensée se caractérise par des « sauts latéraux entre les disciplines103 », elle est « poreuse, élastique, pluriculturelle, … dialectique (au vrai sens du mot)104 ». Zielinski le définit comme « un penseur offensif, ‘anstößig’, adjectif allemand qui s’applique à un mode de pensée qui fait bouger

99 Une description intéressante et originale de la manière dont un lecteur peut être séduit et obsédé par Flusser se trouve dans un petit texte du musicien brésilien Brinholi Guto, “Flusser, music and me”, Flusser Studies, n°17, juin

2014, en ligne :

<http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/guto-brinholi-flusser-music-and-me.pdf>, consulté le 31 octobre 2015.

100 « Ceci me rappelle que j’ai peut-être tendance à exagérer » écrit Flusser avec humour dans un texte par ailleurs très sérieux sur les rapports entre nature et culture, Le Monde Codifié, op.cit., p.9.

101 Hubertus von Amelunxen décrit le style de Flusser comme « nomadologique », reflétant son destin d’émigré sans racines, dans sa postface “Afterword”, Towards a Philosophy of Photography, Londres, Reaktion Books, 2000, p.86.

102 Il s’en expliqua d’ailleurs, non sans humour, dans « Essays », dans Flusser Vilém, Writings, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002, p.192-196 ; traduction de « Ensaio », O Estado de São Paulo, 19 août 1967.

103 “its mental leaps between the disciplines”, Zielinski Siegfried, Deep Time of

the Media. Toward an Archeology of Hearing and Seeing by Technical Means,

Cambridge, M.I.T. Press, 2006, p.97.

104 “His thinking was soft encoded, which means porous, elastic, pluricural [sic]. He was conceptualizing the complexity of cultural processes in terms of strong interdependencies, dialectical – in the true sense of the word.”, Zielinski Siegfried, Vilém Flusser: A brief introduction to his media philosophy, 2004 (séminaire MECAD/Flusser Archive), en ligne: <https://s3.amazonaws.com/arena- attachments/151304/7bc0b7a85128632541324d6d0ce00d57.pdf>, consulté le 2 novembre 2015.

50 les choses, et qui en même temps provoque et irrite, voire même rebute.105 ». Mark C. Rump le comparant à Walter Benjamin dit qu’ils sont tous deux des « penseurs de travers106 ». D’autres ont souligné son style provocateur, rafraîchissant, éclairant mais souvent elliptique107, ses « cabrioles polémiques108 » ou ses apparentes hésitations entre pessimisme et optimisme109. La critique italienne Camilla Mozzini110 a fait une analyse stylistique très élaborée des écrits de Flusser, où elle met l’accent sur sa dimension dialogique plutôt que cartésienne. De plus, pratiquement tous les textes de Flusser existent dans différentes versions et différentes langues, et ont été sans cesse retravaillés, de sorte qu’il n’existe que rarement une version définitive et que le chercheur est confronté à un « labyrinthe borgésien111». Face à ces complexités stylistiques, qui peuvent rebuter certains, Detlev von Graeve se demande « pourquoi tenter de l’élaguer, de le réduire pour le faire entrer dans le

105 “Above all, Flusser was an ‘anstößiger Denker’/’offensive thinker’. In German, the adjective ‘anstößig’ has a twofold meaning. It characterizes a mode of thinking that sets something into motion and simultaneously irritates others, provokes and repels.”, Zielinski Siegfried, “The Vilém Flusser Archive : A Heterotopia”, Philosophy of Photography, vol. 2, n°2, 2011, p.192.

106 “Sie sind Querdenker des 20. Jahrhunderts”, Rump Mark C., “Denkbilder und Denkfotografien. Übereinstimmungen und Unterschiede in den Ansätzen Walter Benjamins und Vilém Flussers”, dans Jäger Gottfried (dir.), Fotografie

denken. Über Vilém Flusser’s Philosophie der Medienmoderne, Bielefeld, Kerber, 2001,

p.59.

107 Goldberg Vicki, “Photography takes over”, American Photographer, vol XV, n°6, décembre 1985, p.34.

108 “polemical antics”, Poster Mark, “An introduction to Vilém Flusser’s Into

the Universe of Technical Images and Does Writing Have a Future?”, dans Flusser

Vilém, Into the Universe of Technical Images, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011, p. xii.

109 Ströhl Andreas, “Introduction”, dans Flusser Vilém, Writings, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002, p. xvi.

110 Mozzini Camilla, “For a Flusserian Method”, Flusser Studies, n°20, décembre

2015, en ligne :

<http://www.flusserstudies.net/sites/www.flusserstudies.net/files/media/atta chments/mozzini-for-a-flusserian-method.pdf>, consulté le 4 mars 2016. 111 “a Borgesian maze” : nous sommes redevables de cette image à Rodrigo Maltez Novaes, auteur de l’introduction et traducteur de Flusser Vilém, Post-

51 formalisme universitaire ?112 », tout en soulignant que, à ses yeux, Flusser n’était pas précisément un critique d’art, mais plutôt quelqu’un qui suivit ses vecteurs d’intérêt dans le champ des arts, et qu’il était un artiste autant qu’un philosophe. De ces réflexions sur son style, nous pouvons inférer une comparaison entre sa posture d’écrivain non conventionnel en dehors des méthodes académiques, et la description que lui-même fait des photographes expérimentaux ne respectant pas les normes établies.