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Le « territoire », entité patrimoniale

2. Une approche pragmatique : le « patrimoine effectif » dans des entités formant un tout

2.3. Le « territoire », entité patrimoniale

« Il existe une incontestable parenté entre les concepts de patrimoine et de territoire. »

(DI MEO, 1996)

2.3.1. Territoire et patrimoine

Le territoire vécu ne se réduit pas à une entité définie de façon politique comme un découpage administratif ou une entité définie de façon scientifique comme un bassin versant ou un écosystème (BREDIF, 2004). Il exprime, pour une communauté humaine, une appartenance, une référence non seulement géographique mais aussi politique, sociale, économique, paysagère, historique… En ce sens, le territoire est une « unité » dans la complexité, un intégrateur pour ceux pour qui il fait sens. Le territoire ne se définit pas a priori par des normes extérieures, il est une émergence qui correspond à une co-construction par ses habitants, en fonction de leurs réalités quotidiennes. Territoire et patrimoine sont très souvent reliés, certains auteurs, en particulier des géographes (DI MEO, 1996) remarquent les similitudes entre ces deux représentations de la réalité. D’ailleurs, dans le territoire, nous retrouvons les quatre dimensions invariantes du patrimoine déterminées plus haut65 :

• Le titulaire : la notion de territoire est subjective, elle n’a de sens que par rapport à un groupe humain qui le désigne comme tel.

• L’identité : les territoires sont des réceptacles d’identité : le lieu d’où l’on vient, le lieu où l’on vit contribuent à ce que nous sommes.

• Le commun : à un territoire est attaché une communauté humaine, il se distingue de la « collectivité » chargé parfois de représenter ses habitants, il n’est pas non plus la simple addition des individus et de leurs propriétés foncières.

• Le rapport de l’homme au temps : un territoire s’est aussi souvent une histoire, l’histoire d’une communauté humaine passée et à venir, il peut être le support d’un projet pour que les habitants y voient grandir leurs enfants, il peut aussi être un « lieu de mémoire » pour reprendre l’expression de Pierre NORA.

Un territoire est potentiellement un patrimoine. L’attachement au territoire peut être vécu comme une relation patrimoniale. Cela dit, la relation entre territoire et patrimoine peut se retourner : la relation patrimoniale a souvent besoin d’un socle, d’un intégrateur tel que le territoire. Dans nos interventions patrimoniales, la question du territoire est toujours au centre parce qu’il est le lieu de l’engagement des acteurs en situation, le lieu de la construction du dessein commun, de l’expression du patrimoine. Hervé BREDIF qualifie le territoire « d’unitas compexe » et en donne une définition qui le relie à un « projet » de vie ensemble pour une communauté, un projet patrimonial :

« Par territoire, il convient d’entendre une portion d’espace terrestre investie et patrimonialisée par un groupe humain, les différents membres de ce groupe ayant conscience de partager ensemble une communauté de destin et de projet en rapport avec cet espace et ses grandes qualités. » (BREDIF, 2004, p759)

2.3.2. A Olmany : la contamination radiologique du territoire entraîne la

dégradation des relations patrimoniales

Lors de la première phase du projet ETHOS, l’équipe de l’Université Technologique de Compiègne a réuni des habitants d’Olmany pour réaliser un film sur leur village. Il s’agissait de libérer la parole sur la contamination radiologique du territoire parce qu’après 10 ans de contamination, les habitants préfèrent ne plus en parler. Ils estiment ne rien pouvoir faire pour améliorer la situation radiologique et les préoccupations quotidiennes l’emportent sur les conséquences à long terme de la contamination du territoire et des aliments : « nous préférons

mourir de contamination que de mourir de faim ». Une caméra a été confiée au groupe

d’habitants et ils ont réalisé un premier film. Durant sa quasi-totalité les habitants montrent la beauté du territoire, le village, les marais, la forêt, les champignons, les travaux des champs… Il n’est jamais question de la radioactivité due à Tchernobyl. Puis, dans les cinq dernières minutes, les membres du groupe ont filmé une réunion où un médecin, face aux habitants réunis, explique que leurs enfants sont très contaminés et que c’est de leur faute, parce qu’ils ne font pas assez attention à ce qu’ils leur donnent à manger.

Ce film révèle la fêlure profonde, difficilement exprimable par des mots, qui s’est produite au moment où le nuage de Tchernobyl a éparpillé sur ce village des radionucléides artificiels. Beaucoup d’habitants restent attachés à leur territoire, à ses produits, à leur mode de vie rural :

« Quand je sors de ma maison, tout est familier autour de moi ; le pré, la forêt et les champs. Mon cher pays natal, je ne vais pas me plaindre de mon sort. Je dirai tout bas aux champs : je ne vous quitterai jamais, je resterai toujours ici. » Alexandre Alexandrovitch DOMACHTCHOUK (Julie RIGBY, 2003, p 206)

Mais ils savent en même temps que tout est potentiellement contaminé et cette dégradation du territoire correspond à une dégradation de toutes les relations patrimoniales qu’ils entretiennent avec les éléments de leur quotidien. Le lien de confiance qui relie le titulaire et son patrimoine est affecté. Un dirigeant du District de Stolyn, en nous recevant dans son bureau nous a montré une pomme : « la contamination ne se voit pas, tout semble comme

avant et tout est différent, c’est comme cette pomme, à l’extérieur, elle semble bonne mais quand on croque dedans, il y a un ver à l’intérieur ». Toute la relation des hommes au monde est touchée, les habitants d’Olmany le vivent de façon globale, unitaire. La présence de la radioactivité lie toutes les dimensions de la vie dans le même malaise : la santé, l’économie, la famille, l’alimentation…

Que faire de la viande contaminée à Olmany ?

Un habitant parvient à élever un porc pour la vente, il emmène son animal à l’abattoir de Stolyn, distant d’une vingtaine de kilomètres. Avant d’accepter cette viande, l’abattoir doit vérifier que l’animal ne dépasse pas les normes de contamination (600 Bq/Kg). Malheureusement, contrairement aux bovins qui peuvent être contrôlés vivants, les porcs doivent être abattus car on ne peut contrôler la contamination qu’à partir d’un morceau de viande. L’animal est donc abattu, le contrôle révèle une contamination trop élevée parce que

le producteur de viande n’avait pas les moyens de contrôler l’alimentation du porc durant son engraissage. L’abattoir ne peut pas accepter cette viande. Le producteur doit donc retourner au village avec de la viande qu’il sait contaminée mais qu’il doit pourtant donner à manger à sa famille pour ne pas tout perdre…

Les habitants des territoires contaminés n’ont plus confiance ni dans les autorités, ni dans les scientifiques, ni dans leur territoire. « Tout ce qui était proche, intime, sûr, est devenu distant,

inconnu, incertain, porteur de risque, dangereux » (OLLAGNON, 2000). Des enseignants d’Olmany ont demandé à leurs élèves de faire des rédactions sur la contamination et la façon dont ils le vivent. Philippe GIRARD, psychanalyste, membre de l’équipe ETHOS, a analysé leurs textes (GIRARD, 1997)66. Il a constaté que la présence de la radioactivité due à Tchernobyl a profondément imprégné le rapport des enfants au monde :

« De nombreux enfants vantent la beauté de leur village et de la nature environnante. Toutes ces évocations sont accompagnées d’un « MAIS » : le village, la nature sont très beaux, mais c’est une beauté sale, contaminée. Il faut cependant remarquer qu’il n’y a aucun allusion au village et à la nature d’avant la contamination. Le jeune âge des rédacteurs n’explique pas cette absence de référence au passé et à l’avenir. »

Philippe GIRARD constate : « un brouillage des repères éthiques-esthétiques et une porosité

des limites traditionnelles en raison de la contamination et de ses conséquences : le Bien est mêlé au Mal (vente des myrtilles par exemple). » Il conclue : « ces confusions et ces

contradictions risquent d’entraîner de proche en proche, et à la longue, désarroi, scepticisme et passivité. »

La présence de la radioactivité fait en quelque sorte ressurgir les relations patrimoniales aux différentes composantes du territoire par la perte de confiance qu’elle induit. La forêt et ses produits (myrtilles, champignon, gibier) sont toujours des éléments auxquels les habitants sont attachés mais la contamination engendre un sentiment global de perte et de dégradation de ces relations patrimoniales.

2.3.4. Construction d’un territoire et construction d’un patrimoine

La Plaine de Versailles : territoire en construction

A l’issu de la démarche patrimoniale dans la Plaine de Versailles (PUPIN, 2003), une centaine d’acteurs concernés par ce territoire ont été mobilisés par des entretiens individuels et des groupes de travail. Un maire, participant à une réunion d’élus, considérait que cette démarche de mobilisation constituait une première étape de construction du territoire : « c’est

la première fois que le "parlement de la Plaine de Versailles" est réuni ». Un « projet patrimonial », coconstruit par les participants, a mis en évidence les éléments du territoire auxquels ils sont attachés, les problèmes associés à ces éléments et des actions à mettre en œuvre pour tenter de les résoudre autour de cinq axes :

Axe 1 : Valoriser et améliorer la qualité du bâti agricole et historique

Axe 2 : Améliorer la circulation agricole et rurale, développer des projets économiques et sociaux et culturels en harmonie avec le site

Axe 4 : Développer une information et une pédagogie de qualité.

Axe 5 : Améliorer la qualité des procédures administratives et stratégiques Axe 6 : Améliorer la qualité de l’eau et de la nature

Les acteurs du territoire en construction s’appuient ainsi sur des éléments déjà patrimonialisés par certains (qui s’en font les défenseurs ou les promoteurs) et potentiellement « patrimonialisables » : le bâti agricole, les chemins, le paysage agricole, l’eau, la nature… L’Association Patrimoniale de Plaine de Versailles et du Plateau des Alluets (APPVPA) a été créée. Elle regroupe les principaux acteurs de la Plaine au sein de quatre collèges (élus, agriculteurs, associations, personnes qualifiées) et exprime un « dessein commun » pour ce territoire :

« La Plaine de Versailles ne constitue plus seulement un espace de production agricole traversé par quelques grands axes routiers. Son aménagement ne se limite plus, comme ces dernières décennies, à des schémas directeurs pour les transports, les droits à construire, l’agriculture et les zones spécialisées. Il faut engager une démarche patrimoniale qui a pour ambition de dégager sur cet espace un projet qui satisfasse tous les partenaires : l’agriculture, l’enseignement, les élus, le monde économique et associatif, la population locale sont tous parties prenantes et doivent être acteurs d’une autre manière de gérer l’espace. » (Extrait de la plaquette : La Plaine de Versailles et le

Le Mezenc : territoire inventé

Anne-Marie MARTIN, Jean-Claude MERMET et Nadine RIBET parlent de « l’invention du Mezenc » (MARTIN et al., 2000) à partir d’un produit, « le fin gras du Mézenc », qui repose sur une pratique traditionnelle du « bœuf de Pâques », mais dont le nom est une création :

« Ainsi, les promoteurs du projet de relance de cette production traditionnelle construisent-ils un objet constitué d’un ensemble de pratiques et de savoir- faire sous un terme qui n’est ni connu, ni reconnu localement ».

Les auteurs décrivent la constitution progressive d’un territoire associé à cette production, en particulier grâce, entre autres, à la stratégie de patrimonialisation de l’Association des Amis du Mezenc, constituée majoritairement des personnes qui n’habitent pas sur le territoire et qui promeuvent un projet de développement local. Finalement, cette identité territoriale est comme imposée à des personnes qui ne se sont jamais forcément senties « du Mézenc », tout simplement parce que ce mot n’avait pas de sens local jusqu’à très récemment. Cette stratégie explicite s’inscrit dans un processus plus complexe, souligné par les auteurs :

« La construction d’un nouveau territoire du Mézenc apparaît moins comme le fait d’une jeu d’acteurs –les élus, les associations ou les professionnels – que le terme d’un processus social complexe d’attribution de sens à un espace construit, à un territoire sans frontières sinon sans limites »

2.4. La « filière », entité patrimoniale

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