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Les essais pratiques et théoriques de caractérisation du patrimoine n’engagent que

8. Ces « histoires patrimoniales » ne font apparaître ni unité d’éléments patrimonialisés, n

8.1.3. Les essais pratiques et théoriques de caractérisation du patrimoine n’engagent que

forcément le patrimoine des autres

« Il semble difficile d’isoler un champ d’investigation du patrimoine, sans risquer de laisser pour compte des questions essentielles » (JEUDY, 1990, p3)

8.1.3.1. Aucune caractérisation scientifique du patrimoine ne peut prétendre à recouvrir actuellement l’ensemble du champ patrimonial

Dans les histoires patrimoniales décrites ci-dessus, plusieurs auteurs, dans des domaines différents, ont tenté de donner une définition scientifique précise du patrimoine, soit par une démarche d’élaboration théorique visant à compléter la théorie existante (en économie : BILLAUDOT, dans le domaine juridique : AUBRY et RAU), soit par une démarche de caractérisation exhaustive des éléments patrimoniaux (patrimoine naturel pour LEFEBVRE). Il s’agit, comme l’explique Bernard BILLAUDOT (2002), de lever un flou sur ce que recouvre la notion de patrimoine, les éléments et les titulaires concernés. Or, ces tentatives n’ont fait que créer une branche supplémentaire de la polyphonie patrimoniale mais n’ont pas acquis une dimension universelle suffisante pour clore l’extension des éléments patrimonialisés ou du moins les contenir :

Dans le domaine juridique, après un siècle de cantonnement du patrimoine dans la sphère de la propriété privée, le débat sur la place du « patrimoine » resurgit avec l’émergence des « patrimoines communs » dans la législation française et du « patrimoine de l’Humanité » au niveau international. Ce foisonnement ne se traduit pas par une nouvelle catégorisation juridique : « la réutilisation du patrimoine n’est pas des plus heureuses car elle conduit à

complexifier les choses, sans permettre l’érection du patrimoine culturel au rang de véritable catégorie juridique » (HOUNIEU, 1996).

Le « patrimoine naturel » n’est pas resté une catégorie scientifique décrite par le Muséum d’Histoire Naturelle. C’est un terme qui reste fortement investi au niveau politique et dans la société en général et qui dépasse largement la seule biodiversité dans le langage courant. Son application hors des pays occidentaux suscite des modifications profondes dans son utilisation où la séparation, traditionnelle en occident, entre l’homme et la nature s’estompe.

En ethnologie, Michel RAUTENBERG (1998) conteste une approche du patrimoine uniquement par catégorie :

« La politique traditionnelle du patrimoine, en France, a été tendue, jusqu’à aujourd’hui vers l’objectif de protection. Encadré par la loi, cet objectif consiste, dans une large mesure, à classer les objets dans des catégories. A l’inverse, l’ethnologie contemporaine tend à dépasser les catégories tout établies, elle privilégie l’étude des métissages, des transformations du monde, des dynamiques de recomposition ».

En économie, le « patrimoine » n’a toujours pas réellement trouvé sa place dans les théories existantes. Les approches citées au paragraphe 5 de cette partie, prouvent que des conceptions différentes du patrimoine coexistent. Les débats qui ont eu lieu à l’Université de Reims (voir

Patrimoine, approches croisées, 2001) illustrent cette difficulté à faire du patrimoine une catégorie de la science économique.

Les généticiens refusent, de leur côté, le terme de « patrimoine génétique » parce qu’il ne recouvre précisément pas une catégorie scientifique comme nous l’avons vu plus tôt. Il sous- tend plutôt un « projet » d’ordre éthique, philosophique ou idéologique, d’un groupe d’acteurs. Or, ces projets, s’ils visent l’universalité, sont précisément contestés pour les dangers qu’ils contiennent en édictant des lois pour tous dans un domaine particulièrement intime.

Peut-être, comme l’explique Bruno LATOUR (1987), sommes-nous dans la phase transitoire de la « science en train de se faire », la « boîte noire » ne s’est pas encore refermée, plusieurs théories s’affrontent avant que l’une d’entre elles ne l’emporte, au moins provisoirement. Cependant, quand bien même une théorie deviendrait dominante, elle ne pourrait dépasser le cadre de sa discipline, alors que l’utilisation du terme de « patrimoine » transcende les disciplines. A nombre constant d’éléments concernés, c’est la différence principale entre la vision globalement unitaire du patrimoine avant la Révolution et la vision éclatée en « patrimoines » qui a émergée au XXème siècle : les histoire patrimoniales semblent avoir trop divergé pour que l’unité du « patrimoine » persiste…

8.1.3.2. Le cas du « patrimoine commun de l’Humanité » : une universalité contestée La convention de 1972 déjà citée constitue l’apogée d’un système de protection des biens culturels et naturels issu de la Révolution Française : de la construction d’une identité nationale, telle qu’elle était évoquée alors, l’UNESCO propose la construction d’une identité mondiale dont la « collectivité internationale » serait le garant. Cette convention marque aussi le début d’un processus d’utilisation du terme de patrimoine pour un champ de plus en plus large qui pose la question du sens de « l’universalité ». D’une part, la raison même de cette convention est la dégradation ou la destruction de ce qui est désigné comme « patrimoine », entre autres par l’action humaine, ce qui prouve qu’une partie au moins de l’Humanité juge que la protection de ce « patrimoine universel » n’est pas une priorité, voire qu’elle ne reconnaît pas son « universalité ». D’autre part, des groupes d’acteurs de part le monde peuvent considérer que tel ou tel bien fait partie du patrimoine de l’Humanité sans qu’il soit reconnu par l’UNESCO. A partir de la fin des années 1980, le Comité du Patrimoine Mondial prend conscience de ces déséquilibres : une étude globale de l’ICOMOS, réalisée entre 1987 et 1994 montrait que l’architecture vernaculaire, les cultures vivantes, les cultures traditionnelles étaient sous-représentées dans les éléments « patrimonialisés » par l’UNESCO. Le déséquilibre existe aussi entre patrimoine architectural et patrimoine culturel et par régions géographiques : « en 1994, sur 410 biens inscrits, situés principalement en Europe, on

comptait 304 sites culturels mais seulement 90 sites naturels et 16 sites mixtes » (selon le site www.unesco.org). De façon plus générale, c’est l’architecture monumentale urbaine, européenne et chrétienne qui a constitué le modèle dominant jusqu’à présent (UNESCO, 1994). Krzysytof POMIAN (1989) note que le mouvement de définition d’un patrimoine mondial est né en Occident (France et Europe) et qu’il reste encore profondément lié à cette

critères d’identification des patrimoines47. Jean-Pierre BABELON et André CHASTEL (1994, p105) constatent aussi que « de nombreux pays du tiers-monde ont été

amenés à désigner des monuments, des ensembles, des sites qui pouvaient, en raison de leur intérêt local, leur constituer un « patrimoine ». L’appareil des traditions et des coutumes, véritable charpente de ces sociétés n’impliquait pas un ordre de symboles monumentaux comparable à celui des contrées occidentales : il a fallu en improviser un. Mais l’artifice saute aux yeux. » Guy DI MEO (2006, pp102-103) va plus loin : pour lui, ce mode d’action

« dénote sans doute des postures dites post-coloniales, celles contenues dans le concept de patrimoine mondial défendu par l’UNESCO ». Stana NENADIC (2002), prenant le cas de la France, va dans le même sens, posant la question de l’appropriation par un pays d’une œuvre d’art d’un autre pays au nom de l’universalité du patrimoine mondial : « dans un monde post-

colonial, de nombreuses institutions défendent encore avec fermeté le droit pour la Grande Bretagne à protéger un patrimoine international ».48.

Suite à ce constat, le Comité du patrimoine mondial lançait en 1994 la « Stratégie globale pour une Liste du patrimoine mondial équilibrée, représentative et crédible ». Cette nouvelle stratégie a amené l’UNESCO à élargir encore la notion de patrimoine mondial et à s’interroger sur les procédures d’inscription utilisées et à la façon dont les éléments culturels ou naturels sont identifiés ou évalués. Des catégories manquantes ont été intégrées au patrimoine mondial comme les paysages (savanes, toundra, etc.) et des patrimoines immatériels (langues, croyances, etc.) pour mieux refléter la diversité de la planète (AUDRERIE et al., 1998) ; les critères de choix ont été modifiés pour que de nouveaux pays soient encouragés à proposer des candidatures. Cependant, l’UNESCO prend l’universalité du patrimoine mondial comme acquis ; face au déséquilibre de la liste du patrimoine mondial, l’organisation reste dans la même logique, le même mode d’expertise et ne répond ni à la question des « patrimoines mondiaux » qui ne sont pas conservés par leur pays d’origine, ni à celle de l’exclusion de fait des acteurs qui n’entrent pas dans cette logique patrimoniale (ABSI, 200449). Le mode d’organisation lui-même n’est pas remis en cause alors que les

47 En 1997, 25 des 37 nouveaux sites classés par l’UNESCO « patrimoine mondial de l’Humanité » étaient situés

en Europe ou en Amérique du Nord. Source : Le patrimoine mondial, Que sais-je, PUF, 1998.

48

Cette auteure cite en particulier le cas des Marbres d’Elgin, dont Lord Elgin, Ambassadeur à Constantinople, a pris possession au XVIIIème siècle, quand la Grèce était sous domination Ottomane. En France, la question se

pose par exemple pour les œuvres égyptiennes ramenées par Napoléon Bonaparte.

49 « Dans le cas des mineurs de Potosi, il [s’agit du problème] de recours à l’injonction universelle et donc

transcendantale, du patrimoine, pour imposer un point de vue et faire taire tous ceux –ouvrier, Etat bolivien et investisseurs – qui considèrent la montagne comme une richesse économique avant tout. C’est ainsi qu’en raison

critiques sur le sens du patrimoine mondial posent une question centrale : un groupe d’expert, aussi compétent et important soit-il, peut-il décider ce qui est un patrimoine « universel » pour le reste de l’Humanité ?

8.2. Sous l’ambiguïté du terme, pas toujours de prise en charge effective des

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