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Derrière le succès du mot, un problème et/ou un projet patrimoniaux

4. L’utilisation croissante du terme de patrimoine est un symptôme de cette modification de

4.3. Derrière le succès du mot, un problème et/ou un projet patrimoniaux

réaction vis-à-vis de la modification de notre rapport au monde : la peur de la destruction et de la mort d’une part, la conscience d’une responsabilité dans la prise en charge d’un milieu complexe et fragile d’autre part.

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Le texte de la convention est disponible en Français et en Anglais sur le site Internet du conseil de l’Europe :

http://www.coe.int/t/f/coop%E9ration_culturelle/patrimoine/ressources/textrefpatcult.asp#P8_226

7 Le préambule de la convention stipule que : « la zone du fond des mers et des océans, ainsi que de leur sous-

sol, au-delà des limites de la juridiction nationale et les ressources de cette zone sont le patrimoine commun de l'humanité et que l'exploration et l'exploitation de la zone se feront dans l'intérêt de l'humanité tout entière, indépendamment de la situation géographique des Etats ».

« L’idée de patrimoine n’est plus simplement fondée sur la défense contre une agression potentielle mais traduit une aspiration et un engagement partagé » (THEROND, cité par OST, 1995, p311).

4.3.1. Le refus de la destruction, une volonté de survivre à la mort : des éléments

déclencheurs d’un « problème patrimonial ».

L’impact croissant de l’homme sur le monde peut être vu avant tout comme négatif. La capacité acquise de destruction ou de modification de ce qui nous entoure, volontaire ou involontaire, est telle qu’elle suscite en retour une réaction de protection, de sauvegarde de ce que chacun estime être digne d’être transmis à ses descendants. La notion de « patrimoine » est souvent associée, dans le monde occidental, à cette peur de la destruction et de la mort :

« on sait bien que la hantise de la destruction, depuis l’effacement des traces jusqu’à la catastrophe nucléaire, légitime un état d’urgence qui stimule la prospective patrimoniale »

(Henri-Pierre JEUDY, 1990).

La peur de la mort a, bien sûr, toujours existé mais le passage, dans les sociétés occidentales, à la modernité sous la forme d’une « rationalisation instrumentale » (TOURAINE, 1991), a modifié ce rapport à la mort. La construction de cette modernité a contribué à donner l’image d’une organisation sociétale qui gère tout, y compris la mort (système médical, maisons de retraite) ; elle est de plus en plus refoulée dans les représentations, elle est beaucoup moins présente comme elle l’était symboliquement il y a encore peu de temps (port du deuil par exemple) :

« Le passage d’une société symbolique à la société moderne s’analyse en ce transfert : le rapport à la mort, au sexe, à l’aléa, à tout ce que l’homme affronte difficilement sans médiation n’est plus assuré symboliquement à l’intérieur de la société, mais délégué à l’économie marchande ou à des appareils spécialisés qui renforcent l’appareil d’Etat. […] Dans le même temps, le patrimoine devient paradoxalement le lieu d’avant-garde de la modernité où devront s’inventer des formes de gestion de l’excès » (Marc GUILLAUME, 1990). Le succès de la notion de patrimoine est donc à la fois une forme occidentale de refus de la destruction et de la mort, mais aussi la manifestation d’une remise en cause du refoulement systématique de la question de la destruction et de la mort. En fait, la peur de la destruction d’un élément identitaire ou le constat de sa dégradation constitue une prise de conscience patrimoniale par un acteur ou un groupe d’acteurs qui est très souvent à l’origine de la patrimonialisation. Cette prise de conscience suppose un dévoilement du risque de destruction

de l’élément identitaire : ce risque de destruction ou cette dégradation est vécue comme un « problème »8 par l’acteur ou le groupe d’acteurs concernés.

4.3.2. Une volonté de prise en charge des éléments matériels et immatériels qui

participent à notre identité : un « projet patrimonial »

Face au problème de dégradation ou de destruction d’éléments « patrimoniaux », les acteurs concernés parlent de sauvegarde, de conservation voire de développement des éléments qu’ils nomment « patrimoine ». Au « problème » répond donc un « projet patrimonial » qui exprime la volonté de prise en charge du titulaire. Il s’agit, pour un acteur ou un groupe d’acteur, de maintenir dans le temps et l’espace des éléments qu’ils considèrent comme important pour leur identité.

Ainsi, Henry OLLAGNON définit le patrimoine comme :

« Un ensemble d’éléments matériels et immatériels, centré sur le titulaire, qui concourt à maintenir et développer son identité et son autonomie par adaptation, dans le temps et dans l’espace, à un univers évolutif » (OLLAGNON, thèse, 1998 p 423).

Notons que l’expression d’un projet patrimonial, d’une volonté de prise en charge, ne garantit pas automatiquement le succès de ce projet, c'est-à-dire, une prise en charge effective du patrimoine, qui assure le maintien de l’élément considéré. La notion de patrimoine peut, par ailleurs être utilisée pour caractériser un projet de prise en charge sans qu’il n’y ait à proprement parler de « problème » explicité sur le patrimoine lui-même. C’est le cas par exemple de création patrimoniale comme dans le cas du fin-gras du Mezenc (MARTIN et al., 2000) : on ne peut parler de problème sur le produit fin-gras ni sur le territoire Mezenc puisque ces deux éléments « patrimoniaux » sont une construction volontaire d’un groupe d’acteur pour souder un territoire. Ce qui n’empêche que des problèmes existent sur le territoire pour des acteurs et qu’ils décident d’adhérer au projet patrimonial en pensant qu’il peut contribuer à résoudre leur problème. Ainsi, problème et projet sont les deux faces d’un même processus de patrimonialisation.

8 Nous prenons le terme de « problème » au sens de tension entre un acteur et une réalité. Il n’y a pas de

problème en soi, mais un acteur qui, dans son rapport à la réalité, vit une tension qu’il exprime comme un problème. Voir à ce sujet la thèse d’Hervé BREDIF (2004) page 552 à 574.

Conclusion de la première partie

A l’issue de cette première partie, nous avons posé les bases de notre réflexion sur le patrimoine. Plusieurs hypothèses sous-tendent notre approche de cette notion qui rencontre un succès croissant dans les territoires, dans les disciplines scientifiques et dans la législation nationale et internationale :

- L’utilisation du terme de patrimoine par une personne exprime une relation au monde, au sens de « son » monde, ce qu’il perçoit, individuellement et, éventuellement, en commun avec d’autres personnes.

- Le succès du patrimoine correspond à une modification profonde de notre rapport au monde : un monde perçu comme fini, complexe, sur lequel notre capacité d’agir a augmenté mais où d’autres limites à l’action existent.

- Face à cette modification, le choix de la prise en charge du monde est une option parmi d’autres.

- Un titulaire nomme un élément patrimoine quand :

=> Il vit un problème de dégradation de cet élément,

=> et/ou a un projet qui exprime une volonté de prise en charge de cet élément. Ces hypothèses supposent une certaine cohérence de l’utilisation du terme de patrimoine, une unité dans la diversité des individus, des groupes, des situations et des éléments concernés. Elles supposent aussi la possibilité de la prise en charge des patrimoines, c'est-à-dire leur perpétuation effective dans le temps et l’espace à travers une succession de titulaires.

Deuxième partie :

Histoires patrimoniales singulières,

prises en charge partielles

Introduction de la deuxième partie

Les ressorts de la patrimonialisation semblent identifiés et permettent de trouver un socle commun à toutes les désignations de « patrimoines ». Cependant, l’extrême diversité des éléments ainsi dénommés (du génome à la Lune) laisse présager aussi une diversité des « histoires patrimoniales ». L’utilisation récurrente du terme et les évolutions qui l’ont vu émerger ne nous berce-t-il pas dans l’illusion d’une unité du patrimoine ?

Pour Isac CHIVA (1994, p5), l’historique sémantique du mot est aujourd’hui assez bien connu. Nous estimons, pour notre part, que cet historique du patrimoine est souvent cantonné à l’optique de la protection des biens culturels ou naturels pour la période « moderne » (à partir de la Révolution Française). Notre ambition est d’élargir le regard sur le patrimoine, en postulant que son utilisation n’est jamais anodine puisqu’elle repose, comme nous l’avons expliqué en première partie, sur le problème et/ou le projet d’un acteur en réaction par rapport à l’évolution de son rapport au monde.

Dans les paragraphes suivants, nous nous intéresserons à des « histoires patrimoniales », aux contextes qui ont vu des personnes utiliser le mot patrimoine. Ces histoires seront décrites à la manière d’un arbre : nous tenterons de découvrir les racines de l’utilisation du mot, l’utilisation du mot lui-même et les différentes branches qui partent de ce tronc commun et qui constituent des évolutions du terme de patrimoine ou des prolongations de l’histoire patrimoniale. Le danger de cette approche est de tomber dans l’anachronisme en plaquant la notion de patrimoine à des époques où le terme n’était pas du tout utilisé. Nous nous attacherons donc à exposer des éléments, soit qui relèvent explicitement de l’utilisation du terme de « patrimoine » ou qui, pour des auteurs, auront fait l’objet d’une interprétation en terme de « patrimoine » après coup (en particulier pour les « racines » de l’utilisation du mot). En insistant ainsi sur l’utilisation même du mot patrimoine, nous ne chercherons pas à entrer dans le détail de chaque théorie mais surtout de détailler le contenu assigné au mot patrimoine par les différents acteurs et auteurs qui l’utilisent. Ces différentes histoires patrimoniales ne sont pas exclusives les unes des autres : certaines branches des arbres donnent naissance à d’autres histoires qui s’entrecroisent avec d’autres histoires patrimoniales.

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