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De nouvelles approches juridiques du patrimoine émergent à la fin du XXème siècle,

1. Le patrimoine juridique

1.4. De nouvelles approches juridiques du patrimoine émergent à la fin du XXème siècle,

1.4.1. De nouvelles branches du droit « contaminées » par le terme « patrimoine »

Depuis les années 1960, d’autres « histoires patrimoniales » ont abouti à l’introduction du terme de « patrimoine » dans le droit français. C’est d’abord dans le domaine culturel que le patrimoine fait son entrée10, puis l’expression « patrimoine naturel » est employée11. Un pas est franchi quand La loi du 7 janvier 1983 (Loi Defferre), relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l'Etat, rappelle que « le

10

voir §2.4.

territoire français est le patrimoine commun de la Nation ». Dans la lignée de la loi Deferre, la loi sur l’eau du 3 janvier 1992 stipule, dans l’article 1 : « l’eau fait partie du patrimoine

commun de la Nation ». En 1994, pour la première fois, un élément immatériel, est considérée comme patrimoine : « la langue française est un élément fondamental de la personnalité et du

patrimoine de la France »12. La loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement (Loi Barnier) stipule, elle, que « les espaces, ressources et milieux

naturels, les sites et paysages, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la Nation ». Après le territoire, la langue et l’eau, c’est donc l’environnement qui est « patrimonialisé ». En 2005, la Charte de l’Environnement13 est intégrée à la Constitution, il est précisé, dans son article 2, que « l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains ». Parallèlement, au niveau international, le terme de « patrimoine de l’Humanité » culturel, naturel et génétique fait son chemin (voir les paragraphes 2, 3 et 4 de cette partie).

1.4.2. Des auteurs tentent d’interpréter cette évolution du droit dans un débat sur

l’approche juridique de la relation homme-nature

Les implications juridiques de cette nouvelle utilisation du terme de patrimoine ne sont pas encore bien établies. Le législateur français semble d’ailleurs considérer que ces intitulés relèvent plus de la reconnaissance de l’importance de ces éléments culturels et naturels que d’une volonté de modifier le corpus juridique. Ainsi, lors de l’étude par les députés et les sénateurs de la Charte de l’Environnement, il est noté, en ce qui concerne l’emploi du mot « patrimoine » dans les lois Deferre et Barnier, que « Le juge n'a jamais tiré aucune

application contentieuse de ces dispositions. » (Rapport n° 352 (2003-2004) de M. Patrice GÉLARD, fait au nom de la commission des lois, déposé le 16 juin 2004).

Dans le même esprit, certains juristes estiment que cette évolution ne marque pas la constitution d’un nouveau titulaire patrimonial (la Nation, la France) avec des droits comme peuvent en avoir les titulaires patrimoniaux privés (individu ou personne morale). Jean-Pierre HOUNIEU (1996, p81) estime ainsi qu’« il s’agit moins d’affirmer que la nation est titulaire

de droits subjectifs sur ces éléments composant le patrimoine commun de la nation, que de reconnaître un droit d’usage à l’ensemble des individus composant cette nation. L’idée sous-

jacente […] est celle de protection, entendue au sens large, des différents éléments composant ces patrimoines ».

Cependant, l’accumulation de lois utilisant le terme de « patrimoine » est aussi associée à l’émergence de principes, en particulier dans le domaine de l’environnement qui commencent à constituer un ensemble plus ou moins cohérent de références sur lesquelles peuvent s’appuyer un juge (DOUSSAN, 1998) : principe de précaution, principe d’action préventive, principe pollueur-payeur, principe de participation.

Cette introduction de multiples « patrimoines » pose ainsi des questions nouvelles au-delà des cadres classiques du droit privé et du droit public. La théorie classique d’AUBRY et RAU est aujourd’hui revisitée par des chercheurs qui voient dans le patrimoine un outil de renouvellement du droit, en France et dans le monde. Une des caractéristiques intéressantes du patrimoine, du point de vue du droit, était de donner un cadre à la transmission au sein d’une famille ou d’une lignée. Or, cette caractéristique a disparu au profit de la seule succession, le patrimoine disparaissant avec la personne à laquelle il est attaché. Ainsi Etienne LE ROY (1998) constate que le patrimoine, selon cette théorie devient « aussi intransmissible

que la personnalité, la disparition de l’un, pour cause de décès pour les personnes physiques, de dissolution pour les personnes morales, entraînant le partage du patrimoine au profit de tous les ayant droits ». De plus, cette intransmissibilité effective n’est compensée par aucun devoir du détenteur du patrimoine vis-à-vis des générations futures. Enfin et surtout, l’usage juridique a fait du patrimoine un ensemble essentiellement monétariste alors que, précisément, le patrimoine renvoie plutôt à des éléments qui ne sont pas ou difficilement évaluables en terme monétaire : la nature, les monuments, l’ADN, un paysage, etc.

Pour Geneviève HUMBERT et Jean-Claude LEVEUVRE (1992), l’évolution du terme de patrimoine en France tend à se rapprocher d’une conception de la nature comme sujet, plus présente dans le droit germanique. En effet, selon ces auteurs, en attribuant un titulaire en quelque sorte virtuel (la France, la Nation, l’Humanité…), sans structure juridique, au « patrimoine naturel », cette utilisation de ce terme en droit pourrait mener à « la

reconnaissance de droits aux êtres naturels ».

Pour Françoise FORTUNET (2005) en revanche, « si le concept de patrimoine se donne à la

fois de nouveaux contours et substance, c’est sans qu’il y ait abandon explicite de la théorie classique ». Cette auteure distingue des « degrés de patrimonialité » liés au caractère circulant

du bien dans les échanges économiques : le bien le plus stable pour une personne est plus fortement patrimonialisé que le bien qui est échangé. « La mise en perspective dynamique du

patrimoine conduit précisément à considérer l’ensemble des biens dans un système de circulation et d’échange, non seulement entre titulaires successifs mais entre la sphère de l’être et de l’avoir. »

François OST (1995) s’inscrit aussi dans la théorie classique, il rejette l’idée d’éléments naturels qui deviendraient des sujets avec des droits spécifiques. Il part en effet du constat que le droit peine à intégrer la nature en oscillant entre cette idée de « nature-sujet » et celle de « nature-objet » pensée comme ressource pour l’homme. Il propose un autre concept, le concept dialectique de la « nature-projet » : un projet pour l’homme et un projet pour la nature, sachant que les deux sont intimement liés. Il choisit d’approfondir la notion de patrimoine, malgré son ambiguïté, pour « donner un statut juridique au milieu ». Depuis l’origine, en droit romain, le patrimoine réunit l’être et l’avoir et aujourd’hui, le patrimoine a gardé cette mixité complexe : à la fois ensemble de biens et émanation d’une personnalité (son titulaire). Pour François OST, la notion de patrimoine permet d’aborder la complexité du monde, de dépasser le clivage entre droit public et droit privé, entre « nature objet » et « nature sujet » :

« Ainsi sommes-nous progressivement mieux à même de comprendre le bien- fondé de la thèse qui voit dans le « milieu », cadre des rapports homme-nature, un « patrimoine commun » : un patrimoine tissé de droits privatifs, mais aussi d’usages collectifs dans le prolongement des investissements symboliques et vitaux que l’humanité réalise sur cette nature qui lui donne d’exister » (OST, 1995, p319).

Pour OST, c’est donc le « projet patrimonial » du titulaire qui importe. Il ne fait pas le lien, comme nous l’avons fait, avec la prise en charge en elle-même de l’élément patrimonialisé, mais plutôt avec la volonté de s’en occuper. Il cherche ainsi à décrire un phénomène social où l’élément patrimonialisé lui-même importe peu en soi : « y a-t-il pour autant des choses qui

relèvent nécessairement du patrimoine ? A cette question, il faut répondre par la négative : la patrimonialisation, qui est une interprétation sociale de la réalité, une réappropriation collective du passé ou du milieu, résulte de conventions et de décisions. […] Le patrimoine est donc le produit d’une sélection de représentations sociales ».

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