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La dynamique des entités patrimoniales : union et désunion autour des patrimoines

2. Une approche pragmatique : le « patrimoine effectif » dans des entités formant un tout

2.5. La dynamique des entités patrimoniales : union et désunion autour des patrimoines

La perception intuitive du patrimoine relie donc entre eux, pour le titulaire, des éléments perçus comme un tout, au sein d’une entité naturelle, artificielle et humaine.

2.5.1. Les formes de « désunions » autour des patrimoines

Tout ce qui peut briser cette unité est perçu comme une forme de dégradation de la relation patrimoniale, une « désunion » en quelque sorte. De façon intuitive, les personnes attachées à un « patrimoine » sont sensibles à cette « désunion » car elle correspond à un appauvrissement de l’élément patrimonial lui-même, détaché de fait d’autres éléments de l’entité dans lequel il était perçu, et aussi souvent à une exclusion de fait de la gestion de ce patrimoine, d’acteurs pourtant légitimes pour en être les co-titulaires. En particulier, un des enjeux patrimoniaux est le maintien d’un lien entre des entités « territoires » et des entités « filières » autour de la prise en charge des patrimoines.

Des marais en déshérence : le patrimoine « territoire » coupé de ses « filières »

Lors de l’audit patrimonial auquel j’ai participé pour la mise en place du Forum des Marais Atlantiques (CHRISTIN et PUPIN, 1999), de nombreuses personnes interrogées dans l’Ile d’Oléron, dans le Marais Breton Vendéen (autour de Challans) et dans le Blayais ont exprimé leur relation patrimoniale au marais. Le marais, portion de territoire maintenue par l’homme entre la terre et l’eau, est un énorme producteur potentiel de biomasse, s’il est entretenu. Il ne se comprend qu’en complément des autres espaces qui l’entourent et par rapport aux activités économiques qui peuvent s’y développer. Le plus souvent d’ailleurs, un marais est défini localement en fonction de son utilisation, de la « valorisation » de son potentiel de production : un marais ostréicole, un marais salant, une prairie humide, etc. Aujourd’hui cependant, il n’y a plus d’activité économique qui permette, comme le sel autrefois, d’occuper tout l’espace. Coupés de ce qui était une grosse part de leur identité, sans nouvelle « filière économique », ces « patrimoines » locaux sont moins entretenus voire laissés en déshérence, ils se recroquevillent sur la seule entité « territoire ». Ils tombent en friche et changent de nom : ils deviennent, pour les gens qui vivent à côté, des « marécages » ou des « marigots », et disparaissent en quelque sorte de l’espace de prise en charge (certaines personnes interrogées n’en parlent même plus). De la désunion entre le territoire et la filière économique naît une dégradation du « patrimoine » maraîchin. Pourtant, un attachement patrimonial ténu

perdure, comme en sommeil. Dans l’Ile d’Oléron, par exemple, le marais salé, ostréicole, est entretenu, « valorisé » mais le « marais doux » est « en friche ». Des personnes propriétaires dans ce marais en déshérence, rencontrées dans le cadre de l’audit patrimonial, ne veulent surtout pas se séparer de ces terres, car ils ont l’espoir qu’un jour, pour eux ou pour leurs descendants, ce bout de marais redevienne « valorisable », que l’union du territoire et d’une filière économique soit de nouveau possible…

Des « patrimoines communs » réduits à des « patrimoines filière »

Les acteurs des filières sont parfois perçus comme des facteurs de désunion du patrimoine. Ils peuvent avoir tendance à s’ériger comme seuls responsables et gestionnaires de la dimension du monde qui les intéressent, au détriment des autres dimensions et à l’exclusion des autres acteurs qui ont une vision différente de la même réalité. En quelque sorte, ils transforment, aux yeux des autres acteurs, le « patrimoine commun » en un « patrimoine de filière », ils en deviennent les titulaires effectifs. Les chasseurs réduiraient la faune sauvage au seul gibier, les pêcheurs « s’approprieraient » les poissons des rivières pour eux-mêmes, les forestiers la forêt, les gestionnaires de l’eau réduisent la qualité de l’eau à des données physico-chimiques, etc. Cette tendance des acteurs des filières à réduire les patrimoines communs à des patrimoines filières est à double tranchant : le patrimoine commun est effectivement perçu par les acteurs extérieurs à la filière comme le patrimoine de la filière et, quand il pose problème, c’est la filière qui en est tenu pour responsable : quand les sangliers font des dégâts sur les terres agricoles ou dans les jardins, ce sont les « sangliers des chasseurs » et non pas une « faune sauvage » patrimoine commun du territoire (CHRISTIN et al., 1998) ; de même, si l’ours réintroduit dans les Pyrénées pose des problèmes, c’est en quelque sorte la « filière ours » (administration de l’écologie, associations de protection de la nature, spécialistes de l’ours…) qui sera tenue pour responsable, même si, en théorie, l’ours est un « patrimoine commun » selon les dires mêmes de cette « filière ours ». De façon plus diffuse, si l’eau est encore perçue comme un « patrimoine commun » par les habitants d’un territoire, la relation à l’eau s’est fortement distendue dans la plupart des cas : quand l’eau qui coule du robinet est de mauvaise qualité, c’est la filière « eau potable » qui est tenue pour responsable ; la « filière irrigation » est accusée de s’approprier l’eau des rivières et des nappes à son profit en cas de pénurie ; la « filière hydroélectricité », elle, est accusée de dégrader le milieu naturel au profit de la seule dimension énergétique…

2.5.2. Les formes « d’unions » autour des patrimoines

De façon intuitive, un titulaire cherche à faire partager son attachement au patrimoine à d’autres personnes pour qu’elles en deviennent les co-titulaires ou les titulaires exclusifs quand il ne pourra plus lui-même s’en occuper. Plus encore, une volonté d’agrégation d’éléments humains et non humains autour du patrimoine, dans une entité toujours plus dense, fait le pendant du sentiment qui amène les titulaires effectifs ou potentiels à ressentir comme une dégradation patrimoniale toute « désunion » entre le patrimoine et les éléments constituant l’entité associée. Cette volonté « d’union » autour du patrimoine pousse les acteurs à créer de nouveaux liens pour maintenir et développer l’élément auxquels ils sont attachés. En ce sens, le « patrimoine » est bien, comme dit André MICOUD, une façon de redire en permanence « ce qui nous relie ».

La constitution d’un patrimoine par un individu, dans le sens originel du terme, peut ainsi s’interpréter comme une façon de densifier l’entité familiale, en reliant entre eux des humains (les membres de la famille, les enfants à naître, la lignée en construction) et des non humains (des terres, des meubles, des immeubles, des tableaux, des collections…). Dans un autre registre, tout le mouvement de muséification des objets, bâtiments et sites historiques, ruraux, industriels peut se comprendre comme une tentative de créer de nouveaux liens pour des éléments tombés en désuétude. Les acteurs de la muséification recréent une entité naturelle, artificielle et humaine associée au patrimoine à partir de l’ancienne, disparue ou en voie de disparition : la filière minière, le monde agricole d’autrefois, la chevalerie, etc. Ils invoquent et interprètent le passé mais ancrent aussi l’élément patrimonialisé dans le présent via le tourisme développé autour de la fréquentation induite, la recherche historique, l’éclairage qu’apporte cet élément sur notre vie d’aujourd’hui, voire une réinterprétation complète de l’histoire pour les besoins de mise en scène71.

Pour maintenir « vivant » des territoires, des cultures, des savoir-faire, des produits, leurs titulaires patrimoniaux cherchent aussi en permanence à les relier à des humains et des non humains qui sont autant de garanties de leur pérennité. Les entités sont ainsi mouvantes, dynamiques, elles peuvent interagir et se combiner pour que le patrimoine vive et se transmette. L’un des enjeux patrimoniaux majeur lors de nos interventions, est d’ailleurs la combinaison entre entités « territoire » et entités « filière » : pour que l’agriculture se

maintienne et devienne le patrimoine des habitants de la Plaine de Versailles, les agriculteurs d’aujourd’hui et de demain doivent pouvoir vivre de leur travail et s’inscrire dans des filières agricoles, tout en tissant des liens avec tous les autres acteurs de la Plaine ; pour que les marais de la façade Atlantique puissent rester ou redevenir des patrimoines vivants, les filières économiques (en particulier agricoles) cherchent à se maintenir et se développer en gardant un lien fort avec les caractéristiques du territoire72, les nouvelles filières émergentes comme la filière « biodiversité » doivent encore faire la preuve qu’elles peuvent contribuer à la pérennité des marais.

Plus l’entité patrimoniale est dense, plus elle relie des humains et des non humains différents, plus les degrés et la nature des attachements patrimoniaux varient. Ce mouvement d’union est donc concomitant d’une grande diversité de relations au même patrimoine : par exemple, certains veulent « valoriser le marais », tandis que d’autres veulent « l’entretenir », « le protéger », « maintenir la biodiversité », tout le monde pouvant se reconnaître dans l’appellation « patrimoine ». La diversité des relations patrimoniales est ainsi le pendant de la recherche d’unité qui accompagne la densification de l’entité associée au patrimoine.

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C’est évident pour l’ostréiculture et l’élevage extensif, c’est plus difficile pour la maïsiculture, accusée par ses détracteurs d’assécher les marais.

3. Une approche unitaire de l’utilisation du terme de

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