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Le phénomène de patrimonialisation généralisé continue aujourd’hui d’interroger

6. Le patrimoine ethnologique

6.4. Le phénomène de patrimonialisation généralisé continue aujourd’hui d’interroger

Les évolutions de l’ethnologie comme discipline scientifique ont finalement conduit à faire de la patrimonialisation plus que du patrimoine lui-même un sujet d’étude. A travers ce regard sur la patrimonialisation, c’est le regard des sociologues et des ethnologues sur l’ethnologie qui continue de faire débat, « une ethnologie du patrimoine qui s’affranchit du folklorisme,

comme des travers du culturalisme : constituer comme objet non pas tel ou tel trait culturel empirique défini comme ressortissant du patrimoine, mais bien le processus de patrimonialisation lui-même » (BABADZAN, 2001). Deux regards sociologiques, deux approches de la patrimonialisations cohabitent, comme deux visages du patrimoine : l’un, lié à la Modernité, décrit un mouvement de revisitation du passé lié à l’édification de la Nation, l’autre décrit des processus « post-modernes » de création identitaire.

6.4.1. Une patrimonialisation indissociable de la Modernité et de la Nation

Le premier visage de la patrimonialisation est une sorte de cristallisation du passé par la conservation d’objets témoins, la mise en musée d’activités mortes, de pans entiers de cultures. De nombreux auteurs associent patrimonialisation et Modernité, période ouverte par le siècle des Lumières : « paradoxalement, la Modernité va s’entourer de rites et de mythes,

alors même que les sociétés rurales traditionnelles où prévalaient ces formes d’expression symboliques sont en voie de liquidation accélérée » (BARDAZAN, 2001).

Yvon LAMY, dans l’Alchimie du Patrimoine (1996) considère ainsi, qu’en matière de patrimoine : « la première dimension qui s’impose à nous est la modernité ». LAMY lie en fait le patrimoine dans son sens moderne avec la construction de l’identité nationale, particulièrement en France. Pour cet auteur, le patrimoine est une forme sociale de réutilisation du passé, il n’y a donc pas de création de patrimoine mais la mise en scène du passé pour le présent : « la forme n’est que du contenu sédimenté, l’enregistrement

solennellement reconstitué d’un acquis, autrement dit la réception d’une œuvre du passé dans une situation sociale du présent. » La patrimonialisation passe alors par une « sélection » d’objet, un tri entre ce qu’un groupe humain garde de son passé et ce qu’il ne garde pas. Daniel FABRE, dans l’article « ethnologie et patrimoine en Europe » (1994), analyse les débats d’un colloque organisé par la mission du Patrimoine ethnologique. Ces débats tournent

« autour du rapport entre patrimoine, identité et nation ». FABRE lie, comme LAMY, le patrimoine à l’émergence de la Nation en France : « c’est, avec une force toute particulière,

au plan de la nation que fut originellement défini le patrimoine ». Cependant, il note que, depuis quelques décennies, la crise du sentiment national en Europe donne au patrimoine culturel un « rôle alternatif » à celui de la Nation, tout en restant une forme ancrée dans la Modernité : « la fièvre patrimoniale croissante est la forme présente de cet attachement au

passé qui s’accommode fort bien de la perception patrimoniale des lieux significatifs de notre modernité. »

6.4.2. La patrimonialisation comme nouveauté post-moderne

D’autres sociologues et ethnologues insistent sur un autre visage de la patrimonialisation. Ils parlent d’une patrimonialisation vivante, élément de construction de l’identité de groupes humains. Michel RAUTENBERG oppose ainsi le patrimoine des institutions de la culture au patrimoine vivant en construction par ses titulaires : « face à cette conception gestionnaire, les

groupes sociaux conçoivent quotidiennement des patrimoines qui évoquent d’abord l’être ensemble, l’héritage collectif, la recherche d’un lien avec leur environnement quotidien ».

Pour André MICOUD (2005), les sociologues ont des difficultés à appréhender ces groupes humains qui, en patrimonialisant, se recomposent mais maintiennent leur identité dans le temps, un temps qui n’est pas lié à la Modernité. Pour lui, c’est la sociologie qui est liée à la Modernité : « cette sociologie qui, complètement soudée de part ses origines avec la

Modernité, ne connaît encore que les seuils collectifs formés par addition d’individus rationnels et contemporains et seulement définis par leurs places dans les systèmes de production et par leur co-présence sur une espace étatico-national ». Il définit la patrimonialisation comme « l’activité sociale consistant à faire être quelque chose qui prend

nom et valeur de patrimoine ». Le succès du terme de patrimoine est conjoncturel, il révèle un problème nouveau pour l’Occident, celui de « l’identité dans le temps des groupements

humains ». La patrimonialisation est alors une façon de « re-dire ce qui nous relie » en permanence. Alain TOURAINE, dans Critique de la Modernité, tente de proposer une nouvelle forme de modernité qui s’appuierait non seulement sur la « raison », du côté de l’objectivation mais aussi sur le « sujet », du côté de la subjectivation, avec, précisément un nouveau rapport au temps : « la modernité d’une société se mesure à sa capacité de se

réapproprier les expériences humaines éloignées de la sienne dans le temps ou dans l’espace » (TOURAINE, 1991, p255). Phénomène post-moderne, le patrimoine nous permettrait de faire des liens avec le passé et d’aborder l’avenir non pas comme un progrès assuré pour tous (l’avenir de la Modernité) mais comme fondamentalement incertain. Aujourd’hui, le temps est plutôt celui de l’incertitude généralisée, d’un entre-deux beaucoup moins rassurant que le temps de la Modernité, c’est un temps auquel la notion de patrimoine correspond bien :

« Le temps du patrimoine est un peu comme celui du deuil. Il faut choisir entre ce que l’on garde, ce que l’on jette et ce que l’on réinterprète. C’est le temps pour trouver une autre manière de redire ce qui nous relie, pas seulement à nos contemporains mais aussi aux générations passées et à venir. » (MICOUD, 2005)

Plusieurs auteurs parlent ainsi du patrimoine comme une réponse à la crise de la modernité. Marc GUILLAUME (1990, pp 19-20) l’affirme : « le patrimoine est résolument post-

moderne. […] Par sa puissance d’amalgame, sa capacité à mêler à la fois les objets et leurs modalités de conservation, le patrimoine se fait le reflet de notre futur plutôt de que notre passé ».. Pour Henri-Pierre JEUDY (1990) le patrimoine est tout simplement une « illusion », un « leurre », que s’est donné tout ou partie de la société pour lutter contre les crises, contre l’oubli et la mort que la Modernité a tenté de gommer mais qui ressurgissent à partir de la fin du XXème siècle. Pour Michel RAUTENBERG, André MICOUD, Laurence BERARD et Philippe MARCHENAY (2000), le patrimoine est beaucoup plus concret, « il est construit

par des acteurs sociaux autour d’un projet, personnel ou collectif, économique et culturel » ; il peut servir à qualifier un territoire, à protéger les savoir-faire autour d’un produit alimentaire…

A travers les débats des sociologues et des ethnologues sur l’interprétation du patrimoine, nous retrouvons les deux dimensions du patrimoine ethnologique que nous avions distingué au début : un témoignage d’activités mortes, mises au musée, l’expression d’activités vivantes, éléments identitaires pour un groupe humain. Les liens entre patrimonialisation et Modernité témoignent de modes de gestion différents de ces patrimoines : référencés, classés, mis au musée (une charrue ancienne) ou utilisés, réinvestis, symbole d’une activité bien vivante (un savoir-faire gastronomique). Michel RAUTENBERG tente d’intégrer ces deux dimensions, institutionnelle et sociétale dans sa conception du patrimoine :

« On peut dire que le patrimoine est un ensemble de biens, matériels ou symboliques, qui sont faits pour être transmis, en ajoutant qu’il se construit dans une tension entre deux modèles principaux, un modèle savant et institutionnel qui se décline au singulier et vise l’universel et un modèle social qui se décline au pluriel et vise au particulier ».

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