• Aucun résultat trouvé

Aujourd’hui on peut s’opposer voire entrer en conflit au nom de « patrimoines »

8. Ces « histoires patrimoniales » ne font apparaître ni unité d’éléments patrimonialisés, n

8.1.2. Aujourd’hui on peut s’opposer voire entrer en conflit au nom de « patrimoines »

Dans un lieu donné, des « patrimoines » cohabitent ou se superposent, ils sont revendiqués par des groupes de personnes qui expriment un problème ou un projet patrimonial cohérent. La mobilisation de ces groupes d’acteurs pour la défense, la protection ou le développement de ces patrimoines différents mène parfois, sur des lieux qui concentrent les enjeux, à des conflits et des compromis. Du fait de l’évolution du sens du mot patrimoine, l’exemple certainement le plus flagrant d’opposition entre « patrimoines » différents se rencontre au niveau juridique : la construction d’un « patrimoine » par un individu ou une personne morale (ses biens propres) peut entrer en conflit avec la protection d’un « patrimoine commun » (reconnu comme tel par la loi) par un groupe d’acteurs (association, collectivité). Par exemple, un collectionneur d’art accroît son « patrimoine » en s’appropriant une œuvre considérée comme un patrimoine pour un pays, ou bien une entreprise se constitue un patrimoine propre en déposant un brevet sur un gène que d’autres considèrent comme faisant partie du « patrimoine génétique de l’Humanité »…

temps

1789 1900 1945 1960 1980

Sens ancien

Patrimoine culturel

Patrimoine = actif et passif d’un individu = > patrimoine économique Patrimoine de St Pierre Patrimoine du Roi Nombre d’éléments patrimonialisés Patrimoine naturel Patrimoine génétique Patrimoines communs Patrimoine économique (comptabilité nationale) Patrimoine ethnologique Patrimoine mondial Patrimoine stratégique

Cependant, cette opposition peut paraître formelle, comme reposant sur une confusion entre « patrimoine individuel » et propriété privée, par opposition avec un sens « moderne » du patrimoine à vocation collective ou commune (nous reviendrons plus loin sur la distinction entre ces deux termes). En fait, avec l’institutionnalisation du patrimoine (politique culturelle, protection de la nature, gestion de l’eau) certains conflits ou tensions au nom du patrimoine sont de plus en plus visibles et peuvent opposer des « patrimoines communs » entre eux. Plusieurs exemples d’oppositions de « patrimoines » sont cités dans Campagnes de tous nos

désirs (RAUTENBERG et al., 2000) : patrimoine naturel occidental contre relation des Amérindiens au territoire (LEPRETRE, 2000), visions différentes des vaches landaises, ce « sauvage patrimoine » (RIBEREAU-GAYON, 2000). Autre exemple : l’environnement est maintenant considéré comme un « patrimoine commun » (préambule de la Charte de l’environnement, 2005). Des politiques européennes prônent la construction d’éoliennes pour limiter les gaz à effet de serre au nom de la transmission d’un environnement « sain » aux générations futures. Cependant, quand ces politiques sont mise en pratiques, des riverains, des associations, y opposent la protection d’autres éléments qu’ils considèrent comme des « patrimoines communs » : des oiseaux en voie de disparition, des paysages remarquables (BLOT et al, 2001).

Les interventions d’audit patrimonial mettent aussi souvent en lumière ce type de « conflits patrimoniaux » :

Exemple 1 : Plaine de Versailles : patrimoine historique ou patrimoine agricole ?

Le Château de Versailles a été construit par LE NÔTRE dans l’axe de la vallée creusée par le Ru de Gally, délimitée au Nord par les coteaux de la forêt de Marly et au Sud par les coteaux de Bois d’Arcy, si bien qu’aujourd’hui, s’étend dans le prolongement du parc du Château, une plaine agricole, jusqu’à la Mauldre (voir annexe 2.1.). Le Parc de Versailles a été classé au titre du patrimoine mondial par l’UNESCO en 1972 et la partie Est de la Plaine de Versailles a été classée en 2000 au titre des sites avec l’argument suivant : « cet espace, vu depuis la

terrasse et la chambre du Roi, ainsi qu’il a été peint par Pierre PATEL en 1668, comporte aussi des éléments d’un grand intérêt paysager ou patrimonial, comme le domaine de Grand’Maison, le village de Rennemoulin, l’arboretum. » (DIREN Ile de France, 1996). L’ambition du classement de la Plaine de Versailles est de retrouver des alignements d’arbres

ou d’arbustes le long d’allées qui prolongeraient le Parc du Château. Plusieurs projets paysagers ont été étudiés en ce sens.

Dans la démarche patrimoniale citée précédemment (voir paragraphe 8.3.1.), l’ambition était de repatrimonialiser la qualité de l’agriculture. Des personnes auditées ont souligné à cette occasion les aspects historiques agricoles de la Plaine avant l’édification du Château (fermes du XIIème, XIIIème siècle un peu partout dans la Plaine), d’une valeur patrimoniale indéniable (PUPIN, 2003). L’audit patrimonial a montré aussi que les habitants de la Plaine de Versailles, comme des autres territoires franciliens impliqués dans la démarche, étaient attachés au paysage agricole (voir annexe 2.2.), distinct d’un espace vert, ou d’un parc comme celui du Château de Versailles. Une agriculture vivante suppose une possibilité de modification des exploitations pour les agriculteurs présents sur le site. Les agriculteurs craignent que le projet historique lié au classement et le classement lui-même ne les empêche de construire de nouveaux bâtiments, leur restreigne l’accès aux chemins et augmente la fréquentation des espaces agricoles.

Exemple 2 : Dans l’Estuaire de la Seine quel « patrimoine » faut-il protéger ?

En juillet 2005, le centre du Havre a été classé « Patrimoine mondial de l’Humanité », en tant qu’exemple architectural de la reconstruction après la Deuxième Guerre Mondiale. Aux portes du Havre, une réserve naturelle a été créée en 1997 pour préserver le « patrimoine naturel » exceptionnel de cet espace menacé par l’extension de la ville et surtout du Port du Havre (PUPIN et STURM, 2005)45. Cette réserve est d’ailleurs le résultat d’un compromis européen entre l’extension du port et la préservation des fonctions naturelles de l’estuaire : la réserve fait partie des « compensations » au projet de Port 2000. Cette réserve de plus de 8 528 ha, la plus grande de France après la Camargue, est le fruit d’âpres négociations entre les différents acteurs du territoire et les instances nationales et européennes. Quelques années après sa mise en place, des différences persistent sur le « patrimoine » à protéger. Parmi les acteurs qui ont milité pour la protection de cet espace, certains veulent surtout protéger les vasières et leur microfaune, d’autres préfèrent mettre l’accent sur les oiseaux migrateurs,

45 Les éléments suivants ont été recueillis lors d’une mission d’une équipe de l’Institut de Stratégies

Patrimoniales intitulée « évaluation prospective de la gestion de la qualité de la Réserve Naturelle de l’Estuaire de la Seine » pour le compte du gestionnaire de la Réserve, la Maison de l’Estuaire (PUPIN et STURM, 2005)

d’autres encore insistent sur la protection de la faune halieutique. Tous ces éléments peuvent encore être rangé sous la bannière du « patrimoine naturel ». D’autres « patrimoines », défendus comme tel, sont cependant en jeu dans cet espace. En effet, au moins un millier de chasseurs entretiennent environ 200 gabions46 sur le territoire de la réserve. Ils estiment que leur activité a une valeur patrimoniale. Pour certains, la roselière présente sur la réserve est aussi un « patrimoine », ainsi que l’activité traditionnelle de coupe des roseaux pour la fabrication de toits de chaume. Enfin, une partie au moins des agriculteurs considère que le paysage agricole qu’ils maintiennent a une valeur patrimoniale. Certains de ces « patrimoines » semblent compatibles mais force est de constater que « les intérêts communs

entre les acteurs ne sont pas flagrants » (PUPIN et STURM, 2005, p 15) : lors de notre intervention, le climat restait tendu, la confiance n’existait pas entre les acteurs, pour certains, les objectifs des différents groupes d’acteurs sont même incompatibles. Pourtant, chacun peut légitimement revendiquer un « patrimoine » à protéger. Faut-il choisir entre les patrimoines ?...

8.1.3. Les essais pratiques et théoriques de caractérisation du patrimoine

Outline

Documents relatifs