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L’énergie atomique et la science nucléaire, patrimoines d’une « filière »

2. Une approche pragmatique : le « patrimoine effectif » dans des entités formant un tout

2.4. La « filière », entité patrimoniale

2.4.2. L’énergie atomique et la science nucléaire, patrimoines d’une « filière »

gestionnaires de « patrimoine » sont aussi perceptibles dans le domaine scientifique. Le « patrimoine scientifique » est une expression largement utilisée aujourd’hui objet d’études68. A l’occasion de mes travaux dans le domaine du nucléaire, j’ai toujours été surpris de la passion avec laquelle les spécialistes de ce domaine défendaient « leur » science. Ces acteurs du nucléaire expliquent qu’ils font face à tellement de « croyances irrationnelles » (c’est en général leurs termes) sur la radioactivité qu’ils ont développé une pugnacité pour y répondre. De mon point de vue, cette passion pour le nucléaire relève aussi d’une « patrimonialisation »

67 Ce « modèle » est maintenant utilisé au niveau de l’Union Européenne : la directive cadre sur l’eau du

23 octobre 2000, stipule, dans son article 3 : « Les États membres recensent les bassins hydrographiques qui se trouvent sur leur territoire national et, aux fins de la présente directive, les rattachent à des districts hydrographiques. Les petits bassins hydrographiques peuvent, si nécessaire, être liés à des bassins plus importants ou regroupés avec des petits bassins avoisinants pour former un district hydrographique. » Le texte intégral sur : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:32000L0060:FR:HTML

par filière, d’un attachement fort à ce que représente la radioactivité dans l’histoire de la science :

« L’histoire de l’atome n’est pas seulement un secret militaire, un mystère et une malédiction. C’est notre jeunesse, notre époque… Notre religion »

Valentin Alexeïevitch Borissevitch, ancien chef de laboratoire de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des sciences de Biélorussie (ALEXIEVITCH, 1999, p 180).

Cette « patrimonialisation » de filière se révèle particulièrement à l’occasion du débat sur les « faibles doses » de radioactivité. Le caractère radicalement nouveau pour l’humanité de la situation dans laquelle se trouvent les habitants des territoires contaminés par Tchernobyl, celle d’une ingestion quotidienne de petites quantités de radioactivité d’origine artificielle, place les acteurs de la science dans le domaine de l’incertitude et donc du débat. Un débat scientifique à multiples facettes existe sur les « faibles doses » de radioactivité, opposant des médecins, des radioprotectionnistes, des physiciens, en particulier en France, les uns estimant que leur impact est surévalué (TUBIANA et AURENGO, 2004), les autres qu’il est sous évalué (VIEL, 1998). A ce débat scientifique, se superpose, un débat sur l’utilisation de l’énergie nucléaire opposant les « pro » et les « anti ». L’objet ici n’est pas de se prononcer sur le fond de ces deux débats mais de déterminer les relations patrimoniales à l’œuvre. A partir d’août 1989, l’URSS fait appel à des experts internationaux parce que les normes de protection qu’elle a institué pour gérer les conséquence de Tchernobyl sont en train d’être remis en cause par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR). Une première évaluation de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) renforce la politique de l’URSS en validant les normes adoptées (HERIARD-DUBREUIL et OLLAGNON, 2004, p68-69). La Commission Européenne a développé des programmes de recherche sur les conséquences de Tchernobyl dans le cadre des différents Programmes Communautaires de Recherche et Développement (PCRD). Ces programmes ont permis, dans un premier temps, de mieux connaître la circulation de la radioactivité dans l’environnement et de définir des « contre-mesures » pour éviter que la radioactivité touche l’homme au-delà des limites de doses définies au niveau local et international (voir le programme européen STRATEGY). Ces recherches appliquées passent par les structures étatiques : les contre- mesures agricoles sont expérimentées et appliquées dans les kolkhozes, les contre-mesures alimentaires sont appliquées dans les écoles et les sanatoriums.

Dès sa première intervention, le rôle de l’AIEA a toujours été fortement critiqué, principalement parce que son objectif est de promouvoir l’énergie atomique non militaire, comme l’indique ses statuts (article II), « The Agency shall seek to accelerate and enlarge the

contribution of atomic energy to peace, health and prosperity throughout the world.»69

L’AIEA est dès lors perçue en quelque sorte comme un représentant international de la « filière nucléaire », un titulaire international d’un patrimoine qui serait l’énergie atomique et qu’elle défendrait contre tous ceux qui mettraient en doute son utilité.

En France, pour des raisons spécifiques, les scientifiques spécialistes du nucléaire entretiennent avec leur science une relation patrimoniale de filière particulièrement développée comme le montre les extraits suivants du discours de Maurice TUBIANA à l’occasion du centenaire de la découverte du radium.70. La découverte du radium est un acte fondateur, initiée en France, elle a révolutionné la science moderne et donné au scientifique une nouvelle identité :

« Cette découverte marque une révolution dans l’histoire de la physique et de plus elle est française. […] Prodigieux progrès, mais aussi rupture entre la représentation du monde qui nous est fournie par nos sensations et celle que nous impose le raisonnement scientifique. Il est bien terminé le temps où l’honnête homme pouvait, le matin en ouvrant son journal, suivre l’accroissement des connaissances, ou explorer le monde en faisant confiance à ses organes de sens. »

Parler des sciences de l’atome, c’est aujourd’hui, pour M. TUBIANA, s’inscrire dans l’héritage des scientifiques qui l’ont précédé :

« A l’heure ou les simples mots "atome" ou "nucléaire" effraient, nous avons pensé que l’on devait relever le défi que pose ce centenaire et que l’on devait traiter les Français, en particulier les jeunes, en êtres adultes, c’est-à-dire leur parler sérieusement, objectivement, certes des risques mais aussi des avantages de l’atome, des rayonnements et, ce faisant, leur expliquer ce qu’est la science, prodigieuse méthode pour connaître le monde qui nous entoure, accroître le confort de l’homme, sa longévité, développer ses capacités intellectuelles. Mais leur dire aussi que la science n’est pas leçon de sagesse, elle ne rend l’homme ni meilleur ni moins bon, elle n’est, comme la technique, le feu ou le fer, qu’un instrument à son service. Et en faisant nous voulions suivre la tradition des CURIE. Après PASTEUR, Pierre et Marie CURIE, Frédéric et Irène JOLIOT-CURIE symbolisent, en France, non seulement la

69 Voir le site de l’AIEA : www.iaea.org

volonté d’aider les hommes à travers la science mais aussi et peut-être plus profondément une foi en l’éducation, une foi en l’homme. »

Une version plus internationale de cette inscription dans une aventure scientifique est proposée par Georges CHARPAK et Richard L. GARWIN dans Feux Follets et Champignons

Nucléaires (1997). Cet ouvrage décrit, entre autres, différentes périodes de l’épopée de la physique nucléaire du XXème siècle. Les auteurs s’insurgent contre les mouvements qui voudraient la freiner ou l’arrêter, ils distinguent la production d’armes, à rejeter selon eux, de la production d’énergie, à développer. Ils considèrent que des nouvelles pistes de recherche (supergénérateurs à neutrons rapides, le projet de Carlo RUBBIA…) prolongent cette épopée et la renouvellent, offrant des perspectives d’avenir, si les autorités et « l’opinion publique » en donne le temps et les moyens aux physiciens :

« Cent ans ! Donnez cent ans aux chercheurs ! La réflexion scientifique sur l’avenir de l’énergie nucléaire prend en compte des difficultés importantes comme la gestion des déchets radioaactifs, les risques d’accident, le renouvellement des combustibles fissiles dans les siècles à venir. Les hommes ont-ils vraiment aujourd’hui entre les mains une source d’énergie abondante, peu polluante, bon marché, compatible avec le développement industriel de la majeure partie de l’Humanité ? Cela est contesté par un secteur de l’opinion publique qu’il faudra convaincre avec des faits. Une recherche scientifique vigoureuse est meilleure que toutes les propagandes. » (CHARPACK et GOLDWIN, 1997 p 211)

L’énergie atomique est donc en quelque sorte perçue par ces scientifiques comme un « patrimoine scientifique ». Au-delà de la seule énergie atomique, c’est l’aventure scientifique de la découverte de la radioactivité et de ses applications qui est en jeu pour eux. Les scientifiques défendent donc aussi un « savoir-faire » scientifique, des méthodes d’analyse de la situation qui constituent aussi un « patrimoine de filière ». Mettre en avant les problèmes médicaux dans les territoires contaminés c’est, au-delà de la controverse scientifique sur l’effet des « faibles doses », attaquer certains scientifiques sur les « patrimoines » (énergie atomique et savoir-faire scientifique) dont ils se sentent individuellement, collectivement (au sein de leurs institutions) et en commun (au sein de la communauté scientifique) les titulaires.

2.5. La dynamique des entités patrimoniales : union et désunion autour des

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