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La question du commun

1. Le croisement des approches disciplinaires : à la recherche d’invariants dans les théories

1.2. Quatre points de convergence entre des théories récentes du patrimoine : le titulaire, le

1.2.2. La question du commun

1.2.2.1. Pour de nombreux auteurs actuels, les patrimoines concernent des éléments trans-appropriatifs, à gérer en « commun ».

Franck-Dominique VIVIEN, s’intéressant à la notion de patrimoine naturel, constate qu’elle pose « la question de l’appropriation de l’environnement » : « par leurs caractéristiques

privées et/ou publiques dans lesquelles ils sont insérés et dans le cadre desquels ils sont censés être gérés » (VIVIEN, 2002).

Le patrimoine interroge particulièrement le droit et l’économie sur ces choses qui ne peuvent être complètement appropriées, soit par un individu, soit par une entité collective (comme un Etat par exemple), sur lesquelles beaucoup d’acteurs peuvent agir librement, soit consciemment, soit inconsciemment comme l’eau, l’ambiance d’une ville, l’image d’une entreprise. Garrett HARDIN (1968) dans « The tragedy of the commons » a voulu prouver qu’il fallait abandonner la notion juridique « ressources communes » (« common-property ressources ») parce qu’elle menait à la surexploitation ou à la pollution. Cet article fondateur a donné naissance à un courant de pensée que François OST appelle les « écologistes de marché » (1995, pp 135-145), qui a mis le doigt sur certains mécanismes de dégradation de la nature mais aussi beaucoup simplifié la complexité des rapports de l’homme à la nature en faisant abstraction de modes de régulation communautaires traditionnels dans biens de pays (voir par exemple WEBER et REVERET, 1993). Les « communaux » existent en effet dans bien des régions du monde sous différentes formes54. Beaucoup d’auteurs depuis ont montré que ces types de « ressources » (si tenté que le terme soit le bon) appelaient à inventer (ou réinventer) d’autres modes de gestion dit « communs »55. En 2007, Elinor OSTROM et Franck VAN LAERHOVEN, dans le premier numéro du « International Journal of the Commons » font le constat que, depuis l’article de HARDIN en 1968, et singulièrement depuis les années 1980, les « communs » ont fait l’objet d’un nombre croissant d’articles scientifiques dans de multiples disciplines et sur des sujets de plus en plus divers (de la forêt aux nouvelles technologies). Pour Philippe HUGON (2003) :

« Les choses (res) se différencient des biens. Certaines choses n’appartiennent à personne (res nullius). La caractéristique d’une chose en bien privé, commun, collectif ou public, dépend du mode de gestion, de représentation, de décision et de relation des acteurs aux choses. Les biens en gestion privée se différencient de ceux en gestion collective (l’identité du gestionnaire est la puissance publique), en gestion commune (l’enjeu est la détermination des parties prenantes dans la gestion), ou en gestion publique (par l’Etat ou les collectivités décentralisées). »

54

Voir deuxième partie, § 7.1.

55 Voir à ce sujet REYNARD, 2000, p 56-58 ou Elinor OSTROM (1990), qui fait par exemple la différence entre

des « common pool resources », ressources communes gérées comme telles par un groupe d’acteurs qui se donne ensemble des règles (d’un bassin d’irrigation, une forêt, Internet par exemple) et des « open-access resources », ressources de libre accès, qui sont caractérisées par l’absence de droits de propriété et un accès complètement libre (par exemple, l’atmosphère).

Pour François OST aussi (1995, pp 323-326), la notion de patrimoine permet de dépasser les appropriations publiques et privées. Il parle de « transpropriation » :

« Tantôt s’enchevêtrent propriété privée et patrimoine commun tantôt les mêmes espaces sont placés sous souveraineté nationale, au titre de domaine public et font simultanément l’objet de l’application du régime du patrimoine commun de l’Humanité. Jeté comme un nimbe abstrait sur les biens les plus variés, le patrimoine s’accommode de cette imbrication de régimes, de titulaires et de fonctions. »

François OST note ainsi que l’utilisation du terme de patrimoine peut se faire dans le respect des différents modes d’appropriations, publiques ou privées. L’impossibilité de gérer les éléments « trans-appropriatifs » uniquement par l’appropriation publique ou privée est à l’origine de la démarche d’Henry OLLAGNON pour proposer un mode de gestion patrimonial basé sur le « commun », distingué du « collectif » et de « l’individuel » :

« Que se passe-t-il lorsque l’élément à gérer, telle la qualité des eaux souterraines, résulte de comportements qui ont des causes et des effets trans- appropriatifs ? Quelle attitude de prise en charge les acteurs peuvent-ils avoir devant des phénomènes qui perméabilisent le parcellaire des propriétés et des compétences publiques et privées ? C’est là que l’on doit faire intervenir la notion de patrimonialité, car elle apparaît elle aussi marquée très largement par la globalité et par la trans-appropriation » (OLLAGNON, 1988).

Pour Etienne LE ROY enfin, « un des effets les plus visibles de ce type de recherches [sur le

patrimoine] est de remettre au premier plan les notions de commun, communaux, communautaire et communauté que la pensée moderne avait dévalorisées. » (LE ROY, 1998)

1.2.2.2. Dans toute utilisation du terme de patrimoine, la question du commun ressurgit, même dans les éléments les plus appropriés

De nombreux auteurs considèrent que la Révolution Française constitue une rupture dans l’utilisation du mot et qu’à partir de ce moment seulement le « patrimoine » prend une dimension « collective » parallèlement à l’émergence de la Nation. Précisément, la gestion

collective du patrimoine surgit avec les monuments historiques, tandis que la question du

commun reste entière et passe dans les mots, sinon dans les faits, à la fin du XXème siècle. Au regard de l’évolution historique du terme de « patrimoine » depuis la Révolution, tel qu’il a été décrit plus haut, cette distinction entre gestion en commun et gestion collective, et entre titulaire commun et titulaire collectif semble particulièrement importante. En effet, les dispositifs institutionnels qui entendent gérer le patrimoine, comme l’UNESCO ou, en France,

façon collective des éléments pour un ensemble d’hommes et de femmes concernés mais pas directement associés à la gestion patrimoniale. Décrétés dans une loi que ces éléments sont « communs » ne fait qu’occulter encore plus leur prise en charge et accroît la confusion entre gestion collective et gestion commune.

« Il convient de souligner la grande différence pratique qui distingue la gestion collective de la gestion commune : avec la première, l’identité du gestionnaire est clairement établie, et constitue un présupposé non discuté de l’action où se joue, néanmoins, le fonctionnement effectif du « système d’action ». Avec la seconde, l’action et la négociation ont aussi pour enjeu la délimitation des parties prenantes se reconnaissant un intérêt commun à la qualité du milieu et à la solution des problèmes qu’elle pose. » (OLLAGNON, thèse, 1998, p 427). La notion de patrimoine pour un individu peut sembler encore plus éloigné de la question du « commun » tant le terme a été réduit à celle de « capital »56. En fait, cette question du « commun » reste sous-jacente, sous une forme plus ténue. En effet, le patrimoine individuel se comprend par rapport à une famille, une lignée, ou tout autre groupe d’individus dont le titulaire actuel est un maillon qui dispose du patrimoine avec, bien sûr, l’espoir de s’enrichir, mais aussi celui de faire fructifier son avoir pour ses enfants. Le patrimoine, dans ce cas, appartient à un individu mais y est associé l’idée d’un partage avec les autres membres de la famille ou de la lignée. La question du partage du patrimoine est en quelque sorte une forme du commun à une échelle réduite. Même s’ils n’en sont pas les titulaires juridiques, l’attachement des autres membres de la famille à un bien, comme une maison de famille par exemple, peut être très fort57, au point parfois de se déchirer au moment de la succession. De

même, les analyses du « capitalisme patrimonial »58 évoquées aussi en deuxième partie montrent que la relation du titulaire à son patrimoine-capital se fait au sein d’un groupe, d’une « communauté financière » qui produit des références communes pour les stratégies individuelles.

Un patrimoine peut donc être approprié, de façon individuelle ou collective mais il pose toujours la question du « commun », du fait que certaines dimensions de ces éléments dépassent l’appropriation publique ou privée.

56 Voir deuxième partie, § 5.1.

57 Voir par exemple le roman A Garonne (2006) de Philippe DELERM où la maison familiale « vit » en même

temps que la famille, ou, plus récemment, le film d’Olivier ASSAYAS, l’Heure d’été.

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