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D E LA TENSION ENTRE REGIMES DE SINGULARITE ET DE COMMUNAUTE SUR LES SCENES LOCALES

ENGAGEMENTS DANS LA MUSIQUE

2.1. F AIT SOCIAL ET MUSIQUE

2.1.1. M ODALITES D ’ ECHANGES ET DE RECONNAISSANCES

2.1.1.4. D E LA TENSION ENTRE REGIMES DE SINGULARITE ET DE COMMUNAUTE SUR LES SCENES LOCALES

Les récentes publications401 et l’usage récurrent de la reconnaissance, aussi bien dans les discours journalistiques que dans les échanges courants, attestent de la centralité de cette notion à l’heure actuelle. La question de la reconnaissance soulève inévitablement celle de la différence

401 CAILLÉ Alain (Dir.), La quête de reconnaissance. Nouveau phénomène social total, La Découverte, 2006.

Collectif : La reconnaissance : des revendications collectives à l’estime de soi, Éditions des Sciences Humaines, 2013.

entre un souci de distinction de soi (de sa singularité) et le besoin de concordance aux autres, entendu comme forme de proximité au collectif (communauté). Chercher la reconnaissance d’autrui, est-ce la quête d’une reconnaissance des distinctions qui nous définissent en tant que personne singulière, ou bien celle de la concordance de nos dispositions à celles communément acceptées au travers d’une communauté de valeurs ? La diversité des représentations des agents donne à voir entre ces deux points une multitude de situations. Cette interrogation quant à la quête de distinction ou le besoin de concordance renvoie aux travaux de Nathalie Heinich sur la singularité artistique402. Initialement la question de la singularité renvoie à ce qui distingue l’artiste au sein de la société et parmi ses pairs. C’est la construction sociale d’une croyance en l’illusion de la singularité403. Ce choix de traiter sociologiquement la singularité ne vise pas à valider les croyances concernant la singularité des artistes ou de l’art404. Il s’agit en revanche d’expliciter et de comprendre le régime de valeurs en art qui est fondé sur la singularité.

« La singularité n’est pas une propriété substantielle des œuvres ou des artistes, mais un mode de qualification - au double sens de définition et de valorisation - qui privilégie l’unicité, l’originalité voire l’anormalité, et en fait la condition de la grandeur en art »405. Cette définition de la singularité renvoie amplement au régime de valeurs de la Cité inspirée décrite par Boltanski, où le principe supérieur commun est l’inspiration qui établit la grandeur relative des êtres en présence. De la sorte le régime de singularité s’oppose au régime de communauté. Dans le régime de communauté, ce qui est privilégié c’est le commun et le partagé. Conséquemment les singularités dans le régime de communauté sont perçues comme étant des déviances à la norme communautaire. C’est le mouvement romantique au tournant du 19ème siècle qui a remplacé le régime de communauté par le régime de singularité, toujours en vigueur aujourd’hui. Il semble y avoir là deux alternatives de reconnaissance. Entre la quête d’une reconnaissance de sa distinction par rapport aux autres, comme être capable de composer des

402 HEINICH Nathalie, « Entre œuvre et personne : l’amour de l’art en régime de singularité », Communications

n°64, Paris : Centre Edgar Morin (EHESS), Seuil, 1997, pp.153-172.

402HEINICH Nathalie, L’épreuve de la grandeur. Prix littéraire et reconnaissance, La Découverte, Paris, 1999. 403 HEINICH Nathalie, Ce que l'art fait à la sociologie, Paris : Editions de Minuit, 1998, p.20.

404 Nathalie Heinich précise en guise d’exemple que la sociologie des religions ne vise nullement à valider les

croyances religieuses.

musiques originales, faire valoir son originalité créative voire un comportement anormal, différent, chez les musiciens des scènes locales. Et la quête d’une reconnaissance de la concordance des dispositions des musiciens à celles communément partagées par la scène locale : par exemple avoir une connaissance fine de l’histoire des musiques populaires, de la soul au blues en passant par les groupes qui ont fait l’histoire du rock406 tout en se tenant au courant des nouveautés « indés »407. En somme la quête de reconnaissance par distinction renvoie au régime de singularité, quand la quête de reconnaissance par concordance renvoie au régime de communauté.

Mais on peut faire l’hypothèse que l’attente de reconnaissance communautaire s’est liquéfiée au regard de l’attente d’une reconnaissance de singularité dans la plupart des cas. Sauf lors de quelques moments particuliers où se construit une communauté éphémère, comme lors des concerts ou des festivals. En ce cas, la musique est ce qui fait à la fois social et communauté de manière transitoire. Quand cette dimension communautaire s’éteint les musiciens ne s’identifient pas à une communauté en particulier. La « reconnaissance médiatisée par le signe […] et l’appartenance »408. Aussi, dans le cas des scènes locales, nous nous inscrivons dans un contexte d’actualisation de ces régimes au travers d’actions situées des acteurs. La singularité et la question de l’'originalité renvoient aux rapports ambivalents entretenus avec les productions

mainstream et la valorisation de l’originalité créative sur les scènes locales. Les scènes locales

sont donc des lieux de construction de la singularité. Par la mise en scène, les jugements et les représentations qui visent à légitimer les scènes comme production de singularités créatives. Ces alternances entre communauté et singularité renvoient à un des idéaux fondateurs du rock comme expression du collectif. La création collective est souvent revendiquée par les groupes des scènes locales, et s'oppose à une partie des productions mainstream souvent agrégées autour d'une seule personnalité. Mais en réalité les musiciens des scènes s’accordent souvent à dire que

406 Au sujet du mythe rock au travers de groupes cultes, le thème de l’ouvrage d’Antoine Hennion et Patrick

Mignon est évocateur : MIGNON Patrick, HENNION Antoine, Rock de l’histoire au mythe, Vibrations, Anthropos, 1991

407 Indés pour indépendant.

408 HENNION Antoine, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, (1993), Paris : A.M. Métailié, 2007,

l’un des membres est le principal initiateur et compositeur des musiques, et sur scène le chanteur reste évidemment la figure principale. Ce fonctionnement avec un leader, paraît « indispensable pour créer efficacement » selon Liam (entretiens informels en festivals, en août 2013, 28 ans, batteur), il en résulte des difficiles de délimitation des contributions de chacun au collectif, dont nous parle Lise (entretien du 28 avril 2011, 27 ans, composition/chant lead/clavier/guitare/batterie, intermittente du spectacle/cours de clavier) :

« Ce groupe par exemple, c’est un groupe parce qu’on arrange tout ensemble, mais à la base les morceaux viennent du chanteur, François, guitare voix et c’est quand même plus son projet. En fait c’est comme les Beatles, en gros c’était Paul McCartney et John Lennon, mais en même temps les deux autres apportaient leurs trucs à eux, avec ce qu’ils faisaient. Donc c’est très difficile de délimiter, finalement ce sont des gens qui choisissent de dire « on est un groupe » ou « c’est mon projet ». Mais souvent dans les groupes en fait c’est toujours le projet d’une personne, tu vois je pense que genre Radiohead, bon c’est un groupe mais c’est quand même le chanteur qui fait tout, qui

drive le truc. C’est plus un choix d’esthétique, peut-être que dans le rock c’est mieux

d’être un groupe. Ça fait moins starification, j’en sais rien. Mais la limite est toujours très floue en fait. »

On comprend ici que les représentations idéalisées du collectif au fondement du rock, s’inscrivent avant tout en différenciation avec les productions mainstream (donnant à voir un individu vedette). Mais passent rarement l’épreuve des faits, puisque les musiciens jouant en groupes s’accordent à dire la nécessité d’un leader dans la production. Cependant ce qui compte c’est de s’autodéterminer comme un collectif.