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ENGAGEMENTS DANS LA MUSIQUE

2.1. F AIT SOCIAL ET MUSIQUE

2.1.1. M ODALITES D ’ ECHANGES ET DE RECONNAISSANCES

2.1.1.1. L A QUETE D ’ EXPERIENCES

Dans la lignée de cette constatation du refus récurrent de se présenter comme artiste et afin de continuer à saisir les pratiques des musiciens des scènes locales, nous faisons appel aux apports du philosophe pragmatique John Dewey382. Selon John Dewey la spécificité de la création artistique tient au fait que l’art se donne pour but principal ce qui n’est qu’annexe ou accessoire dans les autres modes d’actions à savoir l’expérience en tant que telle. Pour John Dewey l’art

381 Phénomène de « labellisation » ou étiquetage dont Howard Becker a notamment explicité les enjeux. BECKER

Howard, Outsiders : Étude de sociologie de la déviance, (1963), Paris : Métailié, 1985.

poursuit donc principalement une finalité d’expérience, quand les autres modes d’actions n’en font qu’un moyen ou une externalité secondaire. De la sorte les créations et a fortiori les productions musicales des scènes locales, ne sont jamais tant des œuvres que des expériences383. John Dewey estime que les êtres sont capables de transformer et de créer le monde par l’art. L’expérience a une valeur polysémique et englobe toutes les dimensions de la vie, et comme l’être humain est avant tout pour John Dewey un être de relations, en conséquence l’expérience est toujours relationnelle. L’expérience esthétique est selon lui une expérience normale enrichie de l’imagination, il comprend l’imagination comme la rencontre de l’ancien et du nouveau qui nous pousse à imaginer la compréhension du nouveau à partir de l’ancien. C’est donc l’imagination qui octroie un statut particulier à l’expérience esthétique.

L’art est ainsi considéré par John Dewey comme une expérience esthétique inséparable de l’ensemble de nos activités ordinaires. En ce sens, l’expérience esthétique n’est ni une forme de luxe (comme pourrait chercher à le démontrer une approche déterministe), ni une transcendance (au sens de Kant) : l’expérience esthétique est faite de relation et peut donc être expérimentée par tous. Une des caractéristiques essentielles de l’expérience esthétique est qu’elle est appréciée en elle-même et non en vue d’une autre fin. Donc l’esthétique pour John Dewey ne se limite pas aux œuvres d’art ou aux objets hors de l’ordinaire, mais au contraire offre un regard sur l’existence quotidienne. Dans l’optique de John Dewey, l’expérience esthétique renvoie en premier lieu à des expériences ordinaires vécues dans leur plénitude immédiate (comme le plaisir de jouer ou d’écouter de la musique) qui sont par la suite communiquées, parce qu’elles sont devenues objets de réflexion par le biais de la mémoire et de l’imagination (au sens de rencontre de l’ancien et du nouveau). L’expérience esthétique est donc plus que l’art tant qu’il est considéré comme une

383 La volonté de John Dewey de considérer les arts comme des expériences a été partagée par les fondateurs

d’une école singulière aux Etats-Unis nommée Black mountain college. Le Black mountain college était une université libre et expérimentale, fondée en 1933 en Caroline du Nord qui cherchait à proposer une alternative aux écoles d’art traditionnelles. Ce lieu fit office d’incubateur de pratiques artistiques d'avant-garde, mais cessa son activité en 1957. Les arts plastiques, la musique, la poésie y étaient enseignés selon les principes de John Dewey : la pédagogie y était libérale et basée sur l’expérience au travers de petites communautés. Prônant notamment l’éducation de tous par chacun, le travail manuel y tenait aussi une grande place. Pour ses fondateurs, des artistes- enseignants, il faut considérer l'éducation au moins en partie comme une perception (et non simplement une transmission de connaissances). Et c’est en plaçant l'art au centre de l'éducation, en le considérant comme expérience (et non comme entité exceptionnelle), que l’éducation par la perception est possible. Cette université reste assez peu visible dans l’histoire de l'avant-garde américaine alors qu’elle a vu passer certains de ses grands représentants tels De Kooning ou Rauschenberg : KATZ Vincent, BRODY Martin, Black Mountain College -

activité isolée ou réservée à certains. En outre, l’imagination permet d’unifier en un tout l’ensemble des éléments d’une expérience (émotion, réflexion), l’imagination qui est le propre de l’expérience artistique, permet la formation de soi :

« […] il revient à l’art de faire concerter les différences au sein de la personne individuelle, de supprimer l’atomisation et les conflits entre les éléments qui la composent, et de tirer parti de leurs oppositions pour construire une personnalité riche. »384

De la sorte l’expérience forme avec le temps un tout unifié et cohérent, une personne. Pour John Dewey la réflexion n’est autre que l’imagination qui obéit à des règles de raisonnement. Par conséquent l’activité artistique, grâce aux émotions et à l’imagination qu’elle déclenche, permet d’entrer dans de nouvelles formes de relations et de participations. Comme le fait par exemple de se mettre à la place d’un autre, d’envisager des modes de vie alternatifs, de mettre en place de nouvelles relations avec notre environnement385... Ces apports théoriques de John Dewey permettent de saisir à nouveau frais les raisons invoquées par les musiciens pour expliquer ce pourquoi ils font de la musique. Comme ci-après Tristan (entretien du 04 avril 2009, 33 ans, guitare/chant lead/ composition, coordinateur d’une association de musiques actuelles) :

« Faire de la musique, jouer dans un groupe et se produire sur scène, pour moi c’est vraiment un moyen… pas d’être quelqu’un d’autre parce qu’on reste soi, mais peut-être de jouer des personnages, de pouvoir dire des choses qu’on ne dirait pas comme ça dans la vie ou entre potes ou autour d’une table. Puis voir… aller vers un truc qu’on pourrait appeler une performance tu vois, pas forcément naturel mais ça vient de nous quand même. C’est un peu schizo quoi presque. Une sorte de défouloir ou d’échappatoire. […] Je sais que des gens proches de l’asso ont déjà voulu venir en backstage pour prendre des photos et la production a refusé. Pas parce qu’on a des choses à cacher, parce qu’on veut garder la magie tu vois c’est ça aussi. Mais moi j’adhère à ça, je suis technicien du spectacle, et ça a été mon premier métier dans le spectacle. Donc je monte des décors, je vois derrière comment est-ce que ça tient et quand les gens sont devant le spectacle, oui effectivement ils voient un beau décor, une belle lumière, des beaux acteurs ou musiciens ou autres, mais comment ça tient derrière, comment est-ce que c’est possible qu’à un moment il se passe un truc, que ça bouge ou quoi, des fois c’est fait avec rien, des fois c’est des bouts de ficelle, mais c’est ça qui est magique, et si on enlève cette magie-là, le spectacle il a plus d’intérêt. Enfin si, il en a d’autres mais nous on le fait

384 DEWEY John, op.cit., p.292.

385 À cet égard, l’expérimentation nommée Alpages, menée par Philippe et exposée en fin de partie dans la section

concernant la contrainte créatrice, est tout à fait représentative, puisqu’elle implique de faire avec le donné donc les potentialités musicales de la nature environnante.

avec l’asso, on organise des visites de chantier, mais là on est sûrs que les personnes qui ont postulé ont envie de savoir, parce que ça a un rapport avec leur métier, ça a un rapport avec leurs études, avec leur passion pour la musique donc du coup c’est cohérent.»

Les raisons qu’invoque Tristan pour expliquer son choix de pratiquer la musique peuvent se comprendre à l’aune de ce que John Dewey met en exergue : l’activité artistique permet d’expérimenter de nouvelles formes de participations, telles que le fait de se mettre à la place d’un autre. Ce que l’on dénote également ici, et maintes fois revenu en entretiens, c’est l’importance accordée au fait de pouvoir transmettre une émotion aux spectateurs, leur apporter des moments « autres », différents d’une routine non esthétisée. De la sorte l’approche de John Dewey s’avère féconde pour comprendre les expériences menées sur les scènes locales.