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ENGAGEMENTS DANS LA MUSIQUE

2.1. F AIT SOCIAL ET MUSIQUE

2.1.2. E XPERIENCES FESTIVALIERES

2.1.2.2. N UITS S ECRETES

Le festival a lieu tous les étés en août depuis 2002, (56 000 festivaliers en 2014). il se déploie au sein de la même ville d’Aulnoye-Aymeries (8 000habitants).

Le lieu investi durant trois jours

Cette année-là nous arrivons par l'entrée qui se situe sur la gauche, entre le chemin de fer, et cet immense parking qui sert dorénavant de lieu pour la « Grande Scène ». Nous sommes en 2009. Un an plus tard l'organisation spatiale changera encore un peu et toutes les entrées se feront par la droite. Il est notable de réaliser comme un endroit dénué de vie habituellement (un parking en l’occurrence), se trouve tout à coup investi de mille histoires de festivaliers, d'amis, de groupes, de rencontres fortuites, bref de relations sociales. Cette entrée sur le parking par la gauche (en 2009) était déjà une modification par rapport aux toutes premières éditions du festival. Il se tenait auparavant sur un autre parking mais, bien que jouxtant celui qui est dorénavant investi, se situait plus dans le centre-ville, à quelques centaines de mètres de là. Le centre c'est à dire au milieu des immeubles, HLM pour la plupart, derrière le supermarché (devenu en 2013 un immense centre commercial) à deux pas des quelques rues commerçantes qui jalonnent la ville d'Aulnoye-Aymeries.

Lorsque la Grande Scène s’est déplacée, elle a laissé place pour quelques années à une « ducasse », autrement dit un rassemblement de manèges très populaire dans le Nord. Cela donnait lieu à des coprésences et rencontres relativement disjointes. Entre certaines familles venant avant tout profiter des attractions à sensations et « passant » voir les concerts gratuits de la grande Scène. Et d’autres festivaliers venant spécifiquement pour la musique, « passant » temporairement au milieu de ces manèges, expérience inhabituelle lors d’un festival musical. En somme cette réalité singulière donnait à voir un exemple typique de coprésence due aux pré-agencements situationnels (ordonnancement spatial et temporel commun) mais donnant à voir un ajustement interactionnel d’indifférence. Cette « ducasse » dut prendre fin pour faciliter l’expansion du festival, ainsi depuis 2012 elle n’a plus lieu en même temps que le festival.

Voilà pour la grande scène qui a la particularité d’être gratuite et ouverte à tous, contrairement à la majorité des festivals. Mais il y a aussi une seconde scène, plus petite, ayant une jauge de 900 spectateurs (agrandie en 2014), et nommée le Jardin. Elle est aussi en plein air, mais abritée de quelques arbres. À l’année c’est un lieu peu investi jouxtant

un mini-parc public. Désempli de relations sociales durant l’année, cet espace devient le cadre de multiples expériences de vie. Les festivaliers se retrouvent près du bar, ou devant l’entrée qui fait office de véritable carrefour d’où partaient (jusqu’en 2013) les bus pour les parcours secrètes (voir plus bas).

La ville

Au-delà de ces reconfigurations spatiales temporaires, cette petite ville du Nord de la France, fut bouleversée à l’instar de nombreuses autres villes du territoire par la désindustrialisation qui débuta 40 ans auparavant. Elle se situe dans l’avesnois qui connaît la même histoire. Faste par le passé industriel, abreuvé de retombées de la métallurgie, de la sidérurgie et de l'industrie automobile (encore à l’œuvre aujourd’hui), jouxtant un paysage vallonné, encore majoritairement agricole entre les aires urbaines. Quelques initiatives se mettent en place pour revaloriser ce territoire meurtri par les événements (la guerre en fit aussi un lieu de prédilection, la ville de Maubeuge à 20 km de là fut détruite à 90% durant la Seconde Guerre mondiale), c’est parfois face aux contraintes que des dynamiques créatives émergent.

Création du festival

Olivier Conan décida en 2001 de monter un festival de musiques dans cette ville, peu avenante à la période estivale. Il se dit qu'un festival en plein été au début du mois d'août pourrait combler ces temps peu animés. C'est de cette volonté de proposer quelque chose aux jeunes d'Aulnoye dont il fait partie, et plus largement de l'Avesnois, qu'Olivier Conan fait naître les Nuits Secrètes. Ce qui renvoie donc à l’usage de l’art et de la culture à des fins sociales.

Politiques publiques410

Les élus politiques locaux, dont le maire d'Aulnoye, ont largement contribué au financement de ce dernier, assurant la gratuité du Festival pour la majorité des festivaliers. L'engouement régional puis national pour ce festival a poussé les politiques en charge de la culture au niveau régional à investir ce territoire spécifique. C'est ainsi qu'est en cours d'élaboration un Pôle Régional des Musiques Actuelles (PRMA) à Aulnoye. Les Pôles régionaux de musiques actuelles, se veulent être des lieux de concentration des informations et actions relatives aux musiques actuelles en région. Il vise à dynamiser le territoire. Aulnoye étant devenue par conséquent la ville phare d'une implantation potentielle. Ce projet est toujours en cours. Il suscite des engouements mais aussi de nombreuses réserves, car ce territoire éloigné de la métropole lilloise, risque de ne pas être investi par les musiciens à la hauteur de l'investissement financier qu'il suscite. Un autre point dommageable au territoire de l'avesnois est son manque d'infrastructures de transports. L'autoroute permet de rejoindre Lille à Maubeuge en 50 minutes mais la route pour Aulnoye depuis Lille emprunte de petites routes départementales, où d’ailleurs de nombreux festivaliers, non originaires de l'avesnois, m'ont déclaré s'être perdus. Par le train, le territoire est joignable en 1H15. Mais l'éventualité sans cesse repoussée d'établir

un TER GV, soit un train régional à grande vitesse, pour relier le territoire de l'avesnois à la métropole ne favorise pas son désenclavement.

Bénévoles

Comme de nombreux festivals, les Nuits Secrètes ne sauraient exister sans les nombreux bénévoles qui participent de multiples manières au bon déroulement des éditions. Il va s'en dire que l’équipe de moins de 10 personnes qui travaille à l’année à l'élaboration d'une édition, ne saurait être efficace trois jours durant sans un soutien humain conséquent. La participation des bénévoles va de la décoration des bars et des loges temporaires, au service au bar, au nettoyage du site, à l’accueil des artistes, à la gestion du « catering » (la restauration des artistes). En tant que bénévole « accueil-artistes » nous avons menés ces derniers en interview pour soutenir la chargée de communication dans ses tâches. Cela a permis de rencontrer l’équipe organisatrice et de discuter avec de nombreux artistes nationaux et internationaux. On retrouve parmi les bénévoles des Nuits Secrètes une équipe en partie semblable à celle du festival de Dour. Aux Nuits Secrètes les bénévoles se nomment “Agents secrets” depuis quelques années. Ils ont mis en place des agents secrets juniors pour délivrer des informations et flyers sur le festival, la programmation, les « secrètes sessions » mais aussi des messages « eco-citoyens » (prévention routière, prévention SIDA, sécurité en milieu festif, environnement). On trouve sur le site du festival (comme à Dour) la présence de l’association Spiritek que l’on retrouve aussi dans des free parties, qui vise à faire de la RDR = réduction des risques, auprès des festivaliers et notamment des potentiels usagers de drogue (prévention des risques encourus par l’usage de telle ou telle drogue, des comportements à avoir en cas d’urgence, des comportements de sécurité à adopter soit généralement soit spécifiquement concernant l’usage de drogues -pailles propres pour priser, préservatifs, etc.)

Festivaliers

Comme dans tout festival il y a des évolutions sensibles des festivaliers au cours des années. D'abord les festivaliers des premières éditions étaient les habitants de l'avesnois (la programmation éclectique permettant aux générations moins habituées aux festivals musicaux de venir le temps d’une soirée profiter des spectacles). Puis de plus en plus de personnes issues de villes plus éloignées se rendent au festival, telles que Valenciennes et Lille et maintenant de Paris et de la Belgique voisine. Le festival a donc acquis une réputation lui permettant de prétendre à faire venir des publics de plus loin que le seul territoire environnant. Cela se réalise grâce à des éléments de communication, des programmations qui font parler d’elles dans les discussions entre mélomanes, des tractages de flyers, et les relais de la presse nationale. Le festival organise deux soirées de présentation de la programmation annuelle. Une à Aulnoye et une autre à Lille, à la Gare saint Sauveur, s’assurant d’une participation du public lillois. Les Nuits Secrètes se déroulent en plein centre-ville, de nombreux concerts sont gratuits (ceux de la scène principale), poussent les personnes à venir en familles.

Grande Scène gratuite - têtes d'affiche. Jardin payant - artistes plus ou moins confidentiels

Aux Nuits Secrètes on trouvera un mode de programmation inédit: compte tenu des réalités sociales du territoire il fut décidé que la Grande Scène soit gratuite. À l’inverse de

la logique existant ailleurs, les artistes les plus connus sont ceux que l'on peut voir sans payer. La programmation du jardin est plus spécifique quoiqu’elle tende ces dernières années à changer, invitant des auditeurs investis dans leur goût, qui doivent quant à eux payer une entrée au Jardin, où elles auront l'occasion de voir jouer ces groupes dits plus confidentiels. Il va sans dire que les têtes d'affiche telles Marianne Faithfull, Peter Doherty, Alain Baschung,... coûtent plus chers à l'organisation, que les artistes issus des niches musicales. Mais le parti pris est de permettre au plus grand nombre d'écouter des artistes de qualité et connus (notons que la municipalité est communiste), et de permettre aux auditeurs avertis d'écouter les artistes de qualité mais moins connus. Il faut préciser que les prix d'entrée du Jardin ne sont guère élevés, 9€ la soirée en 2009, passé à 15€ en 2014. Ce choix est tenable compte tenu de l’importance des subventions publiques reçues par la Région.

Parcours secrets

Un dispositif très spécifique est celui des Parcours secrets. Moyennant 6 euros en 2012, les festivaliers embarquent dans des bus aux vitres fumées (recouvertes de sacs poubelles foncés les premières années), vers un lieu inconnu pour une expérience sonore inconnue à l’avance. C’est à dire que les festivaliers achètent un billet pour un parcours en ne sachant pas quel artiste ils vont voir parmi plusieurs groupes présentés dans la brochure (cinq ou six en moyenne). La perception de l'espace et du temps sont abolis, dans le but d’éprouver l'expérience sonore mais encore l’expérience collective. Il arrive couramment que le bus prenne des détours pour arriver en un point qui aurait pu être rejoint plus aisément. Le but est de faire monter l'impatience, insinuer une ambiance d'attente, d'excitation. Ces expériences sont souvent vécues avec une grande intensité, les personnes relatent des « moments hors du temps », des découvertes musicales mais aussi de lieux spécifiques pour la plupart (sauf pour les aulnésiens). En effet ces rassemblements d'une soixantaine de personnes investissent des lieux insolites (une médiathèque en rénovation, une brasserie artisanale, un château avesnois...). Une autre initiative assez insolite est celle qui a lieu au centre aquatique l’Aiguade, c’est à dire la piscine municipale récente et moderne d’Aulnoye, où les samedis et dimanche après-midi des DJ’s présents sur le festival (jouant notamment à la « Bonaventure », lieu de rassemblement la nuit après les concerts) passent des vinyles l’après-midi pendant que les festivaliers se baignent, dansent ou plus souvent dorment dans l’herbe pour se reposer de leurs nuits agitées. Ces parcours secrets donnent à voir des expériences de l’ordre du rituel et de l’initiation.

L'expérience du camping

On entendra souvent les festivaliers habitués des festivals du territoire, crier Dour bien qu’ils soient aux Nuits Secrètes, comme un cri de ralliement entre festivaliers ordinaires qui connaissent et se rendent aux événements musicaux locaux. Sur le camping, les festivaliers crient en chœur à maintes reprises à des heures bien différentes de celle à laquelle on est usuellement habitué « Apéro ». La promiscuité due aux conditions de campement a évidemment pour conséquence d’entendre les conversations des uns et des autres, et pour peu que l’on porte la voix, c’est l’ensemble du camping quasiment, qui peut se rallier à ce cri (on compte environ 4 000 campeurs pour les Nuits Secrètes). Ce genre de cri de ralliement est une manière collective d’auto-entretenir l’expérience

commune. De même que de tout temps des musiques ont servi de points communs de ralliements et de constitution d’identité collective. Ayant assisté au festival en tant que festivalière et non plus bénévole, nous avons découvert l’ambiance spécifique du camping (car les bénévoles ont un camping qui leur est réservé afin d’être plus au calme pour se reposer et dormir). En effet sur le camping festivalier la fête et le bruit sont quasi continus et ne s’arrêtent que très rarement dans la nuit. Selon nos observations à peine une heure de repos existe réellement aux alentours de 8h du matin, lorsque le soleil levé depuis longtemps, les derniers festivaliers sont rentrés depuis une heure environ de la Bonaventure. Les concerts électro de la Bonaventure se terminant vers 6h du matin, et le temps de rentrer au camping, ce qui prend à peu près une demi-heure à pied compte tenu des états de fatigue et d’alcoolisation des festivaliers. Notons à ce propos le message d’un musicien des secrètes sessions revenant du festival qui marque dans un post sur Facebook « je crois que maintenant on peut aller dormir « pour de vrai »... ». On ne dort pas vraiment en festival, on se repose tout au plus. La dimension ici encore est proche de l’épreuve expérientielle festivalière. Le corps est mis à rude épreuve (marche, danse, alcool, manque de sommeil), l’ouïe est quasiment constamment sollicitée (il est difficile de s’éloigner véritablement d’un bruit de fond constant), le collectif est toujours en marche, être seul pendant la durée du festival est une situation rare. Le festival fait figure d’expérience sociale totale. Ici aussi, les personnes s’adressent la parole bien plus facilement qu’en temps normal, ils se parlent en attendant dans les queues pour aller aux toilettes, prendre une douche, acheter des tickets, à boire ou à manger. Le festival est l’occasion d’être avec des amis proches, de discuter avec des connaissances, et encore de croiser des personnes que l’on croise occasionnellement, voire uniquement en période estivale. Le développement des festivals à cette période par ailleurs plus investie pour les relations sociales, a renforcé cet aspect d’échanges relationnels expérimenté l’été. C’est encore l’occasion de rencontrer des amis d’amis. Il faut aussi noter un fait singulier, certains festivaliers passent la plupart de leur temps au camping, voire la totalité, car ils ont là leurs amis et l’alcool acheté auparavant (donc moins cher que sur le site du festival), la musique devenant parfois annexe de l’expérience festivalière.

De prime abord la participation à des festivals de musique apparait comme la quête d’une expérience auditive et collective. Les descriptions de terrain permettent d’envisager la relation musicale en festival comme construction d’une communauté éphémère partageant un espace commun (coprésence), des pratiques assez communes sur les festivals musicaux que sont les usages de psychoactifs (alcool, drogue) et encore un langage spécifique. Mais les affordances musicales sont plurielles, comme les expériences individuelles. Les festivals reconfigurent l’expérience collective dans un espace partagé, cependant les coprésences ne suffisent pas à fonder une expérience communautaire globale. L’expérience festivalière est traditionnellement

une démarche collective mais l’unité de lieu donne aussi à voir des expériences fragmentées411. La question de l’individualité de l’expérience musicale en situation collective se pose, il y a donc des limites aux perspectives de l’être ensemble. Les expériences festivalières donnent à voir un entre-deux dans une complexité d’interactions entre collectif et individu. Le lien effectif entre les auditeurs dans l’espace festivalier se crée au travers des dispositifs (unité de lieu, de temps, d’expérience sonore) mais s’accompagne nécessairement de la production de ressources symboliques (cris collectifs, usages de psychoactifs, langage spécifique, solidarité poussée) pour permettre la production d’un sentiment d’appartenance collective. Les modalités de construction du sentiment d’appartenance collective débordent l’espace‐temps de l’événement et se construisent dans des pratiques de goût et des pratiques sociales d’échanges existant en dehors de la manifestation musicale en tant que telle (sociabilités au camping, liberté dans les échanges sociaux sur le site du festival se fondant sur la nécessité d’une croyance partagée à la communauté de pratique). L’activité spectatorielle liée à la musique se déploie, en amont et en aval du festival, à travers des interactions entre les êtres, des constructions du goût, augmentées par le dispositif du festival. Ainsi certains sont juste en train d’écouter ensemble quand d’autres sont en train d’expérimenter ensemble puisque leurs attachements interpersonnels ou leurs affordances musicales existent en dehors de la coprésence événementielle. Ce qui donne aux festivals leur dimension collective globale ce sont ces possibilités de constructions plurielles par les spectateurs de leurs codes d’appartenance à la manifestation. Par conséquent, les expériences festivalières attestent du fait que la musique est un support de la relation sociale. Et les pratiques des scènes locales qui participent aussi de festivals, sont en ce sens de véritables modalités de visualisation du social, dans lequel se reconfigure incessamment la dialectique entre individuel et collectif (entre singularité et communauté).

411 PECQUEUX Olivier, ROUEFF Olivier, Écologie sociale de l’oreille : enquêtes sur l’expérience musicale, Paris :