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ENGAGEMENTS DANS LA MUSIQUE

2.1. F AIT SOCIAL ET MUSIQUE

2.1.1. M ODALITES D ’ ECHANGES ET DE RECONNAISSANCES

2.1.1.3. D ES QUETES DE RECONNAISSANCE

Le commun des scènes locales se manifeste au travers d'un fonctionnement ancré territorialement et fait d'interconnaissances. Le territoire partagé est émaillé de scènes et de bars organisant des concerts, de lieux de répétitions, de disquaires indépendants. Les modalités de création des groupes utilisent souvent la logique du bœuf et de l’écoute mutuelle, mais encore le partage de scènes entre groupes locaux. Dans ces expériences de compositions musicales collectives, de partages de scènes ou d’expérimentations communes de la contrainte créatrice (Hootenany et Forest/Secrètes sessions388), des modalités de reconnaissance entrent en jeu. Aussi pour approfondir la compréhension des scènes locales et leur fonctionnement réticulaire, on a recours aux apports d’Axel Honneth quant à la reconnaissance389. Les échanges sur les scènes locales peuvent se comprendre comme des modèles de production de reconnaissance sociale. La reconnaissance s’envisage au travers de différents modes de rapports interpersonnels : affectifs, juridiques et sociaux. La reconnaissance est une condition de la dignité humaine : elle reconnaît ce qui fonde l’identité culturelle des personnes. Les démarches réticulaires dans lesquelles s’inscrivent les scènes locales, impliquent des modalités d’inter-reconnaissance entre les différents acteurs que sont les musiciens, les auditeurs actifs et les professionnels du secteur. Les interactions des scènes locales créent des formes de reconnaissance, qui fonctionnent comme conditions d’intégration à la scène. L’inter-reconnaissance permet d’approfondir la lecture du fonctionnement des pratiques musicales. Héritier de l’École de Francfort, Axel Honneth propose de définir les contours de la vie sociale moderne dans La lutte pour la reconnaissance. La reconnaissance permet d’assurer la libre réalisation de chacun sur la base de sa participation à des relations satisfaisantes. Axel Honneth définit la reconnaissance comme un acte performatif390

388 cf. 2.2.4.1. et 2.2.5.1.

389 HONNETH Axel, La Lutte pour la reconnaissance, (1992), Paris : Éditions du Cerf, 2000. 390 Un acte performatif rend opératoire ce qu’il énonce, il crée une réalité en la verbalisant.

de confirmation intersubjective des capacités et qualités morales que se prêtent des individus ou des groupes. Par sa performativité, la reconnaissance a une conséquence concrète dans le monde vécu. C’est dans cette approbation d’autrui que se forme le rapport pratique à soi. Axel Honneth a initialement traité de la reconnaissance à partir des cas de manque de reconnaissance. Tout déni de reconnaissance engendre un sentiment de mépris et d’humiliation chez celui qui le subit. Axel Honneth mène une phénoménologie des blessures morales, c’est à dire l’étude des conséquences de ces blessures. Les expériences de déni de reconnaissance engendrent des luttes visant à rétablir la reconnaissance niée.

Les frontières de la reconnaissance se sont dissolues, il n’est plus seulement question d’une reconnaissance de la part de la famille ou de la sphère du travail. La reconnaissance se développe dans des pratiques parallèles. Ces pratiques parallèles peuvent justement relever de la sphère créative et musicale. Les pratiques musicales contemporaines se sont accrues ces dernières années au travers du numérique391 et les caractéristiques de la reconnaissance se sont renouvelées par l’évolution des pratiques. Les musiciens sont ancrés dans un espace local au sein duquel s’établissent des interactions et interrelations qui procèdent de modalités de reconnaissance. Quand ils donnent à voir leurs productions sur scène, les musiciens se retrouvent de facto dans l’attente d’une confirmation de leur capacité d’authenticité et de créativité. Ceci est particulièrement accru par l’importance que prend la scène dans l’expérience des musiciens rencontrés. Le modèle d’Honneth distingue trois modes de reconnaissance réciproque : amoureuse, juridique et culturelle392. Comme on l’a vu les musiciens pratiquent au sein d’interconnaissances accrues, qui sont autant de reconnaissances : on travaille les uns avec les autres car on estime le travail produit habituellement par tel musicien. Les enjeux de la reconnaissance en milieu musical sont très présents, en effet les musiciens attendent des manifestations de reconnaissance de leur singularité. Nous pouvons les appréhender à partir des

391 Le DEPS dans son enquête sur les pratiques culturelles à l’ère numérique a séparé arbitrairement les pratiques

musicales sur instruments de la création musicale sur ordinateur, insérée dans les « activités en amateurs sur ordinateurs », ce qui fausse la lecture des résultats quant aux pratiques musicales dans leur ensemble. En effet sans la MAO, les pratiques musicales semblent stagner entre 1997 et 2008.

DONNAT Olivier, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique : enquête 2008, La Découverte/Ministère de la Culture et de la Communication, 2009.

trois niveaux proposés par Axel Honneth. La traduction de ces trois niveaux de reconnaissance sur les scènes locales est la suivante :

- le premier niveau est interpersonnel, il est celui des formes de reconnaissance entre musiciens, elles sont soit interindividuelles (au sein de chaque groupe) fondées sur les affects et l’amitié ; soit inter-groupales comme pour les expériences de « partages de scènes » et les échanges translocaux393,

- le second niveau est institutionnel, il désigne la reconnaissance des musiciens des scènes locales au travers des sélections faites par les institutions et intermédiaires chargés d’attribuer les aides et subventions (cela touche éminemment à la spécificité française du financement public de la culture),

- le troisième niveau est public, il touche aux reconnaissances émanant des auditeurs actifs des scènes locales, des intermédiaires autonomes tels que les fanzines, qui au travers de leur suivi de certains groupes (aller les voir en concert, se tenir informé de leur actualité et la retransmettre) activent la reconnaissance publique.

Ces trois niveaux s'articulent et sont en tension. Pour les analyser depuis leurs argumentations nous utilisons l’entrée pragmatique. Deux types de grandeurs394 sont principalement en jeu : l’authenticité (cité de l’inspiration) et la réputation (cité de l’opinion). Ils agissent comme autant de vecteurs de reconnaissance. Le vecteur de la reconnaissance publique renvoie aux contributions qu’apportent les sujets à la communauté :

« Mais comment ils font pour composer des trucs comme ça ?! Les guitaristes parfois ont des idées presque visionnaires, ils ont vachement de recul sur les choses qu’ils peuvent enregistrer au-dessus. » (de la partie de guitare)

Cet extrait atteste de l’admiration d’Aurélien (entretien du 7 novembre 2011, 31 ans, composition/guitare/basse/chant lead/clavier/batterie, musicien intermittent) pour un groupe local de rock expérimental qu’il compare dans la suite de la discussion à Sonic Youth395. Cette

393 Ces échanges translocaux concernent des musiciens de scènes locales régionales (ex. entre Lille et l’Avesnois),

européennes (ex. entre Lille et Münster), ou mondiales (ex. entre Lille et Brooklyn).

394 BOLTANSKI Luc, THÉVENOT Laurent, De la justification, les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. 395 Groupe indépendant connu à l’international jouant depuis plus de 20 ans

déclaration révèle une forme de reconnaissance qui se construit sur l’admiration de la capacité expressive d’autrui.

Au cours du travail de terrain, Stéphane (entretien du 16 avril 2010, 30 ans, bassiste, attaché territorial) et Paul (entretien du 15 mai 2009, 34 ans, composition/guitare/chant lead/clavier, musicien intermittent), qui ont eu un groupe ensemble par le passé, ont voulu s’associer avec Émilie pour un nouveau projet396 de groupe. Une Hootenany397 était l’occasion pour eux de « tester » cette nouvelle formation au cours d’un « set »398. À l’époque Stéphane est bassiste dans un groupe et Paul guitariste et chanteur dans un autre groupe tournant aussi bien en national qu’à l’international lors d’échanges translocaux. L’idée de s’associer avec Émile est survenue lors de visionnages de vidéos amateurs dans lesquelles elle apparaît en réalisant des reprises de titres populaires avec ses amis sur un ton désinvolte et humoristique. Vidéos dont ils ont eu connaissance par un ami commun. Ces reprises sarcastiques ont intrigué Stéphane et Paul qui ont également reconnu une qualité à la voix d’Emilie. Parallèlement, Émilie forte de cette reconnaissance a augmenté son investissement dans la pratique du chant.

Cet exemple implique des modalités de reconnaissances de niveau interpersonnel, le fait de reconnaître le talent d’Emilie au chant (comme celui d’un batteur ou d’un ingénieur du son par exemple). Mais aussi des modalités de reconnaissance publique, Stéphane et Paul attendent que des musiciens reconnaissent communément la qualité des productions musicales de ce nouveau projet. Ils étaient soucieux de la performance live d’Émilie devant une partie de la scène locale, car elle était habituée au seul cercle privé. En la mettant en scène dans le cadre particulier de jeu en collectif, ils souhaitaient obtenir des formes de reconnaissance par les autres musiciens, de l’intérêt de la voix et de la présence scénique de la chanteuse, et donc de façon induite de leur choix d’avoir « monté un projet » avec elle.

396 Le terme projet est très couramment usité par les musiciens pour parler de leurs différentes activités musicales

en groupe.

397 Ces événements annuels sont l’occasion de constituer des groupes éphémères (en tout cas non préexistants,

car ils peuvent occasionner de nouvelles formations) de musiciens issus de la scène locale de Lille afin de se produire sur scène le temps d’une soirée, les Hootenany sont explicitées en détail ci-après.

LE « PARTAGE DE SCENES »399 ENTRE GROUPES LOCAUX

Souvent, les scènes musicales locales sont en contact les unes avec les autres, elles interagissent notamment au travers d’échanges entre musiciens, nous appelons cela les échanges translocaux. Mais une autre particularité se fait jour sur les scènes, celle du partage de scènes entre groupes provenant de différentes scènes locales. Ian Rogers400 a rédigé un article à ce propos, relatant la nécessité pour les musiciens des scènes locales de se rendre eux-mêmes en concert pour tourner régulièrement. En se proposant de partager des scènes, les groupes estiment mutuellement leurs productions. Cela donne à voir une modalité de la reconnaissance inter-groupale. Ci-après Damien (entretien du 14 avril 2011, 27 ans, composition/chant lead/clarinette, doctorant) relate en premier lieu ces possibles partages avec les groupes allemands qu’il a rencontré lors de ses études en Allemagne, puis dans un deuxième temps il relate un partage de scène qui s’est tenu à Lille (échange intra-scène) :

« Y’a quelques groupes que j’ai suivi là-bas (dans une autre ville donc une autre scène

locale), des groupes que j’ai rencontré en faisant des concerts à la fac, en faisant jouer des

groupes, je me suis bien entendu avec les types etc. j’ai suivi ce qu’ils ont continué de faire, et c’est pour ça je peux leur demander à eux s’ils sont partants pour qu’on partage des scènes, etc. Et eux par leurs contacts, leurs références de groupes, ils connaissent pas mal de monde donc, c’est plutôt bien. […] On leur a proposé de jouer avec nous à la Rumeur, une date qui s’est très bien passée, c’était vraiment génial, non seulement on a eu du monde, mais en plus les deux univers se sont vraiment bien rencontrés, et puis humainement ils sont vraiment adorables. Ils ont vraiment le même rapport à la musique, à la création que nous. Donc c’était vraiment super chouette de pouvoir échanger avec eux. Donc on s’était dit “ah faut vraiment qu’on refasse un truc”, eux trouvant une date au Blind Test, ils nous ont proposé d’aller jouer avec eux. »

Cet extrait permet de saisir le type d’échange réciprocitaire fondé sur des modalités de reconnaissance de niveau interpersonnel (et précisément inter-groupal) qui s’établissent entre les groupes locaux. Ci-après, Julien (entretien du 25 mars 2011, 28 ans, composition/chant lead/clavier, photographe indépendant) relate la façon dont il trouve des dates :

« Ben il suffit qu’une personne ait le CD, qu’il ait un peu de contacts, qu’il fasse une soirée chez lui, qu’il passe la zik, qu’il parle du groupe, et puis t’as quatre, cinq personnes autour

399 Au sens d’échange réciprocitaire visant à faire bénéficier un autre groupe d’une date de concert.

400 ROGERS Ian, « ‘You’ve got to go to gigs to get gigs’ Indie musicians, eclecticism and the Brisbane scene»,

qui sont zikos ou qui sont dans le milieu de la musique eh bah pareil ça fait tourner et puis les gens reviennent vers toi, c’est bien. Puis c’est comme ça que ça se passe aujourd’hui parce qu’avec tous les groupes qu’il y a en France et dans le monde, on est tous des petits riens quoi, au milieu de tout ça. »

Julien explique le fonctionnement réticulaire propre aux scènes locales. Les pratiques d’écoute investie des auditeurs et des musiciens ont pour conséquence une attention particulière aux nouvelles productions locales. Pour Julien, l’expansion du nombre de groupes s’autoproduisant rend indispensable ce fonctionnement réticulaire des scènes. Ci-après il explique que son travail en tant que photographe lui permet également de développer de nouveaux contacts pour la musique.

« Ben je voulais envoyer mes photos au magazine, et en fait je me suis trompé j’ai envoyé le mail à la mauvaise personne, c’est le mec qui faisait la traduction du site, en anglais. Et j’avais envoyé des photos pour leur montrer mon boulot au cas où et le mec a voulu réutiliser mes photos pour son site de musique. J’ai pas trop compris ce qu’il me disait d’ailleurs, et je lui ai fait “ah bah tiens si tu fais un site de zik moi j’ai un groupe on va sortir un album”, et puis 3 semaines plus tard il m’envoie un mail en me disant “bah j’aimerais bien que tu m’envoies ton CD pour écouter” et peut-être faire une chronique pour des magazines flamands ou des webzines je sais plus. Donc du coup j’ai envoyé le premier album en téléchargement. Et c’est bien parce que c’est tout un réseau que nous on n’a pas en fait. La Belgique et surtout le côté des Flandres. »

De la sorte on comprend que lorsque l’activité professionnelle touche aux domaines culturels, l’interconnaissance est encore favorisée, et peut contribuer à termes à développer des modalités de reconnaissance.

2.1.1.4.DE LA TENSION ENTRE REGIMES DE SINGULARITE ET DE COMMUNAUTE SUR LES SCENES