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PREMIÈRE PARTIE

1.3. A CTEURS POLITIQUES , INTERMEDIAIRES ET AUDITEURS DES SCENES LOCALES

1.3.4. L ES AUDITEURS ACTIFS DES SCENES LOCALES

1.3.4.1. L A RECEPTION COMME CONSTRUCTION

Sans pour autant faire des auditeurs des scènes locales des personnes à l’attention permanente et sans aucune « flânerie auditive » ou « audience involontaire »345 (comme en festival par exemple), il nous apparaît qu’une des caractéristiques de ces auditeurs, comme de nombreuses pratiques de réception, est l’activité mise en œuvre par la personne qui reçoit. En effet, même si cela consiste en une inattention, une mise à l’écart volontaire, un décalage avec ce qui est reçu (on pense aux braconnages culturels conceptualisés par Michel de Certeau346), il n’en reste pas moins qu’un auditeur est actif au sens où la perception d’informations implique toujours une activité cognitive.

Michel de Certeau estime que la notion de public est une invention qui favorise les industries culturelles. Cette notion ne fonctionne que tant que les industries y ont un intérêt financier et symbolique : les consommateurs ne peuvent être des producteurs. Alors qu’en réalité aucun récepteur n’est passif tel que supposé par les médias de masse. Toutes les réceptions sont actives et potentiellement participatives, et ceci est notamment favorisé par l’ère numérique.

Nous choisissons donc de préciser l’activité des auditeurs (« auditeurs actifs »), car nous adhérons aux travaux théoriques portant sur la réception active347. Travaux pour lesquels il paraît peu envisageable qu’une réception puisse être passive au sens où décoder l’information environnante, qui permet potentiellement de la saisir comme faisant sens, est en soi une activité. Ainsi comme le déclare Stuart Hall concernant la télévision :

« La consommation ou réception, du message télévisé constitue donc également un “moment” du processus de production dans son sens le plus large, même si ce dernier est “prédominant”, en tant que “point de départ de la réalisation” du message. Production et réception du message télévisuel ne sont, par conséquent, pas identiques, mais elles n'en

345 PECQUEUX Olivier, ROUEFF Olivier, Écologie sociale de l’oreille : enquêtes sur l’expérience musicale, Paris : École

des hautes études en sciences sociales, 2009.

346 CERTEAU Michel de, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, (1980), Paris : Gallimard, 1990.

347 THAYER Lee, Communication and Communications systems, Homewood, Illinois: Richard D. Irwin, 1968. HALL

Stuart, JEFFERSON Tony, Resistance through rituals: youth subcultures in post-war Britain, London: Routledge, 1990.

sont pas moins liées : elles constituent des moments différenciés au sein de la totalité que forment les rapports sociaux du processus communicationnel pris dans son ensemble. »348 La réception est donc co-production du message et en ce sens elle est active. Ce positionnement théorique s’inscrit dans la continuité et l’approfondissement de la sociologie du goût de Pierre Bourdieu, qui postule que le récepteur est avant tout socialement déterminé. Mais l’approche pragmatique suppose comme le rappelle Antoine Hennion349, une attention à l’activité de co- production de sens par les publics. Les auditeurs sont capables de créer des sensibilités nouvelles et non pas seulement de reproduire un ordre existant ; reproduction de l’existant que suppose la sociologie critique de la domination. Les pratiques de réception sont des pratiques appropriatives et participatives, David Le Breton dans l’avant-propos de la réédition de l’œuvre de Jean Duvignaud Le don du rien : Essai d’anthropologie de la fête déclare à ce propos :

« Entre le public et les initiés, un accord trouble et dense se noue. Il n’y a pas passivité ou abandon d’un auditoire, mais fécondation mutuelle, par où se construit une attente, une émotion, une participation. »350

Les travaux de Jean Duvignaud attestent d’une participation active des récepteurs et ce dès les années 1970. Cela survient en parallèle aux avancées de la théorie littéraire qui met en avant au cours de cette décennie, l’activité constructive des lecteurs. Dans L’acte de lire351, Wolfgang Iser accorde un rôle constructif à l’acte de lecture et déclare que l’imagination est une « instance élaboratrice »352 du sens. La littérature n’est donc plus seulement perçue comme forme immobile (le texte) mais comme conjonction de la forme et de la réception par l’acte de lire. Comme le rappelle Jacques Leenhardt dans son article « Théorie de la communication et théorie de la réception »353, les textes littéraires ne sont plus considérés comme des systèmes à décrypter mais comme des médiations rendant possible la production de significations par le lecteur. Cette

348 HALL Stuart, « Codage/décodage », Réseaux, vol.12, n°68, 1994, p.31.

349 HENNION Antoine, « Ce que ne disent pas les chiffres... Vers une pragmatique du goût », in DONNAT Olivier,

TOLILA Paul, Le(s) public(s) de la culture, Paris : Presses de Sciences Po, 2003, pp.287-304.

350 DUVIGNAUD Jean, CAILLE Alain, LE BRETON David, Le don du rien : Essai d'anthropologie de la fête, (1977), Paris

: Téraèdre, 2007, p.31.

351 ISER Wolfgang, L’acte de lire, (1976), Bruxelles : Pierre Mardaga, 1985. 352 Ibidem p.46.

353 LEENHARDT Jacques, « Théorie de la communication et théorie de la réception », Revue Réseaux, vol. 12, n°68,

participation active de la réception a aussi été révélée par Hans Robert Jauss dans son Esthétique

de la réception354 : l’histoire personnelle, les intérêts et les compétences propres au lecteur

entrent en jeu dans la signification accordée aux textes, ce qui a pour effet notable de démultiplier les perspectives de compréhension d’un texte. Ceci étant posé, on peut défendre l’idée que les activités de réception, individuelles et collectives, façonnent les expériences de réception et a fortiori les expériences musicales.

C’est au travers d’usages et de pratiques spécifiques que l’écoute de musique fabrique le goût. La fabrique du goût est une expérience vécue où l'auditeur est au centre des mondes de la musique et non un simple récepteur. Les expériences de l’écoute musicale dépendent de nombreux fac- teurs extra-musicaux tels que les circonstances sociales et environnementales. Aussi, la fréquentation de concerts relève d’un ensemble de pratiques où les auditeurs cherchent également, voire prioritairement355, des moments de sociabilité et d’échanges autour du spectacle qu’ils viennent voir. De la même façon les auditeurs se constituent progressivement comme grands amateurs en échangeant avec leurs pairs des musiques, des avis et des références. L’écoute peut donc s’appréhender comme le résultat d’une construction de soi en tant qu’auditeur356. Qui plus est, l’écoute musicale est liée à un ensemble de représentations symboliques concernant les styles de musiques écoutées et concernant le fait même de les écouter : la représentation de soi en tant qu’auditeur. Ainsi l’écoute musicale est une réalité complexe qui engage les auditeurs : leurs sens, leur corps et leur histoire personnelle y étant mêlés. Comme l’a montré Antoine Hennion, tout l’art des grands amateurs consiste à construire pour soi des moments extra-ordinaires à travers des pratiques quasi-ordinaires. Il envisage une

354 JAUSS Hans Robert, Pour une Esthétique de la Réception, Gallimard, 1978.

355 Selon l’enquête menée par Harris interactive pour le Prodiss, syndicat national des producteurs, diffuseurs et

salles de spectacle, 54% des personnes interrogées (échantillon représentatif des français âgés de plus de 15 ans) se rendent principalement à des spectacles live pour partager des moments avec des amis ou des membres de leur famille, quand 23% s’y rendent pour découvrir de nouveaux artistes ou de nouvelles œuvres. « L’observatoire des pratiques culturelles des français en matière de spectacle musical et de variété (spectacle live) », 2014, est disponible à cette adresse http://www.harrisinteractive.fr/news/2014/Results_HIFR_Prodiss_18112014.pdf.

356 SEGRE Gabriel, « Écouter les fans écouter. Les chansons d’Elvis : ce qu’elles font aux fans. Ce qu’ils leurs font. Ce

qu’ils en font », in HENNION Antoine, SKLOWER Jedediah (dir.), Volume, L’écoute des musiques populaires, vol.10, n°1, 2013, pp.111-126.

« pragmatique du goût »357 dans laquelle il considère que les amateurs ont une activité à la fois productive et critique. La notion clé selon Antoine Hennion est la réflexivité des auditeurs, comprise à la fois comme la modalité centrale de l’activité mais aussi la méthode dont use le sociologue pour mettre au jour cette activité. De ce fait le goût n’est jamais donné, il résulte d’une performance du goûteur et de sa réflexivité. Cette performance s’appuie sur des techniques, des entraînements corporels, des épreuves qui se déroulent en un temps long. Antoine Hennion propose le terme d’attachement358 pour décrire les passions des grands amateurs, il déclare :

« Le goût est une modalité problématique d’attachement au monde. À partir d’entretiens et d’observations conduits avec des amateurs, l’objectif est de sortir la sociologie du goût d’une conception critique devenue hégémonique, qui ne le voit que comme un jeu social gratuit et ignorant de lui-même, et de restituer à la pratique amateur son espace propre. »359

L’approche pragmatique prenant en compte la réflexivité des acteurs permet de mettre au jour les médiations, autrement dit les moyens permettant à l’objet musical d’advenir : le disque, le chant, la scène, l’amplificateur ou la pratique collective sont tous autant de médiations de la musique :

« Les attachements, c’est tout cela, les corps et les collectifs, les choses et les dispositifs, tous sont des médiateurs, ils sont à la fois déterminants et déterminés, ils portent des contraintes et font rebondir le cours des choses. »360

A l’aune de ces apports nous allons analyser une réalité récurrente du terrain, à savoir le phénomène collectif et individuel de jugement porté à l’égard de nouvelles productions musicales, notamment concernant leur légitimation d’authenticité ou au contraire leur rejet. Les délégitimations de certaines productions pouvant apparaitre à la suite de succès conçus à la fois comme éphémères et signes d’une non-authenticité selon les auditeurs critiques.

357 HENNION Antoine, « Pour une pragmatique du goût », Papiers de recherches du Centre de sociologie de

l’innovation, École des mines de Paris, 2005.

358 cf. 2.2.1. L’entrée en musique : une construction de soi.

359 HENNION Antoine, « Une sociologie des attachements. D’une sociologie de la culture à une pragmatique de

l’amateur », in PETIAU (dir.), Sociétés, n°85, Pratiques musicales, 2004/3, p.9.