• Aucun résultat trouvé

PREMIÈRE PARTIE

1.2. L ES MUSICIENS DES SCENES LOCALES

1.2.3. P ROPOSITION DE TYPOLOGIE DES MUSICIENS DES SCENES LOCALES

1.2.3.2 R EGIME D ’ ENGAGEMENT INDECIS

Ce groupe agrégé par le dendrogramme présente des musiciens ayant globalement entre 25 et 30 ans, qui ont plutôt appris la musique à l’adolescence entre pairs. En moyenne ils pratiquent aujourd’hui dans des groupes de moins de quatre membres et répètent moins d’une fois par semaine (une à deux fois par mois). Ils consacrent entre deux à six heures par semaine à la musique et font peu de dates (une à cinq par an) sur un à deux types de scènes (cafés-concerts et festivals).

La mise en exergue de cette phase intermédiaire grâce à la typologie est pour le moins intéressante car contrairement à ce que l'on aurait pu penser de prime abord, elle révèle des

pratiques plus modérées que les moins de 25 ans mais également que les plus de 30 ans. Elle dévoile, toutes proportions gardées, une période charnière des parcours biographiques des musiciens des scènes locales. Cette période comprise entre 25 et 30 ans est en effet celle des premiers engagements (fin des études, premier emploi, vie de couple) potentiellement pérennes et du moins demandant des réaménagements sensibles en termes d’organisation du temps. De la sorte cette classe d’âge révèle des pratiques musicales en passe d'être définitivement arrêtées ou au contraire de continuer à s’inscrire durablement dans les parcours. Cet entre-deux serait caractérisé par un ancrage de la prise de conscience des grandes difficultés à vivre de la musique, si jamais cette potentialité figurait encore comme un espoir plus ou moins flou, et cela conjugué aux nouveaux engagements, demandant des temps d'adaptation et prenant du temps sur la pratique musicale, a vraisemblablement tendance à tempérer l’engagement dans la pratique. Ce long témoignage de Lise (entretien du 28 avril 2011, 27 ans, composition/chant lead/clavier/guitare/batterie, intermittente du spectacle/cours de clavier) atteste de ce ressenti d’une période charnière de l’engagement dans sa pratique musicale, bien qu’elle ait enfin réussi à obtenir l’intermittence pour la première fois l’année de l’entretien :

« Ces derniers temps comme c'était très dur financièrement, je me disais bon, je me laisse une chance, je fais mon truc. Parce que là on a fait l'album avec (ce groupe), qui a été un peu, c'était une aventure incroyable au niveau de l’enregistrement tout ça, mais après ça a été un peu décevant parce que finalement on a très peu de dates, ça n'a pas beaucoup marché. Donc du coup tout ce truc-là, t'attends et puis ça n'a pas abouti. Avec (cet autre groupe) ça fait trois ans qu'on a enregistré un album, on n'a toujours pas trouvé de label, donc ça sort pas, donc c'est beaucoup de déception. Et donc là je me suis dit bon j'essaye de faire un album, après si ça marche pas je fais autre chose. Parce que j'en peux plus, ça bouffe toute ma vie. Je dis ça mais en même temps peut-être que je vais pas arrêter. Mais vraiment des grosses périodes de creux, et où tu te demandes justement, pour tout ce que tu as investi t'as pas beaucoup de reconnaissance. Mais quand t'en as c'est incroyable, c'est tout ou rien. Soit tu vis des trucs de fou, comme là je suis partie un mois enregistrer l'album, je me suis retrouvée dans la tournée devant 10 000 personnes, donc quand t'as tout ça c'est cool. Et tu sais pourquoi tu fais ça. Mais quand t'as 5 mois où il se passe rien et que t'es dans l'attente, et une attente en plus qui dépend pas de toi, enfin tu vois t'as fait ton maximum mais après ça dépend de choses extérieures, là c'est super dur. Quand en plus financièrement tu t'en sors pas. Vraiment le financier, je m'en rendais pas compte, mais ça a vraiment une répercussion sur toute ta vie. Quand t'as pas un minimum pour payer ton loyer et tout, tu sors plus, tu perds confiance en toi, enfin tu... vraiment c'est dur. Et là vraiment d'avoir l'intermittence au bout de 5 ans ça m'a vraiment fait du bien. Tu te dis au moins pendant 10 mois, c'est pas beaucoup mais je vais pouvoir arrêter de faire un milliard de trucs à côté de la musique pour pouvoir y arriver. Et donc tous les projets musicaux aussi, ça prend du temps, mais c'est vrai que si j'avais pas eu ça j'aurais

pas été intermittente. Si j'avais que mon groupe j'aurais pas été intermittente, c'était vraiment le mélange des trois qui a réussi. Alors je sais pas comment font les autres. Franchement c'est quasi impossible quand t'es artiste d'avoir l'intermittence, c'est super dur. Soit il faut avoir des plans, genre des potes qui t'embauchent pour des conneries, des machins, ou alors cartonner, vraiment cartonner quoi. (…) A un moment donné, tu te rends compte, y a plein de groupes, quand ça marche un peu soit ça leur fait peur, soit ils ont plus le temps de vivre à côté donc ils arrêtent... finalement c'est vraiment un choix de vie et tout le monde est pas prêt à l'assumer. Et tout ça tu le sais pas forcément. C'est pour ça qu'il faut vraiment, vraiment avoir la flamme quoi, parce que si tu l'as pas, tu peux pas encaisser de vivre comme une merde, de pas être payé, de pas pouvoir payer ton loyer, de pas pouvoir te payer à bouffer pendant quatre mois, enfin tu peux vite abandonner. C'est dur franchement, c'est super dur. Et les gens à l'extérieur croient que ça marche à fond, que ça cartonne. Je veux pas paraître blasée donc je veux toujours paraître contente, et je suis super contente, mais à côté de tout ce que je fais derrière et tous les sacrifices que je fais, pour moi c'est... avant je gagnais pas une thune, bon là j'ai l'intermittence, mais des fois je fais des dates et quand je rentre je suis dans la grosse pauvreté, oui je suis passée (là ou là), et c'était excellent mais c'est pas la consécration pour moi. C'est un petit truc mais ça va pas me permettre de vivre. Mais les gens pensent que ça cartonne, que c'est génial, mais en fait dans la réalité moi je me rends pas compte que ça cartonne parce que j'ai une date toutes les trois semaines donc entre deux tu vois y a... même si c'est des belles dates, tant que t'as pas un truc concret... Moi maintenant que j'ai connu la tournée et tout ça, j'ai envie de refaire ça parce que sinon, si c'est juste au niveau où ça en est avec (ces deux groupes), je pourrais pas tenir 5 ans comme ça, parce qu'en fait en gros tu fais des belles dates de temps en temps tout ça, mais entre deux tu gagnes pas d'argent et c'est pas la vraie tournée où t'enchaines, où t'as vraiment... il faut avoir un minimum de succès parce que sinon bon. Là c'est l'instant entre les deux, où t'es amateur et tu fais des petites dates c'est cool. Et en fait tu fais pas assez de dates pour vivre, mais en même temps ça te prend tout ton temps, donc tu travailles en dehors mais pas beaucoup sinon t'as plus de temps pour travailler la musique, enfin c'est vraiment le truc entre deux et c'est pas agréable. Donc soit après tu passes le cap, ce qui est hyper dur, je sais que je pourrais pas durer 5 ans si ça décolle pas plus que ça, je préfère continuer à faire mes petits trucs en musique et faire un autre métier. Parce que ça prend trop de temps et trop de sacrifices sur ta vie privée, pour pas assez de reconnaissance. Pour les gens extérieurs, ils ont l'impression que c'est plein de reconnaissance mais ils ont pas en tête les sacrifices que c'est au niveau financier surtout, et au niveau perso. Je reviens à l'argent mais c'est carrément ça, quand t'as 20 ans tu dis ouais je vis de ma passion, je m'en fous de vivre avec rien, au bout de 5 ans ça commence à être fatigant, de pas savoir si tu vas pouvoir payer ton loyer, c'est quand même stressant. Tu commences à te dire, je vais pas vivre toute ma vie comme ça. » Elle marque un long silence.

Ce témoignage est très riche à plusieurs points de vue, il revient sur les grandes difficultés de choisir la musique comme métier, l’aspect profondément sacrificiel de ce choix de vie, les perceptions de manque de reconnaissance afférente. Elle revient à plusieurs reprises sur la dimension financière de l’existence qui prend une tournure plus importante avec l’âge. Tout en présentant les traits spécifiques d’un parcours personnel, Lise rappelle combien l’avancée en âge

semble impliquer la quête d’une stabilité financière rassurante. Elle dit également la réalité de groupes qui arrêtent leur pratique face à un début de réussite tant recherché dans un premier temps. La période de 25-30 ans étant une période de fin de maturation du style et de maîtrise du jeu en live (exercé grâce aux pratiques musicales intenses dans la période précédente) représente pour de nombreux musiciens une période plus à même d’offrir de potentiels débuts de réussite, qui viennent cependant irrémédiablement se confronter à la réalité de l’entrée dans la vie adulte, occasionnant de nouvelles responsabilités, la nécessité d’assumer un logement personnel, le tout mêlé à une très forte injonction sociale à occuper une activité professionnelle pourvoyeuse de stabilité. Ces propositions d’analyse permettent de saisir cette étape charnière pour les musiciens256 entre 25 et 30 ans révélée aussi par les analyses quantitatives que qualitatives.