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PREMIÈRE PARTIE

1.2. L ES MUSICIENS DES SCENES LOCALES

1.2.1. A MATEURS ET PROFESSIONNELS : UNE DISTINCTION IMMUABLE ?

1.2.1.2. C ADRE LEGISLATIF INAPPROPRIE ET ARRANGEMENTS A LA MARGE

Le cadre législatif des pratiques musicales amateurs est pour le moins inapproprié aux réalités contemporaines, puisqu’aussi étonnant que cela puisse paraître il est à ce jour (2014) illégal de se

197 DONNAT Olivier, Les amateurs, enquête sur les activités artistiques des Français, Paris : La Documentation

française, 1996.

198 En 2008, une première tentative de travail collectif mené par le Ministère avec certains professionnels de

terrain a vu le jour, mais au vu des dissensions entre les participants, ce travail n’a pas abouti. En fin d’année 2013, ce projet de réforme du décret de 1953 régissant les pratiques amateurs, totalement inadapté aux réalités actuelles, est revenu à l’ordre du jour. L’année 2015 devrait voir apparaître un nouveau texte de loi encadrant et définissant à nouveaux frais les pratiques amateurs, notamment dans le cadre du spectacle vivant.

199 Entre 50€ à 200€ par prestation scénique par musicien comprenant le transport et l’installation du matériel, les

balances en amont, le concert, le rangement. Ces défraiements se font sous formes de facturation à l’association que constitue le groupe ou de la main à la main selon les exigences et possibilités des programmateurs et diffuseurs comme des musiciens.

200 On renvoie au dernier chapitre de cette thèse portant sur les conséquences de l’ère numérique quant au

retrouver en groupe et de jouer devant un public sans être salarié sous contrat. De la sorte de nombreuses pratiques visent à pallier cette réalité juridique. Tout d’abord, les groupes de musique des scènes locales adoptent assez fréquemment la forme juridique de l’association. Sur notre panel plus de la moitié des musiciens interrogés sont constitués en association (59%). Ce statut juridique des groupes permet aux organisateurs de concerts de les rémunérer au travers de l’association. S’ils ne souhaitent pas acquérir un statut professionnel certains musiciens considèrent cependant que leur défraiement est justifié par l’investissement conséquent de temps et d’argent que représentent les concerts. Hubert Crukowicz parle à ce sujet d’économie du dédommagement201, mais celle-ci nous allons le voir s’inscrit dans un cadre juridique complexe. L’argent ainsi obtenu par le groupe permet aux membres d’investir dans l’achat ou le renouvellement de matériel, mais officieusement cet argent versé sur le compte de l’association permet bien souvent aux musiciens de défrayer leur prestation. En effet, en l’état actuel des choses, le seul moyen pour un groupe de jouer légalement serait d’être en possession de la licence d’entrepreneur de spectacle vivant, qui leur donnerait la possibilité de vendre leur prestation musicale. En l’occurrence ce serait la licence de deuxième catégorie qui concerne les producteurs de spectacle ou entrepreneurs de tournée et permet d’assumer la responsabilité d’un spectacle202. Or cette licence est quasi inaccessible aux musiciens. La licence d’entrepreneur est accordée à des personnes physiques (et non des personnes morales, ce que pourrait constituer le groupe) mais implique la responsabilité d’employeur à l’égard du plateau artistique. Ainsi, le musicien titulaire de la licence devrait prendre en charge la rémunération de ses partenaires203. Or même pour les musiciens qui deviennent intermittents, les productions musicales qu’ils proposent et le montant des rémunérations accordées par les diffuseurs ne leur permettraient aucunement de rémunérer les autres musiciens du groupe. Qui plus est, de nombreux groupes sont constitués de musiciens aux statuts divers. Il n’est pas rare de trouver un intermittent, un

201 CUKROWICZ Hubert, « Le prix du beau », in: Genèses n°36, Amateurs et professionnels, Belin, septembre 1999,

pp.35-53.

202 La licence 1 concerne les exploitants de lieux de spectacles et la licence 3 les diffuseurs (accueil du public,

billetterie, sécurité), les 3 licences peuvent être cumulées.

203 En outre l’obtention d’une licence d’entrepreneur de spectacle, suppose d’avoir obtenu un diplôme de

l'enseignement supérieur (bac + 2) quel que soit le domaine, ou dans le domaine du spectacle la justification d'une expérience professionnelle d'au moins un an (en métier administratif, technique ou artistique), ou encore d'une formation professionnelle de 500 heures minimum.

enseignant et un étudiant, au sein du même groupe de musiciens. Qui plus est certains musiciens pratiquent au sein de plusieurs groupes comme on le verra dans la section suivante sur la pluriactivité. Certains musiciens intermittents jouent avec des musiciens qui ont une activité professionnelle à plein temps et ne souhaitent pas être officiellement rémunérés pour leur prestation. C’est par exemple le cas des fonctionnaires, qui devraient faire des demandes auprès de leur administration pour obtenir le droit de toucher une rémunération émanant d’une autre entité que leur institution.

C’est principalement un décret et une loi qui constituent le cadre légal actuel des pratiques musicales des scènes locales. Le décret de 1953204 portant sur l’organisation des spectacles amateurs, toujours valable actuellement bien que sujet à de nombreux débats ; et la loi de 1969 sur la présomption de salariat205. Le décret implique que les amateurs ne sont pas rémunérés au titre de leurs prestations206 (afin que seuls les professionnels puissent l’être). Et la loi implique le fait qu’il est illégal de faire jouer un musicien s’il n’est pas salarié. Le décret de 1953 visait à l’époque la protection des pratiques théâtrales professionnelles, car les représentations théâtrales d’amateurs avaient connu une forte inflation au début du 20ème siècle. En 2008, il fut question d’abroger ce texte pour le remplacer par un nouveau plus en adéquation avec l’époque. Cependant, les négociations n’ont pu aboutir, les divergences de représentations et conflictualités entre acteurs ayant eu raison de cette initiative de réforme du statut amateur dans le spectacle vivant. Les syndicats de défense des musiciens professionnels prônent l’argument de la concurrence déloyale des amateurs par rapport aux professionnels. Une représentation récurrente dans les milieux professionnels de la musique tient au fait que les amateurs proposeraient gratuitement le travail pour lequel les professionnels sont rémunérés. On note à quel point le débat engage des représentations diversifiées potentiellement contradictoires. D’où l’importance de ce projet de refonte voire d’abrogation du décret de 1953, repris en 2013 et qui devrait aboutir

204 Décret n° 53-1253 du 19 décembre 1953, relatif à l’organisation des spectacles amateurs et leurs rapports avec

les entreprises de spectacles professionnelles, paru au Journal officiel du 20 décembre 1953.

205 L’article L762-1 du Code du travail qui prévoit la présomption de salariat dans le spectacle vivant.

206 Article 1er : « Est dénommé « groupement d’amateurs » tout groupement qui organise et produit en public des

manifestations dramatiques, dramatico-lyriques, vocales, chorégraphiques, de pantomimes, de marionnettes, de variétés etc., ou bien y participe et dont les membres ne reçoivent, de ce fait, aucune rémunération, mais tirent leurs moyens habituels d’existence de salaires ou de revenus étrangers aux diverses activités artistiques des professions du spectacle. ».

en 2014. En attendant les musiciens amateurs non principalement rémunérés au titre de la musique, perçoivent parfois des rémunérations qui en font des professionnels le temps d’une soirée. Il existe donc un réel flou juridique et une complexité inhérente à la composition hétéroclite des groupes, liant des musiciens aux statuts différents. Les musiciens comme les programmateurs subissent ce cadre législatif inapproprié, tel que Léo (entretien du 05 décembre 2013, 38 ans, directeur et programmateur d’une Smac207) nous l’explique :

« Personne n’est totalement dans la légalité concernant les amateurs. Toutes les Smac et les autres salles, s’arrangent comme ils peuvent. Moi s’il y a un fonctionnaire je ne le salarie pas. D’ailleurs en général pour les premières parties qui sont très souvent des groupes amateurs208, on ne salarie pas tout le plateau mais seulement ceux qui sont intermittents dans le groupe et qui ont besoin des contrats. C’est eux qu’on va salarier en priorité. Et comme les groupes amateurs sont constitués en asso, ça nous permet de verser 200 euros à l’asso pour les autres, pour eux acheter du matos ou autre. Mais c’est impossible d’être totalement légal. On peut difficilement employer des artistes de A à Z de manière légale parce qu’il existe des paradoxes au sein même de la loi ».

On comprend ici que chaque groupe amateur ne peut être traité uniformément compte tenu de la diversité des statuts de ceux qui le compose. On voit donc apparaître des formes d’arrangements et de négociations entre les acteurs qui pallient les déficits législatifs concernant les prestations publiques de musiciens non principalement rémunérés au titre de la musique. Cependant, les acteurs des scènes locales ne pouvant respecter un cadre législatif inadapté, s’exposent à des contrôles. Au début des années 2000 sur la métropole lilloise, de nombreux contrôles Urssaf209 eurent lieu. Ces cas considérés comme « marquants » par les intermédiaires associatifs et autonomes des scènes locales (les cafés notamment) déjà en place à l’époque. Cela a concerné aussi bien des salles de diffusion de petites jauges en régie directe210, que des petites salles de diffusion de droit privé (parfois gérées par des associations211), mais encore un producteur de

207 Scène de musiques actuelle, label du Ministère de la Culture et de la Communication.

208 D’autant plus que les Smac reçoivent la charge de valoriser les pratiques musicales locales de leurs territoires. 209 Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales, qui sont des organismes

privés délégataires d’un service public.

210 La régie directe est un mode de gestion publique des équipements, relativement courant dans le secteur

culturel et singulièrement dans les musiques actuelles. Dans la régie directe la collectivité territoriale est directement en charge de l’activité (par exemple le personnel d’une Smac en régie directe est salarié par la collectivité territoriale, les employés sont donc fonctionnaires de droit public ou contractuels).

spectacles212. De la sorte pendant les années qui suivirent les organisateurs de concerts de la métropole lilloise ont dû se rendre moins tolérants avec les groupes afin d’éviter de nouvelles requalifications onéreuses. Cela a indéniablement entaché le dynamisme musical local puisque dans les premiers temps, très peu de cafés-concerts lillois ont pris le risque de continuer à faire jouer les groupes par crainte de tels contrôles. Selon les intermédiaires de la scène lilloise, l’administration s’est durcie dans les musiques actuelles, les situations dans lesquelles les organisateurs ne peuvent programmer certains groupes se multiplient pour des raisons avant tout administratives. Les intermédiaires associatifs dénoncent de la sorte un processus de sur- légalisation qui impose aux organisateurs de concerts des contrôles fréquents.