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PREMIÈRE PARTIE

1.3. A CTEURS POLITIQUES , INTERMEDIAIRES ET AUDITEURS DES SCENES LOCALES

1.3.1. A CTEURS POLITIQUES ET ADMINISTRATIFS : DES REGULATIONS DE CONTROLE

1.3.1.1. L’ EXPANSION DU « MARKETING TERRITORIAL »

Ce soutien aux musiques actuelles, au travers des financements et certifications accordés, s’explique notamment au travers de la place dorénavant prépondérante de la culture270 dans ce que les collectivités publiques nomment désormais usuellement « marketing territorial ». Face à la globalisation et à l’augmentation conséquente de la concurrence entre villes pour attirer le maximum d’habitants, notamment la fameuse « classe créative » et non moins controversée de Richard Florida271, et ainsi « peser272 » en termes d’attractivité et de rayonnement dans sa région, en France ou à l’international, les collectivités publiques mettent en place un « marketing

269 Cf. 3.1.2.1. Des rapports indécis aux subventions.

270 Rappelons à cet égard que la culture dans le langage des collectivités publiques désigne principalement les

productions artistiques et non la définition anthropologique de la culture qui désigne quant à elle un ensemble de manières de penser, de sentir et d’agir (comportements, pensées, connaissances, croyances, droits, coutumes, modes de productions,…) socialement appris et globalement partagés par un ensemble de personnes formant société. Pascal Perrineau parle à ce sujet de « halo sémantique » quant à la définition de la culture :

PERRINEAU Pascal, Sur la notion de culture en anthropologie, Revue française de science politique, vol.25, n°5, 1975, pp.946-968.

271 FLORIDA Richard, The Rise of the Creative Class: And How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, New York, NY: Basic Books, 2002.

272 Terminaison employée par un technicien du Conseil Régional lors du forum euro-régional sur les musiques

actuelles qui s’est tenu à Roubaix, les 4 et 5 juin 2012, organisé par le Raoul, Réseau Associatif des Organisateurs et Utilisateurs des Lieux de musiques actuelles (cet acronyme fait référence à une figure symbolique de la chanson populaire en Nord de France représentée par Raoul de Godesvarwelde (1928-1977). Godesvarwelde était un petit village des Flandres au Nord de Lille mais Raoul est né à Lille sous le nom de Francis Albert Victor Delbarre – interprète entre autres de la chanson « Quand la mer monte »), son fils Arnaud Delbarre, bassiste d’un groupe local fut responsable du Zénith de Lille et est actuellement directeur général de l’Olympia (Paris). Nous avons réalisé une synthèse des échanges de ce forum :

HANNECART Claire, The Euro Regional Music Meeting n°2, Musiques actuelles et territoires d’Europe : synthèse et

territorial ». Ce dernier désigne un ensemble de démarches mises en œuvre visant à attirer sur leur territoire les flux nationaux et internationaux de commerce, d’investissement et de populations. Le « marketing territorial » relève de stratégies de communication mises au point dans les années 1980 par les acteurs politiques suite à l’Acte 1 de la décentralisation pour construire l’image de territoires attractifs, et la culture y joue nécessairement un rôle éminent. En effet celle-ci est devenue, au même titre que le développement économique d’un territoire, une raison de son attractivité273. Guy Saez évoque un nouveau paradigme éco-culturel, où les dimensions économiques de l’art et de la culture sont instrumentalisées. L’art figurant ainsi comme remède à la « crise ». L’art et la culture semblent être les derniers atouts des territoires dans la compétition que se livrent les villes pour attirer sans cesse de nouveaux habitants, et séduire investisseurs et entreprises.

L’attractivité culturelle du territoire de Lille était au cœur de l’événement majeur de Lille 2004 Capitale Européenne de la Culture274. Dans une optique d’interchangeabilité la culture est investie comme peuvent l’être les loisirs, le commerce ou le sport275. Lille 2004 fut incontestablement un succès en termes de fréquentation et de propositions artistiques et a marqué irrémédiablement la culture comme ressource attractive permettant de mobiliser les populations locales et d’en attirer d’autres. Mais les critiques sont aussi nombreuses quoique relativement peu perceptibles. Les opérations comme Lille 2004, et globalement ce nouveau paradigme éco- culturel des villes, sont en effet accusés d’utiliser la culture comme prétexte à des opérations commerciales et de communication. Dénonçant ainsi des logiques publicitaires des villes qui deviennent de véritables « vitrines ». Le coût élevé de ces opérations est au centre des critiques

273 SAEZ Guy, « Les collectivités locales et la culture », Cahiers français, n°348, 2009, pp.1-7.

274 Les titres « Capitale européenne de la culture » existent depuis 1985 (sur l’initiative de Melina Mercouri, alors

ministre grecque de la culture et de Jack Lang notamment). La finalité initiale et toujours mise en exergue est celle de rapprocher des citoyens de l’Union Européenne. L’ordre des pays dont les villes peuvent prétendre à ce titre est déterminé jusqu’en 2019, des règles assurant une rotation entre les Etats membres. Depuis 2009, ce sont deux villes qui sont désignées chaque année : l’une issue d’un Etat membre « historique » de l’Union Européenne et l’autre d’un « nouvel » Etat membre. La Commission Européenne réunit un jury chargé d’étudier les dossiers constitués par les villes (quatre ans avant l’échéance le pays désigné soumet aux institutions européennes sa liste de villes). La décision finale revient au Conseil des ministres qui choisit sur la base des recommandations faites par la Commission Européenne et ce, après avis du Parlement européen.

275 Et c’est d’ailleurs ce que souhaitait Lille initialement : recevoir les Jeux Olympiques. Or comme cela n’a pas

fonctionné, il a été question de garder la mobilisation de la population locale en la transformant vers cet autre évènement, culturel cette fois, que représentait l’obtention du titre Capitale Européenne de la Culture.

(Lille 2004 a coûté 73 millions d’euros276), d’autant que de nombreux acteurs associatifs de terrain se sentent lésés, mis à l’écart ou simplement ignorés au profit d’opérations de grande ampleur. Cependant, les représentations des acteurs locaux sont ambivalentes, car si les critiques ne manquent de se faire jour au cours de discussions informelles, portant notamment sur la concentration des moyens financiers autour de très gros événements, de nombreux acteurs profitent des retombées générales de l’attractivité nouvelle du territoire, et vivent parfois intensément les événements culturels proposés. Qui plus est, on peut noter la volonté politique très marquée de la ville de Lille de faire en sorte que ces événements culturels soient très populaires et accessibles à l’ensemble de la population diversifiée de ce territoire qui est traversé d’une histoire singulière de désindustrialisation, de chômage et de difficultés sociales marquées. Lille 2004 a donné lieu à la création de « Maisons Folies » émaillant tout le territoire de la métropole, et qui perdurent encore aujourd’hui. Ce sont principalement des lieux de spectacles et d’expositions installés dans les quartiers de la ville et au-delà dans les villes alentours (et allant jusque Maubeuge dans l’Avesnois, bien au-delà du territoire métropolitain). Ces lieux sont investis par les populations locales car ils ont une proximité indéniable avec les territoires de vie et restent financièrement accessibles. Afin de faire perdurer le dynamisme local acquis au travers de Lille 2004, un programme culturel nommé Lille 3000 a vu le jour. Une édition en 2006-2007, une seconde en 2009 accueillant plus de 500 événements, une troisième en 2012-2013 attirant pas loin de deux millions de visiteurs. Ici encore les tensions dans la constitution des logiques à l’œuvre n’ont pas manqué de raviver les conflictualités entre acteurs locaux277. Ainsi dans le cadre de Lille 3000 en 2009, la réhabilitation d’une friche industrielle en lieu culturel vit le jour. A l’instar de nombreuses villes qui investissent ces « friches culturelles » pour régénérer les territoires, la ville de Lille décida de réhabiliter l’ancienne gare de marchandises « Saint Sauveur » en un lieu culturel majeur du territoire. Aujourd’hui le Bistrot de St So (bar, restaurant), le cinéma et les espaces d’expositions de la Gare Saint Sauveur accueillent des événements en continu. Lille a incontestablement réussi le pari en termes de fréquentation. Les conséquences pour la scène locale tiennent au fait que des groupes locaux, de la métropole et du

276 GUILLON Vincent, « Mondes de coopération et gouvernance culturelle dans les villes. Une comparaison des

recompositions de l’action publique culturelle à Lille, Lyon, Saint-Étienne et Montréal », Thèse dirigée par Guy Saez, préparée au sein de l’UMR PACTE, École doctorale Sciences de l’homme, du politique et du territoire, Université de Grenoble, soutenue le 29 mars 2011.

territoire régional ont pu bénéficier de la réalisation de concerts aussi bien à la Gare Saint Sauveur que dans les Maisons Folies. Cependant ici encore les tensions apparaissent, en effet tous les groupes locaux sont loin de parvenir à intégrer ces milieux culturels institutionnalisés, nous revenons plus longuement sur ces conflictualités en Partie 3. Ceux qui y parviennent sont principalement les quelques groupes largement appuyés par les différents dispositifs locaux de soutien aux musiques actuelles278.

Au sein de Lille 2004 comme de Lille 3000 et de toutes les politiques d’aménagement urbain, la construction de l’espace transfrontalier est une des orientations majeures de la métropolisation de la ville de Lille et l’euro-régionalisation du Nord-Pas de Calais. Cette volonté de puissance des territoires, l’agglomération devenant eurométropole et la région euro-régionale, vise à renforcer le Nord en tant qu’échangeur incontournable vers la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, ces territoires figurant parmi les plus densément peuplés d’Europe. Cependant on notera aisément que ces formes d’injonction à « faire du transfrontalier » pour garantir une large puissance au territoire, ne corrèlent pas toujours les pratiques. En musiques actuelles précisément, concernant la fréquentation des concerts, rares sont les auditeurs à part quelques érudits inconditionnels, qui passent régulièrement la frontière pour aller écouter des groupes en Belgique par exemple, bien que l’offre y soit d’ailleurs importante. Mais d’une part l’offre de concerts est également importante sur la métropole lilloise, d’autre part l’organisation que demande la participation à un concert à plusieurs kilomètres de Lille est potentiellement pénible pour les publics (sans transport en commun cela implique la conduite en voiture, quand la consommation d’alcool en concerts est courante). Ces auditeurs existent bien entendu mais néanmoins ne représentant la majorité. De fait il peut y avoir un décalage entre les pratiques et l’injonction politique poussant les intermédiaires associatifs à prendre en considération la dimension transfrontalière de leurs activités. On comprend que les régulations politiques extérieures aux scènes imposent parfois des visions aux acteurs de la régulation conjointe, telle que celle de la « circulation des publics » entre les lieux transfrontaliers. Ces visions sont parfois en inadéquation avec les réalités et ne

278 Que ce soit Dynamo, l’antenne locale du Printemps de Bourges, le soutien annuel des Smac auprès de quelques

groupes locaux telle la Pépinière de l’Aéronef, mais encore le concours Play@home, La Marmite organisé par BIC Brigade d’Intervention Culturelle, le tremplin Talents du Sud (Lille Sud), le dispositif Tour de Chauffe, Pas de Calais Music Tour, Les nuisances s’honorent (Valenciennes), L’Ascenseur (Maubeuge), Tremplin So Nord, les groupes soutenus par le dispositif Start Play Rec géré par l’association Domaine Musiques dépendant entièrement de ses tutelles administratives qu’étaient la Drac et la Région.

prennent pas en considération certaines dimensions des expériences vécues. Dans ce cas les régulations politiques imposent des problématiques « toutes faites » aux acteurs associatifs financés, qui parviennent parfois difficilement à s’en saisir, compte tenu de leur décalage avec la réalité. Cependant, ces orientations politiques, si elles peuvent occasionner des pertes de temps au vu de leur décalage avec le terrain, peuvent aussi potentiellement à terme insuffler ou favoriser des innovations279. Mais sans doute que le manque de transversalité (malgré le fréquent usage de ce « mot-clé » dans le discours des collectivités territoriales) n’abonde pas toujours dans le sens d’une véritable efficacité.

En conclusion, si l’instrumentalisation de la culture, notamment au travers du « marketing territorial », constitue une véritable stratégie de communication des acteurs de la régulation politique, visant le développement des villes en vitrines attirantes, il n’en reste pas moins que ces réinvestissements urbains de la part des collectivités publiques nourrissent les imaginaires collectifs et les représentations partagées que se font les populations de leurs territoires. C’est éminemment le cas de la métropole lilloise devenue en l’espace de dix ans une métropole touristique connaissant un dynamisme économique et culturel indéniable semblant satisfaire nombre de ses habitants et nouveaux arrivants qui développent à son égard des représentations et images mentales positives d’une « métropole à échelle humaine ». Et ces représentations ne peuvent être dénoncées comme dénuées de sens sauf à réduire l’expérience des personnes qui les partagent. De la sorte, les ambitions politiques de développement territorial font autant figure de réalités concrètes que de constructions symboliques de récits que partagent en retour les habitants et qui contribuent les uns et les autres à construire des lieux de vie socialement investis.

279 Il semble que l’application mobile Borderlive, agenda de concerts transfrontalier, soit en train de gagner en

1.3.1.2.LES « ACADEMIES INVISIBLES » : ENTRE REGULATION POLITIQUE ET REGULATIONS