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PREMIÈRE PARTIE

1.1. L E CONCEPT DE SCENE LOCALE

1.1.3. C ARACTERISTIQUES DU CONCEPT DE SCENE LOCALE

Prendre en considération les scènes locales permet d’établir l’unité de lieu et de temps des expériences vécues par les acteurs afin d’en étudier les conditions de réalisation, les effets et les représentations qui sous-tendent les actions. Le terme de scène (music scene) était originellement utilisé par les journalistes et dans le langage courant en anglais155. Will Straw fut le premier à mentionner le concept de scène musicale dans un cadre académique en 1991156. Il définit les scènes comme des espaces géographiques spécifiques articulant un ensemble multiple de pratiques musicales qui coexistent et interagissent. Depuis lors, ce concept a été largement utilisé par les chercheurs anglo-saxons, notamment ceux étudiant les modes de production et de réception des musiques populaires157. A la même époque (début des années 1990), Sara Cohen écrit Rock culture in Liverpool158 dans lequel elle établit un lien entre les conditions socio- économiques très défavorisées de la ville, et l’investissement des jeunes dans la musique pour pallier leur ennui notamment dû au chômage de masse. Les chances de réussite au travers de la musique étant considérées comme aussi minces que celles de trouver un emploi sur le marché du travail. Les groupes de musiques sont alors devenus de véritables modes de vie, contribuant à donner du sens à leur existence, à créer des liens d’amitié et assouvir des désirs créatifs, le tout dans un univers très masculin.

Les premiers travaux académiques sur les scènes se sont donc attachés à décrire les liens existant entre une production musicale et une histoire culturelle locale. Quand les travaux plus récents se penchent sur l’étude de l’émergence de nouvelles scènes et notamment la façon dont elles se réapproprient localement des influences musicales issues du monde global159, c’est dans cette

155 Dans les années 1940 aux États-Unis l’usage du terme de scène (music scene) servait à caractériser les modes de

vie marginaux associés au monde du jazz comme le rappelle Andy Bennett.

156 STRAW Will, « Systems of Articulation, Logics of Change: Communities and Scenes in Popular Music, Cultural

Studies, vol. 5, n°3, London: Routledge, 1991, pp.361-375.

157 Les anglo-saxons utilisent le terme de musiques populaires pour les différencier simplement des musiques

savantes (classiques, baroques) sans que cette expression ne renvoie à un arrière-plan idéologique, contrairement à ce qu’elle occasionne potentiellement en langue française.

158 COHEN Sarah, Rock Culture in Liverpool: Popular music in the Making, New York: Oxford University Press, 1991. 159 APPADURAI Arjun, Après le colonialisme : Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris : Payot, 2005.

optique que nous nous inscrivons. La scène locale a également été conceptualisée plus récemment par Andy Bennett et Richard Peterson160 qui définissent une scène locale comme un phénomène à la fois discret et ample, réunissant sur un territoire des musiciens, des intermédiaires (associations, presse locale, diffuseurs, programmateurs…) et des publics avertis161, qui partagent leurs goûts communs pour la musique et adoptent des modes de vie singuliers162 :

« Work in the scenes perspective focuses on situations where performers, support facilities, and fans come together to collectively create music for their own enjoyment. In many ways the organization of music scenes contrast sharply with that of the multinational music industry, in which a relatively few people create music for mass markets. »163

Comme le rappelle Andy Bennett, l’essentiel du marché de l’industrie musicale dans le monde est contrôlé par une poignée de multinationales appelées couramment majors164. Mais les productions musicales ne se limitent pas à ces majors qui représentent l’industrie musicale globale. Les autres productions, usuellement nommées indépendantes (c’est-à-dire indépendantes du système des majors) représentent quant à elles des productions à plus petite échelle : celles des scènes locales. Même si on dénote encore chez les indépendants des différences de taille assez conséquentes entre les milliers de labels locaux dont quelques-uns ont acquis une envergure internationale, avant parfois de se faire racheter par les majors. En effet, comme le précise Andy Bennett : « The scenes and industrial ways of making music of course depend on

160 BENNETT Andy, PETERSON Richard, Music scenes: local, translocal and virtual, Vanderbilt University Press,

2004.

161 Fans en anglais est souvent traduit par amateurs avertis par les chercheurs français. Précisons que fans en

anglais ne recouvre pas l’aspect péjoratif qu’il peut parfois prendre en français.

162 BENNETT Andy, PETERSON Richard, op.cit. (Traduction personnelle). 163 BENNETT Andy, PETERSON Richard, op.cit., p.3.

164 Les majors du disque étaient encore 5 il y a 10 ans, mais deux d’entre elles ont fusionné en 2004 : BMG et Sony,

sont devenues Sony Music Entertainment, et Universal a racheté EMI en 2011. En 2014 il reste trois majors: Universal, Sony et Warner. À elles trois elles se partagent l’essentiel du marché de l’industrie musicale mondiale. En 2011 les majors totalisent 71,7 % de parts de marché pour 73,5% du chiffre d’affaires, quand les distributeurs indépendants captent 28,3% des ventes pour 26,5% du chiffre d’affaires (une progression de +1,2 point en volume et en valeur par rapport à 2010). NICOLAS André, « Les marchés de la musique enregistrée », Cité de la musique, Observatoire de la musique, 2011.

one another. »165 De la sorte il existe de nombreux liens entre l’industrie globale et les scènes locales sur lesquels nous reviendrons. La perspective de recherche des scènes locales permet d’appréhender la diversité des mondes sociaux166 organisés autour de la musique tout en illustrant les représentations des acteurs, en se demandant notamment comment les individus construisent les scènes et quelles sont les activités indispensables à leur maintien167.

Ainsi en combinant la perspective des scènes locales et les sociologies compréhensive et pragmatique, nous considérons les scènes locales comme des réseaux de pratiques s’organisant au travers de personnes (musiciens, intermédiaires, auditeurs), de techniques (DIY mais aussi de techniques de soi168), de lieux (territoire partagé, lieux de répétition, salles de concerts, studios d’enregistrement, bars,…) et de représentations sociales singulières (forcément plurielles et potentiellement en tensions).

Les principales caractéristiques du concept de scène locale auquel nous nous affilions sont les suivantes : les scènes représentent des espaces partagés dans lesquels une multitude d’interactions relatives à la musique voient le jour et mettent en lien des publics, des musiciens et des intermédiaires.

L’entrée spatiale permet de dépasser l’entrée par les esthétiques musicales, ce qui se justifie à plusieurs titres : l’augmentation continuelle des hybridations de styles musicaux (hip-hop rock fusion, électro grunge, punk blues, jazz rock…) ; l’intérêt à saisir l’ensemble des échanges sociaux se déployant sur un territoire partagé (lieux de répétitions, d’enregistrement, de diffusion) ; la « communauté » de pratiques renvoyant un ensemble de « modes de faire » relativement similaires tels que l’autoproduction (création avec ses propres moyens, dont l’enregistrement home made), l’autopromotion (se faire connaître, rechercher des dates de concert), l’auto-distribution (mise en ligne et/ou vente des créations). Andy Bennett note que les scènes locales sont mouvantes dans le temps et que sur une même scène certaines personnes sont

165 BENNETT Andy, PETERSON Richard, op.cit., p.3.

166 BECKER Howard, Les Mondes de l’Art, (1982), Paris : Flammarion, 2006. 167 BENNETT Andy, PETERSON Richard, op.cit.

168 HENNION Antoine, « Affaires de goût. Se rendre sensible aux choses » in PERONI Michel, ROUX Jacques (dir..), Sensibiliser. La sociologie dans le vif du monde, La Tour d’Aigues : Édition de l’Aube, 2006, pp.161-174.

plus impliquées que d'autres. Aussi, les acteurs des scènes locales n’y sont jamais de façon linéaire et illimitée, la plupart des personnes s’intègrent ou s’éloignent de la scène selon les périodes de leur vie. Conséquemment, comme le déclare Andy Bennett, il n'est pas utile de chercher à dresser des frontières entre scènes et non-scènes ou membres et non membres. Il est plus approprié d’observer le degré auquel des situations présentent des caractéristiques du concept de scène 169 :

« […] there is no hard line between what is and what is not a scene. Consequently it is not useful to try to draw a hard line between scenes and nonscenes and between members and nonmembers. It seems more appropriate to see the degree to which a situation exhibits the characteristics we have discussed. The chapters in this volume describe situations with varying degrees of “sceneness”. »170

Andy Bennett rappelle que chaque scène musicale est unique mais qu’il existe néanmoins des caractéristiques communes à toutes les scènes. Afin de les catégoriser, il les appréhende selon trois niveaux d’échange : local, translocal et virtuel. Cette typologie des niveaux d’échange a été élaborée au cours de la réflexion visant à disposer les différentes contributions du livre collectif qu’il codirigeait avec Richard Peterson. Il les décrit comme suit :

« Of course many classifications are possible, but for the sake of this discussion and for the organization of the chapters that follow, we define three general types of scenes. The first, local scene, corresponds most closely with the original notion of a scene as clustered around a specific geographic focus. The second, translocal scene, refers to widely scattered local scenes drawn into regular communication around a distinctive form of music and lifestyle. The third, virtual scene, is a newly emergent formation in which have enabled a growing range of groups and individuals to use them in the construction of identity and location. »171

Compte tenu du contexte d’élaboration de cette typologie, nous prendrons facilement nos distances avec cette tripartition. Mais explicitons en premier lieu ce que Richard Peterson entend par ces trois niveaux d’échanges. Le premier désigne la scène locale, qui correspond le plus à la notion originale de scène comme espace territorial autour duquel gravite un réseau de groupes172.

169 Andy Bennett parle en ce sens de sceneness, difficilement traduisible en français, désignant le degré auquel une

situation renvoie aux caractéristiques de scène locale.

170 BENNETT Andy, PETERSON Richard, Music scenes: local, translocal and virtual, op.cit. p.12. 171 BENNETT Andy, PETERSON Richard, Music scenes: local, translocal and virtual, op.cit, p.7-8.

172 La littérature anglo-saxonne sur le rock évoque de nombreuses villes telles que la scène de Liverpool ou

Le second niveau désigne le translocal, autrement dit les échanges entre musiciens et acteurs de scènes locales (à travers le monde ou au sein de la même région). Le troisième niveau désigné par Andy Bennett est sans doute le moins probant, c’est le niveau virtuel qui serait une forme émergente (il écrit en 2004) consacrée aux intérêts des fans leur permettant de partager des discussions concernant leurs artistes préférés (blogs) avec des personnes éloignées. Cette proposition peut paraître incongrue a posteriori puisqu’il semble difficile d’isoler le « virtuel » quand le numérique concerne aujourd’hui l’ensemble des pratiques d’écoute mais aussi de création et de diffusion de la musique. Il n’y a pas que les auditeurs qui utilisent le numérique pour se rencontrer, nombre de musiciens y ont aujourd’hui recours pour s’écouter, « se suivre », se rencontrer, « se proposer des scènes » à l’étranger dans des formes réciprocitaires173. L’insertion du numérique, sous une forme ou une autre, dans la quasi-totalité des pratiques musicales actuelles (à l’instar de nos expériences quotidiennes) ne nous pousse pas à l’usage de cette entrée de scène virtuelle174. Le temps et l’espace des scènes locales se sont vus transformés par le numérique, et c’est justement cette pénétration permanente des dimensions numériques aux mondes vécus actuels, qui ne justifie pas de traiter du numérique de façon différenciée mais comme part constituante des réalités actuelles. Comme le déclare Mark Deuze « media have become so inseparable from us that we no longer live with media, but in media »175. Les medias sont devenus si inséparables de nous-mêmes, que nous ne vivons plus avec les medias mais dans

173 Les formes réciprocitaires en musique désignent des liens créés entre des musiciens individuellement ou

collectivement entre groupes de musiciens, qui se rencontrent en concerts ou sur des sites internet dédiés à la musique (parfois en fonction d’esthétiques ou non) ; et qui donnent lieu à des échanges translocaux désignant ici le fait de venir jouer dans la ville de l’un puis celle de l’autre, autrement dit de « se faire tourner » mutuellement. Ce phénomène est donc renforcé par la participation à de nombreux concerts, qui sont autant d’occasions de créer de nouveaux liens. Cela a également été décrit dans cet article : ROGERS Ian, « ‘You’ve got to go to gigs to get gigs’ Indie musicians, eclecticism and the Brisbane scene», Continuum: Journal of Media & Cultural Studies, Vol. 22, Issue 5, 2008, pp. 639-649.

174 Qui plus est en sociologie des medias, le simple terme « virtuel » renvoie à une posture théorique révolue que

les chercheurs évitent au maximum, car les recherches dans le domaine du numérique ont permis d’attester que le numérique était la plupart du temps un support aux relations existantes. Cf. CASILLI Antonio, Les Liaisons

numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris : Seuil, 2010, 334p.; BEAUDE Boris, Internet, changer l’espace, changer la société. Les logiques contemporaines de synchronisation, Limoges : Éditions FYP, 2012, 256p. ; VIAL

Stéphane « Contre le virtuel. Une déconstruction », in Médiation et Information, n° 37, Les Territoires du Virtuel, 2014, pp. 177-188.

les medias176. Andy Bennett et Richard Peterson présentent donc une compartimentation entre trois types de scènes qu’il est possible de revisiter pour s’accorder plus justement aux observations de terrain et aux mondes vécus des musiciens. On peut caractériser des échanges intra-scène, qui ont lieu au sein d’une même scène locale sur un territoire particulier (par exemple lorsqu’un musicien de la scène locale focalisée choisit un batteur parmi ceux qu’il connaît sur la scène pour former un nouveau projet musical), et des échanges inter-scènes qui ont lieu entre différentes scènes locales (que ce soit entre Lille et Brooklyn, ou entre l’Avesnois et Paris). On parlera plus volontiers de scènes locales qui s’inscrivent dans des échanges intra ou inter-scènes en évinçant la catégorie de scène virtuelle, car les échanges entre musiciens d’une même scène locale (intra-scènes) passent souvent par le numérique, comme le fait de « s’échanger des parties »177 : Stéphane et Théo178 s’envoient des mails contenant les parties qu’ils ont travaillé individuellement au format audio afin que chacun prenne connaissance du travail de l’autre avant de se revoir en répétition

Mais encore, les organisateurs de concerts utilisent le numérique pour informer des dates179 qu’ils organisent, invitent des personnes sur Facebook en « créant un événement »180. Quant aux échanges inter-scènes comme nous les renommons, la prégnance du virtuel y est aussi avérée, quasiment aucun échange translocal n’a lieu sans l’usage du numérique pour entrer en contact. Par exemple quand Damien181 souhaite organiser une tournée brève en Allemagne pour son groupe, il reprend contact grâce au numérique avec les groupes qu’il a rencontré là-bas. Conséquemment, la centralité du numérique pousse à ne pas différencier une hypothétique scène virtuelle.

176 Le terme média ici désigne plus le médium informationnel que la presse médiatique qu’il a tendance à désigner

en français.

177 Dans le langage des musiciens les « parties » sont des extraits propres à un instrument dans une composition

musicale : par exemple une partie de basse, une partie de batterie, la partie chant.

178 Stéphane, entretien du 16 avril 2010, 30 ans, bassiste, attaché territorial ; Théo entretien du 11 mai 2010, 29

ans, composition MAO/chant lead, chômage

179 Les concerts se disent dates dans le langage courant des musiciens, ça renvoie ici encore à une terminaison

anglo-saxonne « tour dates » qui désigne la tournée.

180 Terminologie idiomatique.

En conclusion le concept de scène musicale locale, prend pour acquis les apports pionniers de la sociologie interactionniste affirmant l’existence de réseaux de coopérations sans lesquels l’art ne peut advenir, et y adjoint une approche des expériences vécues à l’échelle locale, qui permet notamment d’explorer la multitude de leurs représentations activées dans l’action. De la sorte il nous est possible de mener une sociologie compréhensive s’inscrivant elle-même dans un arrière- plan pragmatique afin de saisir les pratiques musicales à l’échelle locale, le tout au travers du concept de scène.