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PREMIÈRE PARTIE

1.2. L ES MUSICIENS DES SCENES LOCALES

1.2.1. A MATEURS ET PROFESSIONNELS : UNE DISTINCTION IMMUABLE ?

1.2.1.1. D ES HABITUDES CULTURELLES DE CLASSIFICATION

Les identités sociales se cristallisent très souvent autour des catégories professionnelles, ce qui a notamment été induit au 20ème siècle par les statistiques basées sur la profession (les CSP de l’INSEE créées en 1954, devenues PCS en 1982). Cela a pour conséquence à la fois de développer une partition du monde social relativement simplificatrice, et d’isoler ceux qui n’entrent pas (pas encore, ou plus) dans la logique de la catégorisation professionnelle (telles que les femmes au foyer, les élèves et étudiants ou encore les personnes âgées). Les disciplines des sciences sociales (démographie, économie, sociologie, …) ont elles-mêmes participé à la fixation de cette partition du monde entre actifs et inactifs (en sus des politiques sociales qui en usent pour attribuer les aides). Or l’univers professionnel d’appartenance, s’il est indéniablement déterminant quant à de nombreux paramètres de nos modes de vie, ne peut être la seule entrée pour expliquer l’ensemble des expériences des êtres. Le travail et l’exercice d’activités ne renvoyant pas forcément à l’occupation d’un emploi.

Explorer des pratiques non ou peu rémunératrices exercées avec passion et appartenant à d’autres sphères que la sphère professionnelle rémunératrice, est riche d’instructions concernant les motivations des pratiquants ainsi que les représentations sociales relatives aux activités exercées. Comme il s’avère que la question d’une différence de qualité entre les productions étiquetées comme professionnelles ou amateurs, et ce singulièrement à l’ère numérique, est difficilement

tenable sur le terrain187, ce sont les questions des finalités et représentations qui entrent en jeu. Plusieurs enquêtes188 ont montré qu’au-delà de l’univers professionnel, les personnes s’attachent souvent à d’autres activités et engagements qui concourent à l’expression de soi. Ces activités s’inscrivant en dehors de la sphère professionnelle sont autant de domaines d’investissement personnel qui fonctionnent comme véritables ressources de sens pouvant en outre octroyer aux personnes des statuts secondaires. Ces activités nécessitent souvent une mise à distance des contraintes quotidiennes, Florence Weber parle notamment de « tiers-espaces »189 pour désigner ces pratiques qui ne relèvent ni de l’espace professionnel produisant de quoi vivre ni de l’espace domestique. Aussi, les musiciens des scènes locales, hormis ceux qui sont principalement rémunérés par la musique couplée au régime chômage de l’intermittence, exercent leurs activités musicales dans ce tiers-espace que représente pour eux la scène locale.

Les cultures occidentales ont aussi construit d’autres modèles de classification, notamment concernant la musique. Ces classifications définissent celui qui sait chanter et celui qui ne sait pas, celui qui est musicien professionnel et celui qui ne l’est pas, ce qui est considéré comme musique et ce qui ne l’est pas, ce qui a le statut de grande musique et ce qui ne l’a pas... En somme, la construction de visions du monde partitionnant ce dernier, le plus souvent dans une dialectique oppositionnelle.

Dans De la note au cerveau190, Daniel Levitin relate l’expérience de l’un de ses amis

anthropologue, faisant la lumière sur les conceptions ethnocentrées de la musique. Alors que cet anthropologue est sur son terrain d’études en Afrique, la communauté qu’il étudie lui propose de

187 Jacques Rancière déclare à ce propos qu’à l’heure actuelle la technique, au travers de ses évolutions, ne joue

plus le rôle de distinction entre amateur et professionnel et permet une déhiérarchisation ; en somme les évolutions techniques abolissent les frontières supposées entre qualités de pratiques « professionnelles » et « amateurs ». RANCIERE Jacques, La Méthode de l’égalité : Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Paris : Bayard, 2012.

188 BONNEAU Michel, Les loisirs. Du temps dégagé au temps géré, Collection Transversale – Débats, 2009.

BROMBERGER Christian (dir.), Passions ordinaires : du match de football au concours de dictée, Paris : Bayard, 1998. VIARD Jean, POTIER Françoise, URBAIN Jean-Didier (dir.), La France des temps libres et des vacances, Editions de l'Aube, 2002. WEBER Florence, Le Travail à-côté : une ethnographie des perceptions, (1989) Paris : Éditions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, nouvelle édition revue et augmentée, 2009.

189 WEBER Florence, Le Travail à-côté : une ethnographie des perceptions, (1989) Paris : EHESS, 2009.

190 LEVITIN Daniel, Musicophlia De la note au cerveau, L’influence de la musique sur le comportement, Editions.

prendre part au chant collectif en cours. Lorsque gêné, il déclare qu’il ne sait pas chanter, la communauté reste pantoise et ne comprend pas le sens de cette déclaration. Car cette déclaration leur est tout simplement parfaitement impensable. Pour ces derniers, la musique fait partie intégrante de la vie au même titre que manger, respirer ou dormir. Ainsi, déclarer qu’il ne sait pas chanter reviendrait à déclarer qu’il ne sait pas respirer : c’est un non-sens, il est impossible d’être en vie et de ne pas savoir respirer. Chacun sait respirer sans jamais l’avoir appris et la quasi-totalité du temps tout à fait inconsciemment. Cette assertion quant à la respiration qui semble pour le moins évidente, et dont l’affirmation du contraire paraîtrait bien étrange, procure le même effet à cette communauté lorsque le chercheur déclare qu’il ne sait pas chanter.

Nous pouvons postuler que les courantes différenciations entre amateurs et professionnels qui semblent mal retranscrire les réalités vécues, prennent racine dans la culture occidentale de classification surmontée d’un processus élitaire excluant attaché à classer et différencier pour mieux distinguer.

Ce qui renvoie nécessairement aux apports de Pierre Bourdieu quant à la distinction191 : afin de marquer leur prestige de classe, les individus des classes dites supérieures (dans une perception hiérarchisée de la société) n’ont de cesse de se différencier au travers de codes (vestimentaires, comportementaux, sociaux), des classes dites inférieures qui tenteraient en vain de les imiter avec un décalage temporel permettant aux classes supérieures d’inventer de nouveaux codes de distinction. Ces analyses présentent un grand intérêt de dénonciation critique de formes de dominations, mais s’inscrivent dans une optique seulement déterministe, qui évince les capacités critiques des acteurs comme les pratiques de réappropriations créatives et tel que les met par exemple en avant Michel de Certeau avec le concept de « braconnage culturel »192. À l’appui de cette approche introductive quant aux classifications, nous nous référons également aux apports d’Alfred Schütz qui travailla amplement sur la musique. Dans un article intitulé « Faire de la

191 BOURDIEU Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979.

192 Le concept de braconnage culturel est issu de l’idée selon laquelle les personnes en situation de réception

culturelle agissent comme des braconniers sur les terres des producteurs officiels de sens. Ils y entrent et choisissent les sens qu'ils veulent donner aux choses qu'on leur propose. De la sorte Ils participent à la création du sens, comme un lecteur participe au sens d'un livre. Ce concept théorique affirme la coproduction du sens par les récepteurs. Voir à ce sujet : CERTEAU Michel de, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, (1980), Paris : Gallimard, 1990.

musique ensemble. Une étude de la relation sociale »193, où il entend par « musique de musicien » celle qui passe par le système de notation musicale comme on l’apprend plus haut dans le texte, il déclare ce qui suit :

« Il me semble que la distinction entre une musique de musicien et une musique accessible au profane est sans aucun fondement dans les faits (…) Les pensées musicales peuvent être transmises aux autres soit par les mécanismes du son audible, soit par les symboles de la notation musicale (…) La notation musicale n’est par conséquent qu’un véhicule de la pensée musicale parmi d’autres »194

Ainsi pour Alfred Schütz, il n’y a pas lieu de distinguer, comme le fit entre autres Theodor Adorno195, les musiques utilisant le système de notation musicale, des autres musiques qui ne s’en servent guère. Notons qu’à l’époque de cette déclaration (1951), nous sommes aux prémices d’un développement sans précédent des musiques populaires n’utilisant pas forcément la notation musicale pour composer. De façon générale les définitions catégorielles cristallisent les oppositions mais leurs réalités s’avèrent plus complexes qu’il n’y paraît. Où commence le professionnel et où s’arrête l’amateur ? En matière artistique, cette distinction est d’autant moins aisée que le domaine auquel elle s’applique est lui-même relativement instable. Usuellement et au-delà de la musique, il est entendu qu’un professionnel désigne une personne exerçant un métier fondé sur une compétence et pour lequel elle se voit rémunérée196. Cette rémunération ayant pour effet d’attester socialement l’existence de la compétence. L’opposé strict du professionnel au sens de « celui qui sait » serait le profane qui « ne sait pas ». Alors que le terme amateur (qui est l’opposé usuel du professionnel) prend possiblement le sens de « celui qui aime » : amateur est étymologiquement issu d’amare signifiant « aimer ». De la sorte, on dénote déjà l’ambivalence des représentations en la matière. Cette première définition du professionnel comme celui exerçant un métier pour lequel il se voit rémunéré, a pour conséquence de désigner

193 SCHÜTZ Alfred, Écrits sur la musique. 1924-1956, Paris : Éditions Musica Falsa, 2007, p.121. 194 Ibidem, pp.121-123

195 Theodor Adorno percevait une différence qu’il présentait comme fondamentale - et qui nous paraît injustifiée

de la même façon qu’à Alfred Schütz ou encore David Hesmondhalgh- entre musique savante et musiques populaires : ADORNO Theodor W., Introduction à la sociologie de la musique. Douze conférences théoriques, (1962), Nouvelle édition revue, Genève : Contrechamps, 2009, pp. 169-174.

196 FRANCOIS Pierre, « Qu'est-ce qu'un musicien ? Professionnels et amateurs » in NATTIEZ Jean-Jacques (dir.), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIème siècle. Volume 2 : les savoirs musicaux, Paris/Arles : Cité de la musique,

en creux l’amateur comme un pratiquant de loisir pouvant seulement et éventuellement toucher un cercle restreint de proches197. Or, en explorant les pratiques créatives actuelles telles que celles advenant sur les scènes locales, une réalité tangible et couramment partagée émerge : un amateur -au sens de non rémunéré- qui « fait des dates ». Cela occasionne une multitude de représentations d’autant plus ambivalentes que cette situation fait face à un vide de définition consensuelle. En effet, de nombreux musiciens rencontrés sur les scènes locales ne retirent guère de rémunération de leur activité musicale, qui cependant touche des publics plus élargis que leurs cercles de proches. Face à ce constat d’un manque de catégories pour décrire et saisir la réalité, le dessein n’est pas tant d’apposer une définition circonscrivant précisément les expériences mais de proposer a minima une possibilité de les penser. C’est en cela que l’entre-deux « ni professionnel ni amateur » que donnent à voir les musiciens des scènes locales aujourd’hui, appellent les sociologues (et le législateur198) à se mobiliser pour élaborer un concept désignant des formes d’engagement de soi et d’expression de sa singularité, non rémunérées (potentiellement défrayées199) mais se donnant à voir en public au même titre que les pratiques dites professionnelles. D’autant que ces pratiques s’avèrent plus prégnantes à l’ère numérique200.