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PREMIÈRE PARTIE

1.3. A CTEURS POLITIQUES , INTERMEDIAIRES ET AUDITEURS DES SCENES LOCALES

1.3.4. L ES AUDITEURS ACTIFS DES SCENES LOCALES

1.3.4.2. D ES AUDITEURS EXCLUANTS ?

De nombreux auditeurs actifs des scènes locales, parmi lesquels les musiciens au premier chef, mobilisent des savoirs nécessitant de longs investissements de soi et de construction du goût. Une frontière symbolique volontairement entretenue sépare ces sachant des autres considérés comme non-sachant. Cette forme d’exclusion des avis des individus considérés comme non- sachant est un moyen de confirmer une érudition musicale et d’affirmer une capacité à déterminer ce qui est légitime ou non dans les productions musicales actuelles. Ces formes de stigmatisation des non-sachant dans les communautés de goût musical ont été mises en avant par Howard Becker en 1963361. De manière similaire, on trouve sur les scènes locales un phénomène courant consistant à déclarer ne plus apprécier un groupe lorsqu’il rencontre un succès étendu, supposant in fine un succès commercial. Ce phénomène très courant est l’objet d’une réflexivité de la part des musiciens et auditeurs, comme on peut le lire ci-dessous (Lise, entretien du 28 avril 2011, 27 ans, composition/chant lead/clavier/guitare/batterie, intermittente du spectacle/cours de clavier) :

« C'est comme les White Stripes, y a plein de gens à partir du moment où ça a marché, ils disent c'est pourri. Mais c'est débile ! T’écoutais ça depuis 8 ans, les gars ils ont fait 5 albums, ça a marché sur un tube, tant mieux pour eux ! Quand t'écoutes le tube c'est hyper rock’n’roll quoi, ça a marché mais à la base c'est pas fait pour être commercial, c'est juste que le commerce l'a repris, mais la musique elle est toujours rock’n’roll, donc c'est un peu con comme raisonnement faut arrêter de dire ouais c'est commercial, dès que ça marche tu vois, de ne plus aimer parce que ça marche. »

Ainsi de nombreuses discussions informelles sur les scènes locales attestent de la réflexivité des auditeurs à l’égard de leurs goûts et portent entre autres sur ce phénomène consistant à déclarer ne plus apprécier une musique dès lors qu’elle rencontre un succès commercial. Comme le dit Lise, ce qui pose problème aux auditeurs excluants, c’est que la réussite d’un groupe suppose une réussite commerciale qui, dans le milieu des scènes locales, est l’objet de représentations péjoratives car considérée comme incompatible avec l’authenticité de la production artistique. Ce phénomène donne donc à voir des conflictualités de représentations entre celles principalement partagées sur les scènes locales valorisant l’authenticité du propos artistique (s’attachant à la Cité

de l’inspiration théorisée par Luc Boltanski362), et les représentations de réussite et d’efficacité (appartenant à la Cité de l’opinion et à la Cité marchande). L’incompatibilité de ces représentations provoquant chez les auditeurs, et ce aussi bien collectivement qu’individuellement, des réactions ambivalentes.

Voyons ce que cela peut donner avec l’exemple du groupe Fauve. Ce groupe issu de la scène parisienne a connu un grand et rapide succès : d’abord essentiellement sur Internet et dans le milieu indépendant en 2010-2011, puis le succès grandit très largement tout au long de l’année 2012 (ils apparaissent sur la compilation des Inrocks), pour devenir en 2013 (compilation Kitsuné) un groupe largement diffusé en festivals et en radios de grande écoute, et en 2014 remplir de très grandes salles de spectacle (Zénith). Notons que leur premier album ne sort qu’en début d’année 2014, auparavant ce sont seulement quelques titres et un EP363 sorti en mai 2013 qui les font connaître. Ce succès est objet de débat et suscite de vives réactions, ci-dessous nous retranscrivons le « post » d’un auditeur de la scène lilloise publié sur Facebook le 18 décembre 2012. Il réagit au fait que le groupe commence à être amplement critiqué entre auditeurs actifs :

« De ce que j'ai vu, beaucoup de gens (dont je fais partie) ont accroché il y a un an... quand personne n'en parlait. Je crois d'ailleurs que le phénomène est parti de cet engouement-là. Après, oui l'effet de mode est de plus en plus vicieux. »

On comprend ici l’ambivalence du rapport au succès : bien que certains aient déclaré apprécier la musique lorsque le groupe était très peu connu, ils changent d’avis face au récent succès médiatique remporté. Et certains auditeurs clament dans le même temps avoir méprisé ce groupe dès le début (le terme parfois usité est haters, littéralement ceux qui détestent) en attestant ainsi de leur capacité à déceler un groupe sans qualité et qui de fait remporte un succès commercial non étonnant : la production du groupe n’est pas authentique donc elle se range dans les productions pouvant remporter un succès commercial.

362 Nous revenons plus amplement sur la théorie de la justification et les liens à la dimension commerciale de la

musique en partie 3 : 3.2.1. et 3.2.2. BOLTANSKI Luc, THÉVENOT Laurent, De la justification, les économies de la

grandeur, Paris, Gallimard, 1991, 483p. BOLTANSKI Luc, CHIAPELLO Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris :

Gallimard, 1999, 843p.

363 Extended Play, désigne une production musicale de 6 titres environ, au format plus court qu’un album, visant à

Ce qui est en jeu c’est le fait qu’un groupe devienne connu, remporte un succès populaire et commercial, alors que les représentations des auditeurs actifs des scènes locales valorisent le méconnu, le caché, l’underground, la dimension « défricheur » de leur position de grand amateur de musique. Or le goût des grands amateurs, pour rester singulier à l’instar de la singularité artistique, ne peut être partagé par de nombreuses personnes sinon il perd de sa singularité. Lorsque l’on prolonge l’approche déterministe expliquant les comportements depuis l’origine sociale, les expressions de goûts par les acteurs révèlent des représentations sociales conflictuelles très investies de la part de certains auditeurs. Cela donne à voir combien les goûts peuvent se négocier dans des échanges collectifs incessants.

C

ONCLUSION

Cette première partie a permis de poser le cadre général de la recherche : les scènes locales construites d’un point de vue théorique et les scènes locales construites par les acteurs. Nous avons abordé l’arrière-plan théorique permettant de parler des scènes locales d’un point de vue académique, puis avons explicité les réalités vécues par les musiciens des scènes locales quant à la pluriactivité sociale et la polyvalence artistique qu’ils expérimentent. Nous avons présenté la construction des scènes locales depuis les mobilisations et médiations d’acteurs associatifs devenus professionnels des musiques actuelles, œuvrant à une régulation conjointe de la structuration des scènes. Les scènes sont à la fois stabilisées et contraintes par les ressources publiques institutionnelles et valorisées par des médiations autonomes. Nous avons mis au jour la grande diversité des intermédiaires et auditeurs des scènes locales appartenant à des champs d’action à la fois très différents les uns des autres et présentant pourtant des enchevêtrements. En effet, les intermédiaires associatifs financés au titre des musiques actuelles sont dans une position de négociation permanente des régulations politiques de contrôle impliquées par le financement public des collectivités territoriales et dans une moindre mesure l’Etat. Ces intermédiaires associatifs financés participent à la régulation négociée des scènes locales et tentent de faire correspondre les règles émanant des politiques aux réalités vécues sur le terrain par les intermédiaires autonomes des scènes locales et les auditeurs actifs, avec lesquels et auprès desquels ils travaillent. Ces acteurs de la médiation négociée et les intermédiaires autonomes

sont majoritairement de grands auditeurs de musique parfois même musiciens, de la même façon parmi les auditeurs des scènes locales nous trouvons de nombreux musiciens, le tout donnant à voir des hybridations et superpositions de statuts révélant finalement un ensemble de pratiques s’articulant autour d’une passion commune pour la musique et reposant sur une multitude de médiations.

Après avoir posé le cadre théorique et conceptuel des scènes locales nous allons décrire un de leurs enjeux, à savoir la dimension collective de pratiques inscrites dans des logiques réticulaires et des quêtes de reconnaissance de la part des acteurs rencontrés. Nous explorerons les apprentissages et transmissions de la pratique musicale, et découvrirons les engagements dans des processus de création collective expérimentés par les pratiquants des scènes locales, leurs rapports au numérique ainsi qu’aux reprises, mais encore leur perception de la contrainte possiblement envisagée comme émancipatrice.