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ENGAGEMENTS DANS LA MUSIQUE

2.2. D ESCRIPTION ANALYTIQUE DES PROCESSUS DE CREATION

« C’est cela la musique, l'intéressement par une enfilade d'instruments, de moyens, de supports, d'interprètes à articuler pour la faire surgir, et non l'objet lui-même »412

Antoine Hennion

La description des processus créatifs des musiciens des scènes locales permet de dévoiler l'aspect collectif et connecté de l'acte a priori singulier de la création musicale. Cela passe en premier lieu par des appropriations actives de goûts, puis de techniques musicales. Les expériences artistiques sensibles (des sens et du sens) intensifient les relations des individus avec leur environnement. Les processus créatifs des musiciens prennent sens au travers d’une dimension essentielle, celle de contrainte. Les contraintes relatives à ces pratiques paraissent importantes, en termes d’organisation du temps, pour accorder la pratique de la musique à une activité professionnelle (pour nombre d’entre eux), en termes financiers car comme toute passion demande un investissement conséquent, et encore en termes d’identités plurielles des musiciens des scènes locales (se présentent-ils avant tout comme musicien ?), le tout se construisant autour d’une maigre reconnaissance de ces pratiques souvent présentées comme « amateurs » faute d’un vocabulaire plus adapté. Mais en les examinant de plus près, on verra que ces pratiques musicales donnent à voir la contrainte comme corolaire de l’engagement dans la pratique. Il existe en permanence un travail sur soi, une technique de soi. Le sens de ces pratiques semble se révéler à l’aune de contraintes investies comme autant d’occasions de production de soi413.

2.2.1.L’

ENTREE EN MUSIQUE

:

UNE CONSTRUCTION DE SOI

Pour qu’il y ait création, des formes de transmission et d’appropriation de pratiques sont en jeu. C’est pourquoi nous les exposons en prémices des processus de création. Les pratiques musicales

412 HENNION Antoine, La passion musicale. Une sociologie de la médiation, (1993), Paris : Métailié́, 2007, p.66. 413 TASSIN Damien, Rock et production de soi : une sociologie de l'ordinaire des groupes et des musiciens, Paris :

sont abordées comme étant le produit de transmissions ou d’appropriations de savoir-faire spécifiques, d’une (auto)éducation de la sensibilité à l’expérience des sons, de la fabrication d’une oreille musicale, de l’intériorisation du rythme... Il faut explorer ces savoir-faire transmis et appropriés au travers de relations à soi et aux autres. Les pratiques musicales sont envisagées comme les résultantes d'un processus en constant renouvellement, d'un ensemble d'opérations collectives et de travail sur soi. Le faire musical ordinaire passe par des productions de son propre goût musical, des techniques d’incorporation des apprentissages et de connaissance des objets (instruments, ordinateurs, logiciels, MAO414, pédales de distorsion, amplificateurs etc.). Ces techniques et objets sont entendus comme médiations dans la sociologie pragmatique du goût d'Antoine Hennion415 qui tient compte de la capacité des acteurs à s’ajuster à différentes situations. L'approche par les médiations entre sujets (musiciens) et objets (instruments, supports, corps) permet de décrire la pratique musicale comme une appropriation active. Les étapes de construction de son individualité s’exercent dans des cadres sociaux changeants et avec des ressources elles aussi variables. L’entrée en musique s’inscrit dans des socialisations singulières reconstruites dans le discours de pratiquants adultes que les entretiens et récits de vie permettent d’explorer. Nous avons abordé les premiers questionnements de l'enfance quant à la musique (« Comment peut-on jouer autant de choses différentes avec si peu de notes ? ») et les rapports à la transmission familiale.

Les musiciens décrivent souvent leurs premières émotions procurées par les co-écoutes des enregistrements des parents en leur présence, à la maison comme en voiture par exemple. La transmission musicale au cours de la socialisation primaire marque longuement les parcours des amateurs de musique. C’est majoritairement la figure du père qui est invoquée pour relater cette socialisation familiale, ce qui constitue la première évocation par les pratiquants de la prégnance du genre masculin dans l’ensemble du milieu musical. Cela fait écho aux données de terrain révélant une inégalité de représentation des genres dans les pratiques musicales en faveur des hommes (on trouve 80% d’hommes parmi les musiciens interrogés). Il se joue donc concomitamment une socialisation différenciée de genres sexués et une socialisation esthétique par les genres musicaux. L’appropriation consciente des transmissions familiales, construite a

414 Musique Assistée par Ordinateur.

posteriori au travers du discours de soi, peut se synthétiser en trois formes typiques dans les

discours recueillis. Ces trois formes récurrentes de transmission familiale rencontrées parmi les musiciens interviewés, ne saurait rendre compte de la complexité des réalités vécues, mais permet de les aborder clairement.

- La revalorisation désignerait l’appropriation d’une transmission familiale de certaines musiques peu valorisées par les pairs actuels416 (telles que la variété française). Nous trouvons occasionnellement parmi les musiciens cette forme de revalorisation de genres esthétiques transmis par la socialisation familiale alors que ces genres subissent une délégitimation par les groupes de pairs. Pour illustrer ce positionnement nous pouvons citer Théo (entretien du 11 mai 2010, 29 ans, composition MAO/chant lead, chômage) qui déclare magnanime : « Mon côté pop vient de mon père qui écoutait Balavoine ». Il valorise la transmission familiale d’une musique pouvant être dévalorisée par ses pairs musiciens en en faisant l’origine d’une dimension de sa créativité actuelle. Cela relève aussi d’une forme d’éclectisme revendiqué, qui renvoie au concept des omnivores - ceux qui écoutent de tout - mis en avant par Peterson et Simkus417. La transmission familiale est appropriée et combinée à l’édification d’un goût diversifié.

- L’assimilation pourrait désigner l’appropriation de la transmission familiale de musiques valorisées par les pairs. Nous avons trouvé ce type de transmission plus couramment chez les musiciens des scènes, elle révèle l’existence d’une fidélité à la transmission familiale. Dans ces configurations, les musiciens revendiquent clairement à l’âge adulte ces écoutes et pré- appartenances issues de la socialisation primaire. Les goûts parentaux rejoignent en partie les goûts des auditeurs actifs côtoyés actuellement par le musicien. Voici ce qu’en dit Héléa (entretien du 7 décembre 2011, 26 ans, chant/clavier, traductrice, éditrice) :

« Mon père a une belle collection de vinyles qu’il m’a léguée et il y a toujours eu de la musique chez moi, du matin au soir, pendant toute mon enfance et mon adolescence. Beaucoup de soul et de rock des années 60 et 70 »

416 Entendus comme auditeurs actifs.

417 PETERSON R.A., SIMKUS A., « How musical tastes mark occupational status groups », in M. Lamont, M.

Fournier (eds.), Cultivating differences. Symbolic boundaries and the making of inequality, Chicago, The University of Chicago Press, 1992.

La connaissance du rock des années 1960-1970 (apprécié ou non) étant souvent considéré comme le marqueur d’un travail du goût activement investi, s’intéressant aux fondements des musiques populaires (qui en s’hybridant ont produit les musiques d’aujourd’hui). Pierre (entretien du 22 mars 2010, nombreux échanges informels et mails depuis le début de l'enquête, 33 ans, composition/guitare/chant lead, journaliste radio et rédacteur pour un fanzine local) déclare :

« Mes parents n'ont jamais fait de musique, j'y suis venu tout seul ado avec les copains. Mais mon père écoutait beaucoup les Beatles ! Et il m'a transmis pas mal de sa passion pour la pop, et le rock'n'roll aussi ! ».

On note que ce n’est pas une pratique musicale de la part des parents qui prévaut mais des pratiques d’écoute de musiques usuellement valorisées par les auditeurs rencontrés.

- Enfin un dernier type de rapport à la transmission familiale serait la mise à distance, c'est-à-dire un regard critique sur la transmission de musiques non valorisées à l’âge adulte. Ce cas s’avère fréquent chez les musiciens rencontrés. La transmission familiale est dévalorisée et abandonnée. Les musiciens manifestent un pas de côté, un écart à la norme familiale, essentiellement perçue comme un « non-choix » composé de variétés. Gilles (entretien du 22 juillet 2011, 31 ans, composition/chant lead, travaille dans le domaine social) déclare ainsi : « Mon père m'a pas fait écouter des trucs très cool ! À l'époque c'était plutôt Voulzy ou ce qui passait à la radio quoi ! ». Ici la part active de l’amateur dans la constitution de son goût personnel est en jeu. En quelque sorte le musicien surmonte une transmission familiale de musiques peu valorisée dans le groupe de pairs actuel.

Les processus d’appropriation ou de rejet de la transmission familiale se comprennent comme le travail de son propre goût mis en place par les amateurs comme le présente Antoine Hennion418. Ce travail du goût renvoie aussi à la notion de subjectivation419, liée à une autonomisation du sujet au cours d’activités critiques. Ces activités critiques sont conçues comme incessantes dès lors que la conflictualité est envisagée comme une part constitutive du social. Les transmissions

418 HENNION Antoine, TEIL Geneviève, « Les protocoles du goût. Une sociologie positive des grands amateurs de

musique », in DONNAT Olivier (dir.), Regards croisés sur les pratiques culturelles, DEP/Ministère de la culture, Paris : La Documentation française, 2003, pp. 63-82.

familiales sont donc fonction de processus actifs d'appropriation valorisée ou de critique étayée qui mettent toujours en jeu un travail sur soi. Aussi, comme les musiciens sont appréhendés en tant que « travailleurs de leurs goûts », il n’est pas étonnant de trouver chez les musiciens des scènes locales un nombre conséquent de cas de mise à distance de la transmission familiale. Car cette mise à distance demande un processus critique face à une forme de conflictualité (non concordance entre ce qui a été transmis et ce qui est aujourd’hui apprécié). Et c’est typiquement le genre de comportements qu’adoptent les musiciens rencontrés : ils façonnent leur construction du goût musical dans la contrainte ou la conflictualité. Dans la même lignée nous allons aborder l’écoute de la musique comme un engagement au travers du goût.

Tous les pratiquants de musique rencontrés sont d'abord des auditeurs actifs, et une des caractéristiques de l’activité d’auditeur est l'exercice du goût420. Antoine Hennion préfère la notion d'exercice à celle d'apprentissage, pour signifier de la sorte qu'on ne se situe plus seulement dans une assimilation mais plutôt dans un travail de soi engagé et engageant. L'écoute attentive est une formation volontaire pour se forger un goût. Chez les musiciens rencontrés, un processus temporel se fait jour, souvent ils développent leur compétence d'auditeur au travers de découvertes musicales en exerçant leur goût, avant de passer à la pratique. Héléa (entretien du 7 décembre 2011, 26 ans, chant/clavier, traductrice, éditrice) déclare:

« A 12/13 ans, mon activité préférée était d’explorer la petite médiathèque de ma ville, de choisir 5 CD inconnus et complètement différents puis de pratiquer une écoute religieuse de ces albums, casque sur les oreilles. »

Ainsi le goût n'est pas une variable exogène ou une réalité déterminée par un environnement, mais un exercice investi comme le relate Héléa. Le goût ainsi développé advient processuellement, il se déploie et chemine temporellement, en effet l’exercice n’a pas de fin en soi. Antoine Hennion déclare : « Les belles choses ne se donnent qu’à ceux qui se donnent à elles. » 421 De la sorte le goût se donne à ceux qui s'y donnent.

420 Antoine HENNION, Sophie MAISONEUVE, Émilie GOMART, Figures de l’amateur. Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, La Documentation française, 2000.

421 HENNION Antoine, « Ce que ne disent pas les chiffres... Vers une pragmatique du goût », in DONNAT Olivier,

L’exercice du goût advient dans un va-et-vient entre écoutes collectives et individuelles. Les futurs musiciens développent leurs attachements musicaux singuliers en les construisant au sein de groupes de pairs. Il existe un travail collectif du goût, pendant lequel les musiciens écoutent beaucoup ensemble à l'adolescence. Ces écoutes individuelles et collectives adviennent au sein d'espaces (chambre, garage, cave, voiture) et de contextes particuliers (en lisant, buvant, fumant, écoutant attentivement, assistant à des concerts) et sont autant de possibilités de rencontrer d'autres musiques et d'autres auditeurs. Avec Pierre (entretien du 22 mars 2010, nombreux échanges informels et mails depuis le début de l'enquête, 33 ans, composition/guitare/chant lead, journaliste radio et rédacteur pour un fanzine local) nous abordons le passage à l'acte, la mise en pratique du goût musical, passant de l'écoute au faire :

« À l'adolescence, des copains m'ont fait découvrir le Hip-Hop, le Reggae, le Rock psychédélique des années 60, et dans les années 90 j'ai écouté le rock US et la brit Pop qui ont suivi après la rupture des années 80 et la vague "Nirvana" ... Un ami venait d'avoir une guitare électrique, et c'est à ce moment que j'ai commencé à apprendre mes premiers accords et à vouloir un peu plus tard bricoler des chansons. Au départ, on apprenait sur des guitares folks dans le garage de ce même ami, et puis un petit groupe s'est rassemblé autour de cette pratique, et on a fini par aménager le garage en local de répétition pour former un groupe et commencer à composer des chansons. »

Le premier contact à l’instrument s’effectue ici par les pairs, avec lesquels l’exercice du goût musical s’exerçait. C'est alors une expérience de musiquant qui se met en place, après avoir été musiqué422. « Pour être musiquant, il est d’abord nécessaire d’avoir été musiqué (et pouvoir l’être encore) »423. Devenir musiquant c’est se mettre à pratiquer et ressentir un plaisir musical que l'on provoque soi-même, figurant un prolongement de l’écoute attentive. Nous poursuivons ci-après l’exploration des mises en pratiques de la musique, à partir d’un fait saillant relativement courant chez les musiciens rencontrés, à savoir des formes de rupture dans les apprentissages classiques de la musique.

422Marc PERRENOUD, Les musicos, enquête sur des musiciens ordinaires, La Découverte, 2007. Marc Perrenoud

reprend la distinction entre musiqué et musiquant établie par Gilbert Rouget.

423 Marc PERRENOUD, « Partitions ordinaires. Trois clivages habituels de la sociologie de l’art questionnés par les