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Nous allons monter dans les deux exemples qui suivent les propriétés des couplages et ainsi montrer que le couplage n'est pas exclusivement une figure d'animation.

Figure 50 : tee-shirt « I love New-York »48

La plupart des personnes verbaliseront naturellement ce texte, c’est-à-dire qu’elles y verront le signifié « I love New-York » qui en est la verbalisation la plus directe. Cette interprétation constitue l'interprétation la plus probable, l'équivalent de l'interprétant final peircéen. Cette interprétation nécessite pourtant deux conditions. La première est de reconnaître la langue anglaise dans ce tee-shirt et de la considérer comme système prédominant, le dessin du cœur appartenant à un système secondaire, ce qui constitue alors le tee-shirt comme énoncé pluricode. La seconde, est de considérer que ce tee-shirt fait partie de toute une série d'objets divers qui fonctionnent sur un principe similaire alors érigé en règle grammaticale, à savoir la lettre "I" suivie d'une représentation faiblement49 iconique d'un cœur, suivie de n'importe quoi d'autre qui peut être verbalisé par une fonction complément d'objet direct. Autrement dit, que le stimulus de ce texte n'est constitué que des seules particules d'encre d'une part, et que la

48 http://www.ilovemyteeshirt.com/shop/en/I_love_NY_enfant-21-100-106.html 49

disposition tabulaire de ces tâches n'a de sens que dans une lecture en chronosyntaxe qui les interprète selon les règles classiques de l'écriture occidentale : de la gauche vers la droite puis du haut vers le bas.

Examinons tout d'abord le mécanisme qui conduit à cette interprétation usuelle. Le texte est manifestement décomposable en unités dont la première, « I » est une unité signifiante du système linguistique anglais. L’effet d’amorce incite donc à lire les deux derniers éléments « N » et « Y » comme l’abréviation usuelle du nom de la ville de New York. Il y a donc une forte isotopie linguistique dans le texte car les deux unités ainsi relevées sont des unités signifiantes de ce système linguistique. Il est donc tout à fait admissible de considérer que le système linguistique est prédominent dans cet énoncé pluricode. Dans cette hypothèse, le dessin rouge est incongru car il ne relève pas du même système sémiotique, c’est l’élément allotope. Pris sous l’angle linguistique, il occupe la fonction linguistique d’un verbe. Il est aisément reconnaissable comme appartenant au système iconique visuel, manifestant le type « cœur ». Cet élément est psychologiquement prégnant car il présente une couleur automatiquement reconnue par nos modules sensoriels de bas niveau. Il n’est donc pas exclu qu’il soit automatiquement lu comme icône « cœur » avant même que le système linguistique environnant ne soit interprété. Cela ne change strictement rien à la logique sémiotique à l’œuvre. Nous avons donc affaire à un couplage de type inclusion paradigmatique entre le système linguistique prédominent et le système iconique visuel secondaire. Nous allons montrer que ce couplage est médié par un système culturel. Remarquons tout d'abord que, comme dans l'exemple précédent de l'interdiction de boire et manger, c'est bien le système plastique constituant le coeur (forme et couleur) qui est détecté, les signifiés plastiques étant les traits distinctifs du signe iconique (forme du cœur et couleur du sang) instaurés par une relation icono-plastique.

Le couplage entre ces deux systèmes : linguistique prédominent et iconique visuel annexe, s’opère au niveau de l’encyclopédie elle-même. Pour cela un troisième système est en réalité utilisé, celui des clichés culturels, système symbolique dans lequel l’icône visuelle « cœur » est aisément assimilable au concept d’amour. Le sens implicite induit par le système linguistique qui obéit alors à ces deux contraintes, l’une sémantique (amour) et l’autre syntaxique (c’est un verbe) est le verbe « love » qui constitue ainsi le degré conçu de la figure. On remarque que cette figure possède une

dimension métaphorique (l'utilisation du cœur en lieu et place du concept d'amour) mais également une dimension métonymique : l'utilisation d'un cœur statique en temps qu'échantillon d'une séquence de battement de cœur, le verbe aimer étant un verbe d'action. Elle fonctionne comme nombre de tropes sur un mécanisme de suppression adjonction d'un paradigme.

Ce point de vue, qui repose sur le couplage de deux systèmes sémiotiques dans lequel l’un est considéré comme prédominant et utilisant un troisième pour résoudre le couplage, constitue bien une figure de rhétorique. Le niveau révélateur de la figure est celui de l’énoncé pluricode, mais avec l’hypothèse supplémentaire que cet énoncé est de nature linguistique. Il s’agit donc d’une figure qui n’a pas d’équivalent dans la langue. Le niveau révélateur est le niveau de l’unité significative la plus petite repérée dans l’énoncé, l'équivalent du mot. C’est parce que le système linguistique est considéré comme prédominent que cette unité est assimilée à un mot. Enfin le niveau formateur est le niveau sémantique. Il ne s’agit pas à proprement parler de celui des signifiés mais plutôt de celui de l’encyclopédie, c’est-à-dire le niveau du plan du contenu commun à tous les systèmes. C’est à partir de ce niveau que l’icône "cœur" est mise en relation avec des traits signifiants possibles qui proviennent d’un autre système (culturel) et que ces traits sont ensuite réinjectés comme sèmes, c’est-à-dire comme unités minimales de signification dans le système linguistique. On voit donc que cette figure ressemble à un trope, à la différence fondamentale près que cette qualification de trope est due à une projection de la figure sur le système linguistique. Autrement dit, c’est dans la verbalisation de l’énoncé que le couplage se comporte comme un trope. Il s’agit en fait d’une figure de dispositif.

Ce couplage présente pourtant, d’un point de vue rhétorique, une neutralité absolue. C’est à dire qu’il n’apporte rien de plus dans le système linguistique prépondérant que l’énoncé « I love New York ». Il y a renforcement du mot love par l’utilisation de l’icône mais pas de transformation sémantique de ce terme. Nous dirons, en utilisant la terminologie d'Alexandra Saemmer, qu’il s’agit d’un couplage conventionnel. Le couplage conventionnel est le niveau zéro de la rhétorique des couplages. Notons toutefois que même si elle n'agit pas sur le niveau sémantique linguistique, l'icône du cœur agit certainement sur la dimension affective de l'énoncé.

Mais l’analyse de cet exemple ne s’arrête pas là. D’autres personnes, d’une sensibilité plus plastique que linguistique, remarqueront sans doute que le dessin réalisé sur ce tee-shirt n’est pas du tout équivalent à une formulation dans laquelle les 4 composantes de l’énoncé apparaîtraient sur une même ligne. Ils dessinent ici un carré. Autrement dit, ils réintègrent la toposyntaxe plastique dans le signe pluricode, attribuant une réalité au système plastique autre que celle de simplement constituer le signifiant iconique. Dans un point de vue (une profondeur de dispositif) très plastique, par exemple celui d'un graphiste, le système plastique peut devenir prédominent et les systèmes linguistique et iconique secondaires. Dans ce point de vue, les éléments « N » et « Y » sont maintenant lus comme des unités significatives du système plastique : ils signifient les coins du carré. Le cœur apparaît alors comme le 4° coin du carré. Si on introduit ce système plastique comme système prédominent dans le couplage, cela n’annule pas la signification précédente mais change la nature du couplage : l’icône du cœur n’apparaît plus seulement comme un équivalent linguistique du mot « love », mais comme la réduction de ce dernier à une abréviation d’une seule lettre, réduction qui justifie aussi l’emploi des initiales. Notons que ce point de vue interdit de considérer ce texte simplement comme élément d'une série, c'est un point de vue centré sur l'énoncé lui-même.

Enfin, on peut également mettre en œuvre le système sémiotique du vêtement lui-même et adopter un point de vue très référentiel. Il n’est pas indifférent que les éléments que nous venons d’analyser soient portés sur un tee-shirt. Dans ce dernier point de vue, nous intégrons le tee-shirt lui-même comme stimulus du signe, et la position de l'icône du cœur comme signifiant : elle se superpose à peu près au cœur de celui qui le porte. Cette intégration va également modifier le couplage réalisé entre l’icône du cœur et la verbalisation linguistique. Cette modification va jouer au niveau des embrayeurs, ces termes qui, dans un énoncé linguistique, renvoient à la situation d’énonciation. Dans la verbalisation « I love New York », on distingue deux embrayeurs : « I » qui renvoie au locuteur et le temps présent du verbe. Le fait que l’icône du cœur soit superposée dans le tee-shirt au cœur physique de celui qui le porte, accentue l’embrayage non plus seulement sur le temps du verbe mais sur l’action du verbe elle-même. La verbalisation la plus probable de ce nouvel énoncé serait alors "I am loving New York".

Les analyses précédentes n’ont sans doute pas épuisé les interprétations possibles qu'on pourrait donner de ce simple objet. Elles sont nécessairement limitées par la profondeur de dispositif de l’analyste lui-même qui est sans doute incapable de mettre en œuvre certains systèmes ou de les privilégier avec une profondeur de traitement suffisante. Elles montrent simplement qu’une méthodologie possible dans l’analyse des textes pluricodes consiste à privilégier un système donné, d’en tirer des conséquences, puis de considérer que le système prédominent peut être autre, sans pour autant nier les conséquences de la première analyse malgré le fait que les prémisses en sont devenues fausses. Cette méthodologie n’est rien d’autre que l’application directe aux systèmes pluricode de la « méthode » logique que Morin (1992) préconise pour analyser les systèmes complexes : considérer que les contradictoires sont complémentaires et non antithétiques dans un système complexe. Les composantes du système (au sens de la systémique) sont ici les points de vue sémiotiques, ils se concrétisent par la pondération des systèmes, ce qui se traduit notamment par le choix du système prédominent et de celui, médiateur, qui réalise le couplage éventuel entre ce système prédominent et un système secondaire.