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On peut considérer le poème horizon de Pierre Garnier51 comme un signe pluricode isostimulus formé d'un système linguistique limité au seul mot "horizon" et d'un signe plastique.

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Figure 52 : Horizon de Pierre Garnier (Garnier, 1978 : 24)

J'ai pu observer trois lectures au moins selon cette décomposition.

La première considère le signe plastique comme le signe principal auquel est assujetti le signe linguistique. Elle considère donc que le système plastique est prédominent et le système linguistique secondaire. Cette lecture est rendue possible par la position haute du trait qui rend plus difficile la lecture du mot horizon. Elle aurait été beaucoup plus difficile à faire si le trait avait été situé à la base du mot car le système linguistique prend normalement l'ascendant sur tous les autres systèmes.

Dans cette lecture, le signe plastique est constitué de trois unités distinctes : un rond, une ligne, la forme de la glyphe "h" et celle de la glyphe "rizon". Il est constitué d'une série d'oppositions : la forme ronde s'oppose à la linéarité des deux autres unités et le trait s'oppose au bloc des deux glyphes. Enfin, la forme courte du "h" s'oppose à la forme longue de "rizon". Tous ces éléments forment un triangle qui en constitue la règle d'association grammaticale. Ce signe plastique construit l'icône d'un paysage qui en est son signifié. C'est un signe iconique situé très près de l'extrémité arbitraire sur l'échelle d'iconicité. Chaque unité plastique est alors comprise comme une unité significative de l'icône qui en est son signifié (relation icono-plastique) : le rond est identifié à un astre, le trait à la ligne d'horizon et les glyphes à des accidents sur cet horizon : maisons, montagnes, bateau ou autres. Le référent de cette icône n'est pas un paysage réel, mais

le concept culturel d'horizon et la variété des actualisations possibles de cette vision culturelle dans le monde réel participe pour beaucoup à la fascination méditative que l'on peut avoir pour ce poème. Dans cette interprétation, le triangle équilibre la composition et le blanc situé en dessous du trait est un élément de l'icône, le sol ou la mer, il se constitue donc, par retour de l'iconique sur le plastique, en signe plastique. Le poème n'est alors pas borné par le triangle dans l'espace de la page. Le signe linguistique "h rizon" est lu comme le mot "horizon", non parce que le rond y serait lu comme un o, mais parce que le vide entre le "h" et le "rizon" est comblé par l'esprit lors de la lecture. La plupart des personnes qui avaient cette lecture n'avaient fait aucune relation entre le rond et le mot horizon. Dans cette lecture le mot horizon n'est qu'une verbalisation du signifié iconique, le titre du tableau en somme.

La deuxième possibilité consiste à interpréter le poème selon la modalité strictement inverse de la précédente et à considérer que le système linguistique a un poids plus fort que le système plastique. Dans ce cas, le rond qui était lu comme un astre dans l'interprétation précédente est maintenant lu comme la lettre /O/ du mot /horizon/ qui, lui, ne présente donc plus de trou mais une tension entre la toposyntaxe du poème et celle usuelle et attendue dans laquelle toutes les lettres sont écrites sur la même ligne, toposyntaxe usuelle induite par le contexte de cette lettre, à savoir la ligne d'écriture formée par les autres lettres. Le décentrage de la lettre /O/ constitue donc une figure de rhétorique interne au mot, et c'est pour cette raison que sa lecture n'est pas imposée mais proposée à la discrétion du lecteur. Le signe plastique de la ligne est alors lu comme subordonné au mot. Il s'interprète donc comme le mot "ligne", remplaçant le mot lui- même. Il s'agit donc d'une inclusion paradigmatique. La signification dénotée du poème peut ainsi être verbalisée comme 'la ligne d'horizon". Transparaît alors la nature de la tension rhétorique : le déplacement de la lettre O contredit le signifié "ligne". Autrement dit, le poème se présente comme un oximore interne à l'expression "ligne d'horizon" : l'horizon est et n'est pas tout à la fois une ligne. Dans cette seconde lecture, ni le signe iconique, ni le triangle, ni l'espace blanc entourant les tâches d'encre (les stimuli) n'ont d'existence sémiotique et l'équilibre est remplacé par une tension : le poème n'est pas méditatif mais dynamique. Cette interprétation est donc en totale contradiction avec la précédente.

La troisième lecture possible consiste à établir une circulation entre les deux précédentes, c'est-à-dire à les considérer toutes deux comme valides et équivalentes. Cette troisième lecture s'attache au caractère holistique, indécomposable du signe qui n'est plus, dès lors, considéré comme pluricode.

Cette troisième lecture apporte des éléments intéressants qui constituent autant de paradoxes et fondent la richesse interprétative du poème. En effet, le rapprochement des deux interprétations précédentes montre qu'un stimulus dans le poème est et n'est pas une lettre et que donc, projeté sur la seconde interprétation, le mot n'est pas constitué de lettres dans ce poème. Par ailleurs, le poème est à la fois dynamique et en équilibre, et, enfin, il est à la fois ouvert et fermé.