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3.3 3 Les métalectures comme nouvelles modalités de réception

Les opérations de méta-lecture sont nombreuses et nous n'en avons pas encore établi de typologie. Elles reposent le plus souvent sur des observations qui relèvent de la critique et qui mettent en œuvre plusieurs modes d'accès parmi ceux numérotés de 1 à 7 sur le schéma du dispositif étendu (Figure 25) mais certaines constituent également de nouvelles modalités de réception qui reposent toutes sur un fonctionnement rhétorique. Parmi ces modalités possibles, signalons plus particulièrement celle sur laquelle repose l'esthétique de la frustration et celle qui donne accès à des composantes virtuelles de l'œuvre.

L'esthétique de la frustration est une esthétique centrale en poésie numérique française. Elle s'est développée dès les origines d'alire. Elle consiste à visualiser la relation que le lecteur entretient avec sa langue via l'œuvre. Elle ne vise pas à donner des clefs d'interprétation en lecture étroite, mais à faire réagir le lecteur. Ses réactions et son activité sont considérées comme autant de signes internes à l'œuvre, qui ne peuvent donc être lus qu'en position de méta-lecture à partir des modalités d'accès 4 et 5. Dans cette esthétique, la lecture étroite n'est plus une lecture de l'œuvre, mais une lecture dans l'œuvre. De plus, l'échec de lecture devient impossible car un échec de la lecture étroite se manifeste par une activité et des réactions qui sont autant de signes interprétables par le méta-lecteur : un échec de lecture étroite, qui correspond classiquement à un échec de lecture, n'est pas un échec de la réception mais un mode de réception de l'œuvre qui, parfois, peut être interprété de façon rhétorique (dans l'œuvre tue-moi de Sérandour par exemple). L'esthétique de la frustration sublime ainsi l'échec de lecture ; contrairement

aux apparences il s'agit donc d'une esthétique très optimiste. C'est pourquoi cette esthétique n'hésite pas à avoir un rapport très agressif avec le lecteur, le mettant souvent en difficulté de lecture afin de lui faire expérimenter les limites de la lecture traditionnelle (cas de figure fréquent de l'utilisation de l'esthétique de la frustration dans les années 1990), en lui faisant expérimenter la perte de liberté ou en le confinant dans sa situation de composante technique contrôlée par l'interface (cas de l'esthétique de la frustration dans sa version à "lecture inconfortable" actuelle).

L'utilisation en méta-lecture des modalités 2 (accès au source) et 5 (accès au transitoire observable) permet de révéler des niveaux esthétiques et littéraires très profonds des œuvres qu'on ne peut atteindre que par une déconstruction du source. S'il est en effet fréquemment admis depuis Barthes, Deleuze et Foucault que la déconstruction de l'instance perceptible du texte à la lecture, c'est-à-dire dans notre cas le texte-à-voir, permet d'accéder à des niveaux esthétiques ou de signification non triviaux, notamment par l'usage de la lexie (Barthes, 1970), personne ne semble encore imaginer que la déconstruction du programme permet elle aussi d'atteindre des niveaux esthétiques et littéraires non triviaux de l'œuvre. En réalisant une telle opération sur une de mes œuvres, j'ai pu montrer (Bootz & Frémiaux, 2009) qu'une partie de programme, bien que non générative et s'exécutant réellement, et donc actualisée à la lecture étroite, produisait un poème qui demeurait virtuel en lecture étroite bien qu'effectivement actualisé par cette partie de programme dans le texte-à-voir : ce poème est un "ghost" dans le texte-à-voir. Il ne peut pas être atteint en lecture étroite ni par aucune autre modalité de lecture. Par exemple, la simple lecture du source ne permet pas de l'atteindre car la partie de programme concernée (une tresse) est trop complexe pour être déchiffrée à la simple lecture du source.

Figure 44 : le poème fantôme dans passage : à droite les captures-écran du transitoire observable de l'œuvre et le poème qu'elles écrivent (bas droit, en vert) ; à gauche les captures écrans de la même phase du programme déconstruit lorsqu'une tresse spécifique est jouée seule

et le poème qu'elle construit (haut gauche, en jaune)

Cette déconstruction du programme est une modalité de réception instrumentée. Elle nécessite de savoir comment déconstruire le programme puis reconstruire la partie extraite en reproduisant le contexte de son exécution dans le programme complet de l'œuvre. Elle n'a été permise que par l'élaboration d'un modèle d'écriture programmée spécifique. Cet exemple montre également que l'ensemble des dimensions esthétiques et littéraires des œuvres de littérature numérique ne pourra être véritablement atteint que moyennant la création d'instruments de lecture adaptés, capables notamment de travailler le source autrement que ne le fait l'appareillage. Cela passe sans doute par l'invention conjointe d'outils, de procédures et d'instruments d'écriture qui prennent totalement en compte les spécificités d'une véritable écriture numérique, qui est une

écriture du dispositif et non d'un document. Aucun logiciel ou outil actuel n'a encore

ouvert cette voie. Le chemin à parcourir est immense car il suppose un changement profond de paradigme sur le dispositif d'écriture/lecture qui repose encore aujourd'hui

massivement et implicitement sur le paradigme de la transmission de Shannon. C'est, en clair, tout le dispositif éditorial qui doit être repensé en des termes très différents de ceux actuellement utilisés, y compris dans l'édition numérique, pour permettre une lecture complète de ces œuvres.

IX. 3. 4 Cybertexte et modèle procédural