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Le fonctionnement particulier de l'animation syntaxique m'a amené à définir le concept de "bribe" pour caractériser les textes animés. Selon le modèle procédural, le texte généré à la lecture de l'animation constitue un "texte-à-voir". Nous pouvons dès lors donner la définition de la bribe : "une bribe est un fragment spatio-temporel du

texte-à-voir doté d'une signification intrinsèque". La bribe est une unité significative du

texte-à-voir. Elle peut constituer un niveau d'articulation équivalent, dans un texte linguistique, au texte complet, à un paragraphe, une phrase ou bien un mot. La bribe correspondant à l'interprétation complète du texte-à-voir, l'équivalent du texte complet pour un texte classique, porte le nom de texte-lu. Le texte-lu est le signifié du texte-à-

24 je parle bien ici de virtuel et non de potentiel : le virtuel s'oppose à l'actuel, une force créative

inconnaissable est nécessaire pour l'actualiser, alors que le potentiel s'oppose à l'existent : le potentiel est totalement connu, il ne lui manque que l'existence

voir dans le système sémiotique flou créé par le texte-à-voir lui-même. La bribe joue un rôle important dans la description de tout texte-à-voir et pas seulement dans le cas des animations syntaxiques.

Il y a bribe dès lors que le lecteur reconnaît une unité significative compatible avec sa profondeur de dispositif. La bribe est donc une lexie (Barthes, 1970) créée à la lecture, comparable au nœud (ou au cluster) dans l'hypertexte en ce qu'elle constitue une unité identifiée du texte-à-voir. La bribe n'est pas un nœud. Mais, tout comme les nœuds et clusters sont des unités significatives reliées par une structure de liens, les bribes sont des unités significatives reliées par des basculements entre modalités de lecture, tout au moins dans les animations syntaxiques. Dans les deux cas, il s'agit d'unités significatives dans une structure en relation avec des bifurcations. Mais, alors que le nœud est créé par l'auteur (ou par le programme à qui est déléguée la volonté de l'auteur dans le cas des nœuds calculés), la bribe est créée par le lecteur. On peut, en examinant des réactions de lecture, déterminer une partie des bribes détectées, mais on ne peut pas les prédire avant lecture car elles dépendent trop fortement de la profondeur de dispositif. Ainsi, tel moment plastique pourra être identifié comme bribe de type constellation par un lecteur pour lequel la poésie concrète fait partie de sa profondeur de dispositif, alors que ce même moment n'aura aucun sens et ne constituera, au mieux, qu'un moment de l'élaboration d'une bribe pour un autre lecteur qui n'accepte que la conception du texte imposée par la littérature classique.

Mon œuvre à bribes abattues (1990) est un exemple archétypal d'animation syntaxique. Il montre bien comment fonctionne le concept de bribe. Lorsqu'on le lit en s'appuyant uniquement sur la chronosyntaxe propre, c'est-à-dire lorsqu'on le lit comme un texte en train de s'écrire, le poème semble en perpétuelle construction de l'écran final. Dans cette profondeur de dispositif, totalement compatible avec l'écrit, seul l'écran final est doté de signification textuelle. Mais cette position est difficile à tenir car le poème dure plus de 2 mn et présente des ruptures. Le lecteur est alors tenté de le lire selon la modalité de l'oralité. Mais 2 mn, c'est long, trop pour mémoriser un texte poétique que l'on découvre pour la première fois et qui présente des ruptures. D'où l'échec de lecture. On peut toutefois se munir d'un stylo et effectuer une opération de méta-lecture en notant la suite des différentes bribes de niveau équivalent à la phrase qui apparaissent dans cette modalité de lecture. C'est ce que j'ai fait, cela conduit au

texte-lu a de la Figure 14. On peut également procéder par captures écrans. Dans ce cas, on détruit le processus tempoorel, il n'apparaît plus que potentiellement dans la succession des captures écran, ce qui favorise la lecture uniquement toposyntaxique. On constate alors que la très grande majorité des captures sont des poèmes imprimables bien formés (Figure 13). Autrement dit, chaque capture montre une bribe construite en toposyntaxe qui peut être considérée comme le texte-lu d'un poème élément du recueil constitué par l'ensemble des captures-écran : le poème n'apparaît plus, dans cette modalité, comme un texte classique en construction mais comme un recueil classique. Enfin, la lecture en zapping par basculement entre une modalité syntaxique et l'autre produit un texte-lu particulier, qui ne sera sans doute pas identique d'une lecture à l'autre. Ici aussi, le texte-lu complet est impossible à mémoriser dans le détail, aussi j'en ai noté un dans une opération de méta-lecture instrumentée par ce dispositif hautement technologique qu'est l'association de la feuille de papier et du stylo, ce qui donne le texte-lu b de la Figure 14. Il est surprenant de constater que la bribe correspondant à la 3° capture-écran de la Figure 13 n'apparaît pas dans ce texte-lu. Cette bribe a été construite en toposyntaxe et son stimulus a été capturé par la capture écran, mais n'a pas été construite dans ma lecture en zapping, preuve qu'il s'agit bien d'une lecture en zapping qui se construit sur une perte partielle de l'information. On comprend que, dans ce cas, la plus grande prudence s'impose dans les analyses de phénomènes d'animation de texte et qu'il convient toujours de bien spécifier que les résultats obtenus ne sont nullement généraux mais relatifs à un point de vue qui s'est exprimé dans une lecture singulière ; "nul ne peut affirmer avoir lu ce texte" (Bootz, 1999)

Va, Caresse,

Va comme la main.

Tu vas comme la main caresse puis cueille. Temps, tu vas comme la main caresse puis cueille,

Vague toujours, toujours taille ta Toujours se brise le

Et la crête de la vague,

Crête vague à vague, à crête, à l'âme La crête toujours se brise le souffle fécond de douceur à l'heure claire. Dou l'heure, douleur à l'heure sourde La brise

Toujours la brise Toujours se brise

Va Caresse.

Tu vas comme la main caresse puis cueille. Temps tu vas comme la main caresse. Temps vague toujours main caresse Puis cueille.

Toujours

Temps vague main toujours se brise.

Le temps vague main toujours se brise Et le vague toujours se brise,

La vague toujours se brise.

La vague

La crête vague de la vague vague,

La crête de la vague toujours se brise

a : chronosyntaxe seule b : basculements entre chrono et toposyntaxe

Figure 14 : mise en forme de texte-lus construits selon divers modes de lecture