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Analysant les ready-made de Marcel Duchamp, Dick Higgins, co-fondateur de Fluxus en 1961, l'un des principaux mouvements artistiques de la seconde moitié du XX° siècle, invente en 1965 le concept d'intermédia (Higgins, 1966) qu'il définit notamment de la sorte "the word "intermedia," appears in the writings of Samuel Taylor

Coleridge in 1812 in exactly its contemporary sense--to define works which fall conceptually between media that are already known" (Higgins, 1984: 23). Il considère

qu'on ne peut plus, dans la seconde moitié du XX° siècle, se contenter de catégories définies de façon rigide : "We are approaching the dawn of a classless society, to which

separation into rigid categories is absolutely irrelevant." (Ibid. 16) ni de la notion

classique de média. Il définit alors le concept d'intermedia comme un débordement des frontières entre les catégories classiques de l'art : "In intermedia, on the other hand, the

visual element (painting) is fused conceptually with the words." (Ibid. 24). Il s'agit

même de décrire par ce concept l'absence de frontière nette entre l'art et la vie, ce que dit très bien cette maxime du manifeste de 1966 devenue célèbre " I cannot, for

example, name work which has consciously been placed in the intermedium between painting and shoes. " (Ibid. 20). Cette imbrication de l'art et de la vie est au fondement

même du projet esthétique de fluxus, et on peut considérer que l'intermédia au sens de Dick Higgins en est la conceptualisation. De nombreux artistes en poésie concrète, poésie sonore, poésie visuelle, poésie action et plus généralement dans toutes les orientations des poésies expérimentales, qualifient leurs productions d'intermédia et passent allègrement d'un domaine à l'autre. L'intermédia se voulait donc, au départ, une façon de définir la fin des catégories. Pourtant, à partir du moment où le concept prend une dimension sociale et que des artistes qualifient leur production d'intermédia, le terme réinvente une catégorie qui est tout simplement définie en extension par l'ensemble des œuvres ainsi qualifiées. Dick Higgins lui-même, en 1981, était bien conscient de cette stratification conceptuelle. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement : le signe est un outil de catégorisation du monde et donc "nommer" quelque chose le catégorise.

Examinons comment l'intermédia de Dick Higgins peut être traité dans le point de vue sémiotique que j'ai pris. L'intermédia se présente comme un entre-deux catégories considérées comme stables. Ces catégories peuvent donc donner lieu à des signes dont les signifiés sont en relation avec elles. Le signe intermédia est alors présenté comme pluricode puisqu'il se réfère à ces catégories. Dick Higgins oppose l'intermédia à un autre type de signe pluricode, le "mixed media" qui se contente de juxtaposer les systèmes sémiotiques, permettant ainsi de les identifier aisément. Nous dirions que le "mixed media" est un signe pluricode articulé en signes appartenant à chaque système sémiotique qui le compose, alors que l'intermédia suppose ce qu'il nomme une "fusion conceptuelle" : les systèmes sémiotiques qui le composent sont alors indissociables. Dick Higgins ne détaille pas les modalités de l'association, de sorte que le concept d'intermédia doit être précisé pour une analyse sémiotique. Les notions de "système pluricode isostimulus", "couplage" et "d'inclusion" que nous avons introduites constituent bien des processus qui permettent de rendre compte d'un état intermédia du signe.

Le chercheur brésilien Philadelpho Menezes, dans le catalogue de l'exposition

Intersignos : do impresso ao sonoro e ao digita qu'il avait organisée à São Paulo sur la

poésie concrète brésilienne produite sur cédérom, redéfinit en 1998 le concept d'intermédia dans un sens beaucoup plus sémiotique comme une circulation entre signes de différents langages : "They are intersigned processes of word, image, sound,

movement, varied ways of reading, where the image, the sound and the movement are not simply features of the word. […]So the digital poem also becomes a traffic between signs of different languages. When well done, it could be called "intermedia".

(Menezes, 1998)

L'intermédia est maintenant un processus et non plus une catégorie. Ce processus porte sur des systèmes sémiotiques différents, autrement dit, il concerne un énoncé pluricode. Ce processus est interne au signe ou mis en œuvre par la lecture ("varied ways of reading"). La "circulation" entre systèmes sémiotiques d'un énoncé pluricode consiste simplement dans mon modèle à modifier dans le temps l'ordre de prédominence des systèmes qui le composent. Je redéfinirai donc l'intermédia au sens de Philadelpho Menezes sous une forme opérationnelle dans mon modèle sous le terme d'intersémiotique : "un énoncé intersémiotique est un énoncé pluricode dans lequel

certains des systèmes qui le composent constituent tour à tour le système prédominent". Ce processus de changement de statut peut être actuel dans l'énoncé lui-même ou simplement potentiel dans cet énoncé et actualisé par une opération de lecture. L'intersémiotique est très présente dans les œuvres de poésie animée. On en trouvera un exemple au paragrape X. 3 qui analyse une œuvre importante de la poésie numérique animée française en utilisant toute la palette du modèle procédural

L'intersémiotique introduit ainsi explicitement la temporalité dans les propriétés sémiotiques des textes pluricodes. Cette temporalité est explicite lorsque le processus intersémiotique est actualisé dans l'énoncé, elle est virtuelle lorsqu'elle n'est actualisée qu'à la lecture. L'existence d'une temporalité virtuelle dans les énoncés visuels statiques a déjà été étudiée par le groupe mu qui a introduit le concept "d'injection" pour la traiter (Klinkenberg, 2000: 413-423 ; groupe mu, 1990: 136-193). Cette théorisation a eu lieu avant que ne soit découverte la sémiotique temporelle (IV. 2). J'analyserai pour ma part les questions de temporalité à partir de cette sémiotique.

Remarquons que l'inclusion syntaxique facilite la lecture intersémiotique car le système prédominant est incomplet contrairement au système secondaire, ce qui peut inviter à inverser les priorités au cours de la lecture.

L'intersémiotique est un outil théorique fondamental pour l'étude des productions animées, mais je montrerai aussi que la figure principale en poésie concrète, la constellation, est un signe intersémiotique. Le processus intersémiotique s'actualise à la lecture, par un basculement des systèmes plastiques et linguistiques qui sont tour à tour placés en situation de système prédominent (cf. X. 2. 2). Lire une constellation, s'est effectuer sans relâche ce basculement, tout comme la lecture du tableau de Dali Face of Mae West consiste à considérer tour à tour le référent du tableau comme une pièce ou un visage de femme

Figure 6 : Salvador Dami, Face of Mae West, 193512