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Intéressons-nous tout d'abord au processus d'interprétation de la figure ambiguë comme un B lorsqu'on présente rapidement au sujet uniquement la première ligne. Le raisonnement pour l'interprétation du 13 lorsqu'on présente uniquement la seconde ligne est bien sûr le même. Le sujet repère instantanément une isotopie dans l'énoncé, donnée par les symboles "a" et "c". Klinkenberg (2000: 152) définit l'isotopie comme une "redondance qui assure l'homogénéité du sens". Ce terme, défini par Greimas, a été longuement travaillé par le groupe mu (1982, 1990). Les trois symboles du test apparaissent comme isotopes définissant, non un système linguistique, mais un système alphanumérique ordonné : celui de l'abécédaire. Chaque symbole possède alors un signifié qui est sa position dans la série : le "b" n'est /b/10 que parce qu'il est situé entre le /a/ et le /c/. Le "a" et le "c" sont reconnus comme lettres, ce qui définit le système. Le

10

symbole ambigu est alors, tout naturellement et sans ambiguïté, reconnu comme /b/. De même, dans la seconde série, le sujet reconnaît naturellement le chiffre /13/ car il se situe dans le système de la numérotation mis en place par l'isotopie de l'énoncé.

L'énoncé du test ne devient pluricode que lorsque les deux lignes sont présentées simultanément au sujet. Dans ce cas, le symbole central devient sémiotiquement ambigu si le sujet continue de considérer que la ligne du haut est construite dans le système de l'abécédaire et celle du bas dans celui de la numérotation. Le signe ambigu est alors un signe pluricode isostimulus dans ces deux systèmes. Le problème interprétatif vient du fait que l'énoncé, de par la parfaite identité isotopique des deux lignes, interdit généralement de privilégier un système sur l'autre : il n'y a pas de système prédominant dans le test. Dès lors, deux attitudes sont possibles : la première consiste à dire que le symbole est à la fois /b/ et /13/, la seconde qu'il n'est ni /b/, ni /13/.

La première solution : le signe est "à la fois" /b/ et /13/ est rendue possible par le fait que le découpage du test en deux lignes, repérées comme distinctes, permet de considérer le système abécédaire comme prédominant sur la ligne du haut, et secondaire sur celle du bas. Ce faisant, le sujet utilise en fait un troisième système sémiotique, le système plastique, pour reconnaître l'unicité du signe ambigu mais, au lieu de le considérer comme élément allotope dans les systèmes sémiotiques mis en œuvre (abécédaire et numérotation), il l'attribue à chacun des deux en privilégiant les caractéristiques plastiques du signe isotopes avec les signifiants /b/ et /13/. Cette interprétation permet même au sujet de faire de la rhétorique en affirmant que le /13/ se trouve dans la ligne du haut, et le /b/ dans celle du bas.

La seconde solution : le symbole n'est ni /b/ ni /13/. Dans ce cas, le système pluricode devient typographique : à la dimension linguistique (reconnaître des lettres et des chiffres) s'ajoute la dimension plastique (la glyphe). Le sujet perçoit alors des incongruités typographiques entre la figure ambiguë et les autres signes de la ligne. Il privilégie la dimension allotope du signe ambigu. Dans la première ligne, la graphie en deux unités de la lettre B n'est pas cohérente avec la fonte des deux autres lettres, notamment le A qui devrait également la présenter. Sur la ligne du bas, c'est la boucle haute du 3 qui n'est pas cohérente avec la boucle du 2. Ayant repéré ces irrégularités, le sujet va considérer ce symbole comme ne relevant que du seul code plastique, l'excluant ainsi d'un système typographique. Le symbole est alors souvent interprété comme

l'association d'un rectangle et de deux formes courbes. Notons que cette interprétation n'est pas plus "vraie" que les autres, elle repose simplement sur une décision sémiotique différente.

Récemment, quelques étudiants ont spontanément donné une interprétation qui semble contredire le test du B/13. Ils ont reconnu le chiffre 13 lors de la présentation de la première ligne. Il est évident que ces étudiants n'ont pas reconnu dans cet énoncé un système abécédaire, ni même un système ordonné. On peut considérer qu'ils ont pris la décision sémiotique de reconnaître un autre système, totalement inusité à l'époque où Bruner a inventé son test, mais très fréquent aujourd'hui : celui des "codes" que l'on rencontre à longueur de temps (code barre, identifiant d'appareil, mot de passe…). Le système sémiotique des "codes" mélange les caractères numériques et alphanumériques. C'est un système sémiotique "faible", c'est-à-dire que c'est l'énoncé lui-même qui construit la relation d'ordre. L'utilisation de ce système sémiotique supprime la dimension pluricode de l'énoncé global, il n'y a plus ici séparation entre un code numérique et un autre alphanumérique, mais le code utilisé est quand même typographique, ce qui rend possible les interprétations "B et 13" ou "ni B ni 13". Dans cette dernière, la forme "rectangle + courbes" est tout simplement intégrée au code comme caractère spécifique.

La présentation de la première ligne fait donc apparaître une interprétation très probable (c'est un B) et une autre qui l'est beaucoup moins (c'est un 13). La première n'est autre que l'interprétant final du signe chez Peirce, si on utilise comme interprétant le mécanisme du retrait cognitif, ce test étant utilisé en psychologie pour montrer le rôle des attentes et des attitudes préparatoires. L'existence de l'interprétation moins probable ne doit pas être négligée pour autant. Elle montre l'impact de la profondeur de dispositif sur le phénomène interprétatif. L'interprétation minoritaire résulte d'un changement de point de vue, de la mise en œuvre d'une profondeur de dispositif qui inclut dans les codes possibles un code "des codes" qui n'existe qu'au sein de l'énoncé qui le constitue mais qui emprunte son vocabulaire au code linguistique. Ce code n'est pas linguistique, et l'absence d'un véritable énoncé linguistique dans le test incite à le choisir s'il est disponible en faisant suite, par exemple, à des tâches expertes en informatique. C'est d'ailleurs le cas des étudiants considérés : ils travaillent souvent avec l'informatique.