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Espen Aarseth mentionne souvent la lecture ergodique sans en préciser le mécanisme. Le modèle procédural, tout comme le cybertexte, la considère comme la lecture interactive, celle qui est représentée dans le schéma du dispositif (Figure 24) par la boucle action/appareillage/transitoire observable/Lecteur. Elle ne peut plus être définie de la façon dont le fait le cybertexte puisque la définition du texte ne correspond pas dans les deux modèles. Elle est donc plus prosaïquement définie comme le processus interprétatif engendré par l'activité physique. C'est, avec la lecture noématique une composante de la lecture étroite, et elle est la seule responsable de la double lecture. La définition de la lecture ergodique donnée par le modèle procédural est sémiotique et non centrée sur l'activité physique (l'ergos). Le modèle procédural n'insiste d'ailleurs pas sur la dimension de co-production du texte-à-voir qu'implique la lecture ergodique, mais sur sa dimension d'incarnation : avant d'être productrice de sens, l'activité de lecture est incarnée, elle est le fait d'un corps qui engage l'individu dans un processus sémiotique tant intellectuel que sensible et affectif.

À partir de mon expérience créative de pièces interactives et de la fréquentation des expositions d'art numérique, j'ai élaboré un modèle de la lecture ergodique comme une tension entre deux dimensions opposées : la navigation, qui est une relation entre le texte-à-voir avant l'action et celui après l'action mais qui ne concerne pas l'action en elle-même, et la jouabilité qui met en scène le texte-à-voir et le transitoire observable qui le sous-tend au moment de l'action. Il semble que la lecture ergodique considérée par le cybertexte se limite en fait à la navigation. La lecture ergodique entre elle-même en tension avec la lecture noématique. Cette tension se traduit par le reproche souvent fait à la littérature numérique interactive de faire un amalgame entre jeu et lecture en privilégiant parfois le jeu sur la lecture. En réalité, pris dans l'optique d'une méta-lecture de l'esthétique de la frustration, cette tension est un signe qui révèle au méta-lecteur le

rapport du lecteur à sa langue. De plus, cette tension peut être le lieu de figures du dispositif. Elle est bien un fait poétique et participe à la littérarité de l'œuvre dès lors qu'on considère que la poésie est le commando de la langue, qu'elle a vocation à porter la langue dans tous les lieux et toutes les situations où elle n'a pas lieu d'être, qu'elle consiste en l'ensemble des processus qui mettent la langue en tension par rapport à tout contexte dans laquelle elle peut se trouver. Cette perspective sur la poésie inverse donc la relation au jeu : ce n'est pas le jeu qui vient phagocyter la langue, s'est la langue qui s'immisce dans le jeu, lire perturbe le jeu. Par ailleurs la lecture étroite n'est pas ergodique ou noématique mais présente un degré d'ergodicité plus ou moins prononcé dans lequel le jeu le dispute à la navigation et à la jouabilité. Le jeu n'est qu'une dimension extrême de la jouabilité dans laquelle le game l'emporte sur le play.

Il est en effet traditionnel de décomposer le jeu en deux dimensions qui sont le

game et le play. Le game constitue l'ensemble des règles et répond à un objectif de gain,

à un challenge. Le play est l'ensemble des composantes affectives de l'action et de la dimension corporelle liée à l'action (dextérité, plasticité…). Le play est souvent utilisé en poésie numérique interactive comme composante expressive en relation avec les processus temporels qui en découlent. C'est le cas dans Carte du tendre (X. 4).

La lecture ergodique concerne le moment de l'activité physique du lecteur. Elle est encadrée, avant et après, par des phases de lecture noématique qui constituent la lecture usuelle des médias du texte-à-voir. Elle ne s'oppose donc pas à la lecture noématique mais la complète. Là où le cybertexte détecte deux phases dans la lecture ergodique : l'exploration et la configuration, le modèle procédural détecte trois phases : l'élaboration, l'action et l'évaluation de son résultat. Ces trois phases sont présentes dans les deux modes, game et play, de la lecture ergodique mais pas de la même façon et pas avec le même objectif.

La lecture étroite obéit à un objectif de lecture qui se construit au cours même de la lecture. C'est manifeste dans la lecture documentaire : on cherche une information, mais c'est également vrai dans la lecture littéraire. Cet objectif est lié à la continuité psychologique de l'interprétation et à la construction des attentes qui en découle. On peut donc considérer la lecture noématique comme une succession d'objectifs de lecture, de traitements de l'information textuelle et d'évaluations de l'objectif initial, évaluations qui peuvent consolider ou modifier l'objectif de lecture. La navigation n'a pas d'autre

ambition, sauf qu'elle donne à l'interprète un choix sur la phase de traitement de l'information : il est libre, par son action, de faire apparaître telle ou telle information qu'il ne connaît pas avant de la traiter. Ce choix est consécutif à la création de l'objectif de lecture et va s'effectuer lors de la phase d'élaboration par l'élaboration de conjectures sur la pertinence des options de choix au regard de l'objectif de lecture. La navigation vise à répondre au mieux à l'objectif de lecture, ce qui implique deux conditions sur l'action qui actualise le choix : elle doit être non signifiante, ne pas constituer un signe du texte interprété, autrement dit le texte doit se limiter au texte-à-voir, et elle doit être la plus courte et la plus intuitive possible afin de ne pas perturber psychologiquement l'objectif de lecture. Le clic est la meilleure solution qui ait été trouvée pour répondre à cette double exigence. Enfin, après l'action, l'adéquation entre l'objectif de lecture et l'information choisie est appréciée dans une phase d'évaluation. S'en suit la création de nouvelles attentes et d'un objectif de lecture nouveau ou identique pour la prochaine action. La navigation est donc un processus bouclé qu'on peut schématiser comme suit (le bouclage n'est pas un feedback mais une schématisation du caractère périodique du processus)

t action

objectif de lecture validation du résultat de l'action

attentes choix d'action non signifiante lecture noématique lecture noématique élaboration des conjectures

Figure 46 : schéma de la lecture ergodique de navigation

Ainsi, contrairement à une idée très répandue, la navigation ne s'oppose pas à la lecture traditionnelle mais l'augmente. Elle ne s'y oppose pas parce que, tout comme la lecture traditionnelle noématique, elle privilégie la continuité de la création d'un objectif de lecture au détriment de l'action. Non pas la continuité de l'objectif initial, mais la continuité de la construction d'un objectif de lecture. C'est ce que font les textes classiques dans leurs phases de rupture.

La jouabilité, à l'inverse, est centrée sur l'action elle-même et la considère comme une activité signifiante. Les phases d'élaboration, d'action et d'évaluation du résultat de cette action sont concomitantes. La phase d"élaboration ne construit plus de conjecture mais définit encore des choix d'action. La dimension de game de la jouabilité brouille l'objectif initial de lecture en orientant la phase d'évaluation sur l'évaluation de la pertinence de l'action plutôt que sur celle de la pertinence du texte-à-voir qu'elle co- produit. La dimension de play va perturber l'objectif de lecture en focalisant l'attention sur les dimensions sensibles, affectives ou esthétiques de l'action elle-même ou de son résultat immédiat, incitant à demeurer dans la phase d'action sans atteindre la phase noématique qui la suit. Le play bloque la narration. Ainsi, la dimension du play nécessite que l'action prenne du temps, qu'elle soit un processus complexe. La lecture ergodique jouable n'est pas bouclée, on peut la schématiser de la façon suivante :

t choix d'action

action

jouabilité

objectif de lecture validation du résultat de l'action

play

validation de la pertinence de l'activité game exploration de l'activité

lecture noématique lecture noématique

Figure 47 : schéma de la lecture ergodique jouable

IX. 3. 5 Le technotexte dans le modèle procédural