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TRAITEMENT STRICTO SENSU

Section 2. L’interdiction de la discrimination indirecte

B) Un désavantage particulier pour l’un des deux sexes

2- Les techniques de mesure du désavantage

119. Plus encore que la discrimination directe, la discrimination indirecte est entièrement

tournée vers les effets discriminatoires et leur mesure495. Deux questions liées se sont posées à

la Cour de justice, que la définition retenue dans les directives les plus récentes semble avoir réglées, en tout cas dans une certaine mesure. Le désavantage subi par l’un des deux sexes doit- il être avéré ou peut-il n’être que potentiel ? Comment apporter la preuve que le désavantage est avéré ? L’usage du présent dans les directives 2006/54 et 2004/113 « désavantage particulièrement » font pencher la balance vers la preuve d’un désavantage avéré. Cette interprétation est corroborée par le fait que dans les directives 2000/78 et 2000/43, c’est une formulation différente qui a été retenue : il suffit que la règle soit « susceptible d'entraîner un désavantage particulier » pour une catégorie protégée par ces directives. Si une telle formulation n’a pas été reprise dans les deux directives en matière d’égalité des sexes postérieures, il y a tout lieu d’y accorder un sens. Un retour sur la jurisprudence antérieure permet d’éclairer la question de la mesure du désavantage d’abord quantitative (a) et son évolution vers une combinaison d’une approche quantitative et qualitative, malgré les textes (b).

a- L’approche quantitative du désavantage

120. Dans le cadre juridique antérieur en matière d’égalité des sexes, incarné par la

directive 97/80 relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe, il fallait démontrer qu’une mesure ou pratique « apparemment neutre affecte une

proportion nettement plus élevée de personnes d’un sexe »496. L’idée de « proportion nettement

plus élevée » engageait clairement vers la démonstration statistique, permettant un « montée en généralité »497. Dans le cas de la discrimination fondée sur le sexe, ce moyen de preuve pouvait

sembler anodin car le sexe est une donnée qui se constate, il n’est pas nécessaire de poser aux individus des questions qui relève de leur intimité, protégée par le droit au respect de la vie

495 M. SWEENEY, L’exigence d’égalité à l’épreuve du dialogue des juges, op. cit., p. 83.

496 Directive 97/80/CE du Conseil du 15 décembre 1997 relative à la charge de la preuve dans les cas de

discrimination fondée sur le sexe, JOCE n° L 014 du 20 janvier 1998, pp. 6-8, article 2 §2.

La Cour exige que la mesure affecte « un nombre considérablement plus élevé », « un nombre beaucoup plus élevé » de personnes. Voir : CJCE, 23 octobre 2003, Schönheit, C-4/02 ; CJCE, 4 octobre 2001, BowdenCommiss, C-133/00 ; CJCE, 9 février 1999, Seymour-Smith et Perez, C-167/97 ; CJCE, 13 janvier 2004, Allonby, C-256/01 ; CJCE, 7 décembre 2000, Schnorbus, C-79/99 ; CJCE, 26 septembre 2000, Kachelmann, C-322/98 ; CJCE, 16 mai 2000, Preston e. a. et Fletcher et autres, C-78/98 ; CJCE, 6 avril 2000, Jorgensen, C-226/98 ; CJCE, 21 octobre 1999, Lewen, C-333/97 ; CJCE, 27 octobre 1998, Boyle, C-411/96 ; CJCE, 17 juin 1998, Hill, C-243/95.

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privée et familiale498. Tant que le droit de l’Union ne se préoccupait que de motifs de

discrimination « visibles » comme le sexe499, ou la nationalité, qui figurent sur la carte d’identité

nationale de tout citoyen européen, la preuve statistique paraissait réalisable.

121. La Cour amorça une évolution notable dans le domaine de la lutte contre les

discriminations fondées sur la nationalité. Dans l’arrêt O’Flynn en 1996500, elle estima que trois

types de conditions en droit national, bien qu’indistinctement applicables aux travailleurs migrants et nationaux, doivent être regardées comme indirectement discriminatoires. Celles qui « affectent essentiellement […] ou dans leur grande majorité les travailleurs migrants », celles « qui peuvent être plus facilement remplies par les travailleurs nationaux que par les travailleurs migrants » et enfin celles « qui risquent de jouer, en particulier, au détriment des travailleurs migrants »501 . En d’autres termes, au côté de l’approche quantitative représentée par le premier

cas, la Cour reconnaît que des conditions peuvent, par leur nature même, entraîner un désavantage pour les travailleurs migrants. Ce sont les deux dernières hypothèses envisagées par la Cour.

122. Cette approche plus qualitative de la discrimination indirecte ne gagna toutefois pas

immédiatement le domaine de l’égalité entre hommes et femmes. Dans l’affaire Seymour-Smith de 1999502, la Cour requiert de nouveau qu’une preuve statistique soit apportée, tout en précisant

que la qualification de discrimination indirecte pourrait être retenue « même si les données statistiques révélaient un écart moins important mais relativement constant et persistant au cours d’une longue période entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins »503. La Cour,

toujours limitée par le cadre de la directive 97/80 et sa définition de la discrimination indirecte, ne peut donc transposer l’ouverture opérée en matière de nationalité au domaine de l’égalité, même si elle assouplit l’exigence quant au niveau de disproportion à prouver.

498 Voir le développement dans la Partie 1, Titre 1, Chapitre 2, consacré aux bénéficiaires de l’action positive. 499 Encore qu’aujourd’hui, les revendications pour la reconnaissance d’un sexe neutre dans l’état civil, notamment

portées par les personnes intersexes, puissent être de nature à bousculer également la possibilité de parler de critère visible pour le sexe.

500 CJCE, 23 mai 1996, O’Flynn, C-237/94, pt 9 : en l’espèce, l’accès à un avantage social au Royaume-Uni était

associé à une condition territoriale « que les travailleurs migrants avaient normalement une vocation moindre à remplir ».

501 Ibid., pt 18.

502 CJCE, 9 février 1999, Seymour-Smith et Perez, C-167/97. 503 Ibid., pt 61.

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b- La combinaison d’une approche qualitative et quantitative du désavantage

123. Le problème s’est finalement réglé avec la nouvelle formulation de la

discrimination indirecte consacrée par l’article 2 §1 b) de la directive 2006/54 qui abroge notamment la directive 97/80. La définition unique de la discrimination indirecte devient : « la situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre

désavantagerait particulièrement des personnes d'un sexe par rapport à des personnes de l'autre

sexe ». La disparition du terme de « proportion » relègue les statistiques au second plan504 par

rapport à l’évaluation de la nature des normes, ou en tout cas, permet une coexistence plus claire entre les deux. « La "disproportion" de l’impact peut se concrétiser de manières variées »505.

124. La discrimination indirecte fondée sur le sexe pouvant donner lieu à une analyse

statistique, il n’y aurait aucune raison de rendre inadmissible ce moyen de preuve. Cela n’empêche pas que certains critères seront jugés suspects par nature, sans qu’il soit besoin d’analyser les effets506. Dans l’arrêt Schnorbus du 7 décembre 2000, par exemple, la Cour de

justice a admis qu’il n’est pas « nécessaire d’analyser les conséquences concrètes de l’application »507 d’une disposition qui accorde une priorité aux candidats ayant effectué un

service militaire ou civil obligatoire, sachant que l’accomplissement de ce service, en vertu du droit national, n’est pas obligatoire pour les femmes. Le critère d’apparence neutre devient par nature, vu le contexte national, désavantageux pour les femmes508, sans qu’il soit nécessaire de

504 M.-T. LANQUETIN, « Le principe de non-discrimination », Droit ouvrier, mai 2001, p. 190 : « la méthode

statistique n’était pas toujours pertinente car il fallait trouver à la fois des groupes suffisants et comparables ».

505 S. ROBIN-OLIVIER, Manuel de droit européen du travail, op. cit., p. 242.

506 La Cour européenne des droits de l’Homme semble avoir adopté la même approche. Dans l’arrêt CEDH, 20

juin 2006, Zarb Adami c. Malte, n° 7209/02, un homme prétendait avoir été victime d’une discrimination indirecte, étant donné que les règles nationales d’établissement des listes de jurés aboutissaient à une sur-représentativité des hommes dans les jurys. Des statistiques recueillies montraient que dans les jurys composés au cours des cinq années précédentes, 95 % des membres étaient des hommes. Bien qu’aucune règle ne comporte une discrimination directement fondée sur le sexe, la Cour a reconnu que la pratique découlant de ces règles était constitutive d’une discrimination indirecte non justifiée. La preuve par statistique est donc un outil efficace de preuve devant la Cour européenne des droits de l’Homme également.

Puis, dans l’arrêt CEDH (GC), 13 novembre 2007, D.H. c. République tchèque, n° 57325/00, § 188, la Cour a apporté une précision utile. Elle « estime que, lorsqu’il s’agit d’évaluer l’incidence de mesures ou de pratiques sur un individu ou sur un groupe, les statistiques qui, après avoir été soumises à un examen critique de la Cour, paraissent fiables et significatives suffisent pour constituer le commencement de preuve à apporter par le requérant. Cela ne veut toutefois pas dire que la production des statistiques soit indispensable pour prouver la discrimination indirecte ».

507 CJCE, 7 décembre 2000, Schnorbus, C-79/99, pt. 38

508 Dans ce sens d’ailleurs, la Cour aurait pu y voir, compte tenu du contexte, un critère indissociablement lié au

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mesurer ses effets concrets509. Dans de telles situations, la Cour pose une sorte de « présomption

d’équivalence entre le critère neutre et le critère discriminatoire »510.

125. Toutefois, la Cour continue d’exiger, pour prouver la discrimination indirecte

fondée sur le sexe, que « l’application d’une mesure nationale, bien que formulée de façon neutre, désavantage en fait un nombre beaucoup plus élevé de femmes que d’hommes »511,

lorsqu’aux faits s’applique encore la directive 76/207. Dans l’arrêt Riežniece, la Cour fut interrogée sur la question de savoir si une différence de traitement fondée sur l’utilisation du congé parental pouvait constituer une discrimination indirecte à l’encontre des femmes, étant donné que « les femmes ont bien plus souvent recours au congé parental que les hommes »512.

La Cour impose à la juridiction nationale de mener des vérifications approfondies pour établir si tel est bien le cas513, car le congé parental n’est pas un critère susceptible d’entraîner par

nature une discrimination indirecte à l’encontre des femmes, tout comme le travail à temps partiel.

126. Même si une partie des éléments que nous avons présentés pour le motif du sexe se

transpose tout à fait dans l’analyse de la discrimination indirecte fondée sur les autres motifs, il existe quelques différences que nous allons nous efforcer de mettre à présent en lumière.

§2) La discrimination indirecte fondée sur les autres motifs

127. La définition retenue aux articles 2 §2 des directives 2000/78 et 2000/43 diverge de

celle que l’on vient d’étudier dans le cadre de l’égalité entre hommes et femmes. Elle paraît s’éloigner de l’approche qualitative et quantitative combinée développée par la Cour. Elle est apparemment toute tournée vers une approche qualitative de la discrimination indirecte et non sur la mesure quantitative de ses effets concrets. Le critère, la disposition ou la pratique d’apparence neutre ne doit être que « susceptible d’entraîner » un « désavantage particulier » pour une des catégories protégées par ces textes. Il faut d’abord expliquer cette nette prédominance de l’approche qualitative de la discrimination indirecte pour les autres motifs que

509 Voir aussi CJUE, 6 mars 2014, Napoli, C-595/12, pts 32 et 33, où la simple perte de chance suffit. 510 M. SWEENEY, L’exigence d’égalité à l’épreuve du dialogue des juges, op. cit., p. 85.

511 CJCE, 2 octobre 1997, Gerster, C-1/95, pt 30 ; CJUE, 20 octobre 2011, Brachner, C-123/10, pt 56 ; CJUE, 20

juin 2013, Riežniece, C-7/12, pt 39.

La Cour ne s’est pas encore prononcée sur la discrimination indirecte dans le cadre de la directive 2004/113 mais la définition étant identique, il n’y a pas lieu de penser que l’interprétation devrait être différente.

512 CJUE, 20 juin 2013, Riežniece, C-7/12, pt 40, qui confirme CJCE, 21 octobre 1999, Lewen, C-333/97, pt 35. 513 CJUE, 20 juin 2013, Riežniece, C-7/12, pts 40 à 48.

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le sexe et la nationalité (A). Il convient ensuite d’analyser l’application jurisprudentielle d’une telle définition (B).

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