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Les deux conditions manquantes à la présomption de discrimination directe

TRAITEMENT LÉGITIMES

Section 1. Les différences de traitement liées au défaut de comparabilité des situations

A) Les deux conditions manquantes à la présomption de discrimination directe

201. Avant d’envisager de déroger à une règle, encore faut-il que les conditions

d’applicabilité de la règle soient réunies. Or il nous semble que dans le cadre d’une différence de traitement justifiée par une exigence professionnelle essentielle et déterminante, l’auteur de la différence de traitement doit d’abord démontrer que le caractère direct de la différence de traitement instaurée par rapport à l’un des motifs protégés n’est qu’apparent. C’est en fait une caractéristique bien précise qui est visée à travers l’utilisation du motif (1). Cette caractéristique entraîne un défaut de comparabilité des situations différemment traitées, ce qui exclut en principe la discrimination (2).

1- L’apparent caractère direct de la différence de traitement par rapport au motif 202. Comme nous l’avons mis en évidence, la première condition pour établir une

discrimination directe est l’existence d’une différence de traitement et celle d’un lien direct entre le motif protégé et la différence de traitement opérée. Nous avons aussi démontré que le lien direct pouvait exister même dans des cas où le motif n’était pas explicitement visé par la norme ou la pratique. Dans la définition de l’exigence professionnelle essentielle et déterminante, un terme que l’on ne retrouve pas ailleurs apparaît : « la caractéristique liée » à l’un des motifs710. Ce terme est en fait un indicateur de la première spécificité de cette règle.

203. L’explication se trouve dans la jurisprudence. Dans l’affaire Salaberria Sorondo,

une législation d’une Communauté autonome espagnole limitait le recrutement des agents de police aux candidats n’ayant pas atteint l’âge de trente-cinq ans711. La Cour constata donc qu’il

y avait une différence de traitement directement fondée sur l’âge, « moins favorable que celui dont bénéficient d’autres personnes se trouvant dans des situations comparables, au seul motif qu’elles ont atteint l’âge de 35 ans »712. Dans ces mots, on retrouve les trois conditions requises

pour la discrimination directe : le traitement moins favorable, le lien direct avec un motif

710 Dans la directive 2000/78 par exemple, le terme apparaît dans le préambule au pt 23 (« une caractéristique liée

à la religion ou aux convictions, à un handicap, à l'âge ou à l'orientation sexuelle ») et à l’article 4, donc uniquement à propos de l’exigence professionnelle essentielle et déterminante.

711 CJUE, 15 novembre 2016, Salaberria Sorondo, C-258/15. 712 Ibid., pt 29.

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protégé et la comparabilité des situations. Mais la vérification des conditions de l’article 4 §1 de la directive 2000/78 a précisément pour but de valider ou d’invalider certaines conditions de la discrimination présumée et non d’y déroger simplement parce que l’auteur poursuivrait un objectif louable.

204. « C’est non pas le motif sur lequel est fondée la différence de traitement, mais une

caractéristique liée à ce motif qui doit constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante »713. Le terme de « caractéristique » utilisée dans les directives est explicité par

cette précision constamment réitérée par la Cour714. Si, dans le cas de la discrimination indirecte,

le critère, la disposition ou la pratique est apparemment neutre mais désavantage en fait une catégorie protégée, on peut aller jusqu’à dire qu’ici, le raisonnement s’inverse. La mesure paraît viser directement l’âge - par exemple - mais vise en fait une caractéristique liée à ce motif. Par commodité, plutôt que de viser la caractéristique, la mesure vise le motif protégé, qui présente

en général un lien avec la caractéristique. Dans l’affaire Salaberria, ce n’était pas l’âge en soi

mais bien « la possession de capacités physiques particulières »715 qui était visée à travers l’âge,

à savoir la vigueur, la force, la rapidité des réflexes, et autres. L’autorité nationale estime, en se fondant sur des généralisations d’ordre biologiques, que les personnes jeunes ont des capacités physiques supérieures à celles des personnes plus âgées716. Une telle logique est en soi

critiquable, ce type de normes pouvant maintenir vivaces des préjugés plutôt que des réalités biologiques, par rapport à l’âge des travailleurs, et ce conformément au droit à la non- discrimination. La logique individuelle du droit à l’égalité de traitement se trouve quelque peu bousculée. Avec la mesure visée dans l’arrêt Salaberria par exemple, un individu de trente-six ans en pleine possession de ses capacités physiques se trouve exclu d’un recrutement pour la seule raison que, en moyenne, les jeunes gens seraient physiquement plus aptes à remplir certaines tâches. Inversement, un individu de moins de trente-cinq ans moins agile ou réactif se verra offrir la possibilité de concourir (même s’il ne sera peut-être pas recruté in fine). Le principe de base selon lequel c’est la capacité de chaque individu à concourir dans des

713 Ibid., pt 33.

714 CJUE, 12 janvier, 2010, Wolf, C-229/08, pt 35 ; CJUE, 13 septembre 2011, Prigge e.a., op. cit., pt 66 ; CJUE,

13 novembre 2014, Vital Pérez, C-416/13, pt 36.

715 CJUE, 15 novembre 2016, Salaberria Sorondo, op. cit., pt 34.

716 Cette position est infiniment critiquable. Anne MEYER-HEINE souligne que « l'utilisation de stéréotypes qui

assimilent le fait d'être plus âgé à une diminution de l'efficacité professionnelle doit être considérée avec précaution. […] même lorsque l'âge est statistiquement lié à une tendance telle qu'un état de santé plus fragile, les écarts individuels sont parfois importants » in « La solidarité à l'égard des personnes âgées en droit de l'Union européenne », Rev. UE, n° 594, 2016, pp. 6-29.

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conditions d’égalité sans discrimination notamment fondée sur l’âge qui détermine l’obtention de biens et ressources est mis à mal.

205. C’est ensuite en confrontant la caractéristique visée avec l’exercice de la profession

en cause que peut être révélé le défaut de comparabilité des situations. Dans cette deuxième phase, l’incomparabilité se mêle avec le contrôle de l’objectif poursuivi par l’auteur de la différence de traitement.

2- L’imbrication de l’incomparabilité et de l’objectif poursuivi

206. L’exercice de la profession doit effectivement exiger que les employés possèdent

la caractéristique recherchée à travers le motif protégé. Cet examen est lié à celui de l’objectif, car toute caractéristique recherchée doit l’être pour une raison légitime, en rapport avec les activités exercées. Reprenons encore l’exemple de l’arrêt Salaberria. La Cour qualifie la mesure d’exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 §1 car « les défaillances physiques lors de l’exercice [des] fonctions [de police] sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes » sur le maintien de l’ordre public717. Ainsi est établi un double

lien : entre la possession de certaines capacités physiques et l’exercice des fonctions de police, et entre l’exercice des fonctions de police et l’objectif légitime du maintien de l’ordre public. Ce n’est pas l’âge qui est l’exigence requise pour exercer la profession. La justification est que les individus seront globalement placés dans une situation différente par rapport à la capacité d’exercer les missions des forces de police du fait de leur âge, ce qui pourrait porter préjudice à l’objectif de maintenir l’ordre public.

207. À ce problème de conceptualisation de l’exigence professionnelle essentielle et

déterminante dont le statut interroge, s’ajoute celui du manque de lisibilité de la jurisprudence. Il semblerait qu’il soit plus facile de distinguer directement sur le motif protégé au prétexte de viser une caractéristique particulière que l’inverse. Dans l’arrêt Kalliri du 18 octobre 2017, une règlementation grecque posait une condition de taille pour le recrutement dans les forces de police, les candidats devant mesurer plus d’un mètre soixante-dix718. La mesure est suspectée

de constituer une discrimination indirecte puisqu’elle choisit un caractère apparemment neutre mais susceptible de désavantager particulièrement les femmes, généralement plus petites que les hommes. Pour la Cour, il y a bien une discrimination indirecte car, si l’objectif poursuivi est

717 CJUE, 15 novembre 2016, Salaberria Sorondo, op. cit., pt 35. 718 CJUE, 18 octobre 2017, Kalliri, C-409/16.

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légitime719, la proportionnalité exigée dans le cadre du contrôle des différences de traitement

indirectes n’est pas respectée720. Elel relève deux problèmes : l’un est que les activités de police

n’exigent pas toutes un engagement physique important721 ; l’autre est que le lien n’est pas

suffisamment net entre la taille des individus et la possession des capacités physiques nécessaires pour accomplir les fonctions de police722. Ainsi, la discrimination indirecte générée

à l’encontre des femmes ne se justifient pas.

208. Nous faisons ce parallèle entre les arrêts Salaberria et Kalliri car il ne nous semble

pas beaucoup plus évident que le fait d’être âgé de plus de 35 ans soit davantage lié à la possession de certaines capacités physiques que le fait de mesurer plus d’un mètre soixante- dix. Or, dans un cas, le contrôle de proportionnalité n’empêche pas que soit opérée une différence de traitement directement fondée sur l’âge et dans l’autre cas, ce contrôle empêche qu’une discrimination indirectement fondée sur le sexe soit maintenue. Est-ce dû au fait qu’une discrimination indirecte sur le sexe est implicitement jugée plus grave qu’une discrimination directe fondée sur l’âge ? La Cour a toujours montré, il est vrai, une sévérité particulière à l’égard de toutes formes de généralisation ou de discriminations fondées sur le sexe723.

209. Elle a pourtant eu l’occasion d’accepter par le passé que le sexe puisse représenter

une condition déterminante pour des emplois comme surveillant de prison724 ou pour certaines

activités de police, exercées dans une situation de troubles intérieurs graves725. Dans l’arrêt Johnston de 1986 que nous avons déjà évoqué, la Cour devait déterminer si, face au maniement

des armes à feu, les policiers et policières étaient placés dans une situation comparable ou si le sexe constituait une condition déterminante permettant de fonder une différence de traitement726. L’auteur de la décision invoquait le contexte social et la perception de la société

sur le travail féminin à la fois comme l’objectif légitime de la différence de traitement, et comme fondement à une incomparabilité des situations des hommes et des femmes face à la

719 Ibid., pt 36 : l’objectif légitime est « le souci d’assurer le caractère opérationnel et le bon fonctionnement des

services de police »

720 Ibid., pt 42 : « l’objectif poursuivi par la réglementation en cause au principal pourrait être atteint par des

mesures moins désavantageuses pour les personnes de sexe féminin ».

721 Ibid., pt 38. 722 Ibid., pt 39.

723 L’arrêt CJUE, 1er mars 2011, Association belge des consommateurs Test-Achats et autres, C-236/09, que nous

commentons aux §§ 794 et s. a été une illustration retentissante de cette sévérité particulière.

724 CJCE, 30 juin 1988, Commission/France, C-318/86, pts 11-18. 725 CJUE, 15 mai 1986, Johnston, C-222/84.

726 Ibid., pt 32 : dans l’arrêt « La Commission estime qu'en raison de ses conditions d'exercice, mais non en raison

de sa nature, l'activité de policier armé pourrait être considérée comme une activité pour laquelle le sexe est une condition déterminante ».

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profession727. À cette époque, une telle démonstration provoqua l’adhésion de la Cour qui

estima que « les conditions d'exercice de certaines activités de police » ne seraient pas les mêmes pour les hommes et les femmes728. On peut remarquer qu’elle parlait bien alors de

« dérogation au régime général de la directive »729. De nouveau, l’objectif de l’auteur et

l’opération de comparaison étaient totalement imbriqués, dans le cadre de cette « dérogation » qui ne devrait pas en être une.

210. Avec l’avancée considérable des mentalités ces dernières décennies sur le travail

des femmes et l’idée que tous les emplois peuvent a priori être exécutées par des femmes comme des hommes, on peut douter de l’intérêt pratique que conserve cette règle pour les autres motifs que l’âge et le handicap.

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