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D’ACTION POSITIVE DÉROGATOIRES

Section 1. La coexistence de mesures dérogatoires et non-dérogatoires

A) Les formes de discrimination positive acceptées

1- La discrimination positive directe

276. Selon Arnaud Haquet, la Cour procède « à une classification des actions positives

en fonction de leur degré d'éloignement de la discrimination. La notion de "fausse" discrimination, qui ne serait qu'"apparente", résulte de cette évaluation ». « La directive [76/207] permet l'édiction de mesures positives qui ont pour objet de corriger des inégalités de fait, sans être réellement discriminatoires »900. Faire une distinction entre vraie et fausse

discrimination manque de clarté et devrait être évité, de même que réfuter purement et simplement l’expression de discrimination positive901. Toute règle de droit directement fondée

sur un motif protégé, comme le sexe dans le cadre de la directive 76/207, qui traite plus avantageusement les hommes au détriment des femmes, ou l’inverse, est présumée constituer une discrimination directe si les individus sont placés dans une situation comparable. Seule l’application d’un régime dérogatoire permet de renverser la présomption902. Dans les premiers

arrêts de la Cour de justice, les mesures nationales en cause étaient précisément des différences de traitement directes, ayant donc « l’apparence » de discriminations directes.

277. Or, comme nous l’avons vu, si aucune dérogation n’est invoquée par l’auteur de la

différence de traitement directe, le juge peut directement conclure à l’existence d’une discrimination directe, sans contrôle des justifications. Dans l’arrêt Kalanke, la règlementation dans les services publics du Land de Brême en Allemagne exigeait que, lors du recrutement ou lors de l'affectation à un emploi dans un grade plus élevé, « les femmes ayant une qualification égale à celle de leurs concurrents masculins [soient] prises en considération en priorité dans les secteurs dans lesquels elles sont sous-représentées »903. Dans l’affaire Marschall, le statut des

900 A. HAQUET, « L'action positive, instrument de l'égalité des chances entre hommes et femmes », RTDE, n° 2,

2001, pp. 305-334.

901 Comme le fait par exemple M.-F. CHRISTOPHE TCHAKALOFF, « Égalité et action positive en droit européen », Pouvoirs, n° 82, septembre 1997, p. 92 : « Le terme d’"action positive" paraît préférable à celui de "discrimination

positive" dans la mesure où il s’agit de corriger une inégalité ».

902 Voir Schéma explicatif n° 2 p. 146 et dans l’annexe n° 1. 903 CJCE, 17 octobre 1995, Kalanke, C-450/93, pt 3.

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fonctionnaires du Land Nordrhein-Westfalen prévoyait que « si, dans le secteur de l'autorité compétente pour la promotion, les femmes sont en nombre inférieur aux hommes au niveau de poste concerné de la carrière, les femmes sont à promouvoir par priorité, à égalité d'aptitude, de compétence et de prestations professionnelles, à moins que des motifs tenant à la personne d'un candidat ne fassent pencher la balance en sa faveur »904. Dans les deux cas, la priorité

accordée au moment du recrutement ou de la promotion est directement fondée sur le critère du sexe des fonctionnaires, alors que deux fonctionnaires masculins et féminins se trouvent dans une situation comparable, dans le sens où ils ont des « qualifications égales » pour le poste.

278. On peut analyser ce type de mesures sous deux angles, soit du point de vue du

groupe désavantagé qui réclame l’application de la règle générale de l’égalité de traitement, ici les hommes, soit du point de vue du groupe avantagé, qui revendique l’application du régime dérogatoire, les femmes. Le juge national a donc pour mission de déterminer quel point de vue prévaut et la Cour de justice lui apporte des indications en ce sens. D’ailleurs, la Cour de justice ne s’en tient pas à l’expression des « mesures discriminatoires selon leurs apparences », elle a employé parfois l’expression de discrimination positive905, et parle aussi d’« exception »906.

Éluder l’expression de discrimination positive, c’est forcément opter pour un « euphémisme »907, puisque « les mesures en question sont discriminatoires au sens fort du

terme »908.

279. Le raisonnement de la Cour de justice a toutefois peiné à trouver son équilibre et sa

cohérence. Dans l’arrêt Kalanke, sans doute parce qu’il s’agit de l’une des premières questions soulevées par rapport à l’interprétation de l’article 2 §4 de la directive 76/207, la méthode suivie par la Cour est énigmatique. Elle estime dès le début de son raisonnement qu’une « règle

904 CJCE, 11 novembre 1997, Marschall, op. cit., pt 3.

905 CJUE, 6 juillet 2000, Abrahamsson et Anderson, C-407/98, pts 57-59 ; pt 45 : la Cour parle « des

réglementations nationales en matière de discrimination positive examinées par la Cour dans les arrêts précités

Kalanke, Marschall et Badeck ». Voir aussi CJUE, 17 juillet 2008, Coleman, C-303/06, pt 42.

L’expression apparaît aussi dans des conclusions d’avocats généraux. Par exemple, conclusions de l'avocat général M. Marco DARMON présentées le 14 novembre 1989, aff. C-177/88, pt 50 ou conclusions de l'avocat général M. Siegbert ALBER présentées le 3 juin 1999, aff. C- 218/98, pt 58.

906 CJUE, 16 juillet 2015, CHEZ Razpredelenie Bulgaria, op. cit., pt 76 : « sans préjudice des exceptions prévues

aux articles 4 et 5 de la directive 2000/43 afférentes à des exigences professionnelles essentielles et déterminantes et à des actions positives des États membres ».

907 G. CALVÈS, « Les politiques françaises de discrimination positive : trois spécificités », Pouvoirs, n° 111, 2004,

p. 29.

Olivier JOUANJAN rejoint également cette idée en précisant que la discrimination positive est « dans son concept, une véritable discrimination en tant qu’elle renvoie l’individu à un statut, le rabat à une appartenance qu’il n’a pas choisie (son sexe, sa couleur de peau, son handicap) », in « Égalité », in D. ALLAND et S. RIALS (dir.), Dictionnaire

de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, p. 588.

908 G. CALVÈS, « La discrimination positive "à la française" », in F. LEMAIRE, B. GAURIAU (dir.), Les discriminations, Paris, Editions Cujas, 2012, p. 35.

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nationale qui prévoit que, lors d’une promotion, les femmes ayant une qualification égale à celle de leurs concurrents masculins bénéficient automatiquement de la priorité dans les secteurs dans lesquels elles sont sous-représentées, entraîne une discrimination fondée sur le sexe »909.

La qualification de la différence de traitement en discrimination, qui entraîne dès lors son incompatibilité de principe avec la règle de l’égalité de traitement posée par l’article 2 §1 de la directive, intervient avant l’examen de la question relative à l’article 2 §4. A l’issue de ce second examen, la Cour conclut à l’inapplicabilité de la dérogation à une mesure accordant un traitement préférentiel automatique et inconditionnel aux travailleuses910, la qualification de

discrimination est donc confirmée.

280. À l’inverse, dans l’arrêt Marschall, la Cour ne parle pas de discrimination quand

elle constate l’existence de la différence de traitement fondée sur le sexe, finalement validée car la dérogation de l’article 2§4 trouve cette fois à s’appliquer911. La Cour examine

conjointement la compatibilité avec le principe posé par l’article 2 §1 et la dérogation du §4, ce qui permet de ne pas qualifier la mesure et de concentrer l’analyse sur la dérogation, et non le principe912. Outre le fait qu’il s’agissait du premier arrêt examinant réellement la dérogation de

l’action positive, on peut penser que la qualification prématurée de discrimination par la Cour de justice dans l’arrêt Kalanke tient au fait que l’article 2 §4 a été considéré comme inapplicable en l’espèce. Le juge aurait en quelque sorte anticipé sur une solution qu’il aurait été plus logique de donner après l’examen des dérogations invoquées. Dans Marschall au contraire, le dispositif national étant in fine validé, employer le terme de « discrimination », même à titre intermédiaire, aurait été malvenu. Il n’en demeure pas moins que d’un point de vue strictement formel, le dispositif dans l’arrêt Marschall est une discrimination qui aurait pu être prohibée par l’application de l’article 2 §1, si le régime dérogatoire n’avait pas été soulevé par l’autorité allemande. Dans l’arrêt Griesmar, le Gouvernement français revendiquait clairement sa volonté d’avantager les fonctionnaires féminins en pratiquant une différence de traitement fondée sur le sexe dans le régime des pensions de retraite913. Il ne s’agit donc pas de récuser les conditions

d’application de la discrimination directe, comme dans le cas de l’exigence professionnelle essentielle et déterminante, mais bien de chercher à faire appliquer un régime dérogatoire.

909 CJCE, 17 octobre 1995, Kalanke, C-450/93, pt 16. Nous soulignons. 910 Cet aspect sera étudié précisément en Partie 2, dans les §§ 942-960. 911 CJCE, 11 novembre 1997, Marschall, C-409/95, pts 21 et 22. 912 Ibid.

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281. Globalement, comme nous l’avons montré, on peut déplorer que les arrêts ne soient

pas toujours d’une grande rigueur entre le stade de la présomption de discrimination directe et le stade de sa qualification finale. Parfois, la Cour s’abstient de qualifier prématurément la différence de traitement de discrimination914, même dans des cas où la dérogation ne s’applique

pas en fin de compte915, d’autres fois elle parle de discrimination avant même d’examiner la

dérogation, en général lorsque celle-ci ne s’applique pas916. Dans d’autres décisions, enfin, elle

ne parle pas de discrimination alors que la dérogation est écartée, et que la différence de traitement est donc bien une discrimination directe917. En cela, les arrêts sont susceptibles de

générer d’importantes confusions. « L’apparence » discriminatoire ne signifie pas que des conditions manquent à la discrimination, elle signifie qu’un régime dérogatoire écarte la qualification. La discrimination positive directe n’est pas la seule forme possible, et, avec l’idée de discrimination positive indirecte, se tisse encore plus nettement le lien entre discrimination interdite et action positive admise à titre dérogatoire.

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