• Aucun résultat trouvé

L’intérêt pratique réduit pour les autres motifs

TRAITEMENT LÉGITIMES

Section 1. Les différences de traitement liées au défaut de comparabilité des situations

B) L’apparente transversalité de l’exigence professionnelle essentielle et déterminante

1- L’intérêt pratique réduit pour les autres motifs

212. Comment concevoir que des critères comme le sexe, la race ou l’origine ethnique,

la religion ou les convictions ou l’orientation sexuelle puissent-être incompatibles avec certaines activités professionnelles ? Plus précisément, quelle caractéristique liée à ces motifs pourrait générer la nécessité d’exclure de certains emplois des catégories d’individus ? Faire des généralités sur ces motifs est-il tout aussi acceptables socialement ou moralement que sur l’âge et le handicap ? Estimer que les personnes souffrant d’un handicap qui limite considérablement leur mobilité physique ne peuvent pas se déplacer aussi aisément que les personnes ne souffrant pas d’un tel handicap ne pose a priori pas de problème. Un emploi impliquant de nombreux déplacements à pied sera vraisemblablement irréalisable.

727 Ibid., pt 35.

728 Ibid., pt 37.

122

213. En revanche, l’idée qu’il puisse découler de l’appartenance à un sexe des capacités

physiques ou psychologiques différentes constitue un comportement sexiste730, raciste si l’on

procède à une telle essentialisation sur le fondement racial, homophobe ou discriminatoire. Dans l’arrêt Bougnaoui et ADDH du 14 mars 2017731, une ingénieure d’études portant le voile

avait été licenciée. Elle refusait d’ôter son voile alors que son employeur le lui demandait afin de satisfaire la demande d’un client qui ne souhaitait plus de rendez-vous avec l’employée voilée732. La Cour de cassation française saisie au principal décida de poser la question suivante

à la Cour : le souhait d’un client peut-il constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante, justifiant que l’on instaure une différence de traitement sur le motif de la religion ? Ici, rappelons que le souhait du client est à la fois l’objectif légitime de l’auteur de la différence de traitement, dans le sens où l’employeur cherche à le satisfaire, et à la fois la source de l’incomparabilité alléguée de la situation de l’employée voilée par rapport aux autres.

214. Il fallait que la Cour vérifie les deux conditions habituellement requises dans le

cadre de l’article 4 §1 de la directive 2000/78. D’abord, quelle était la caractéristique liée à la religion qui constituait l’exigence ? Ensuite, la volonté de respecter le souhait d’un client est- elle en lien avec l’exercice de la profession d’ingénieur d’étude ? Se fondant sur le préambule de la directive 2000/78, la Cour commence par rappeler que « ce n’est que dans des conditions très limitées qu’une caractéristique liée, notamment, à la religion peut constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante »733. Il ne faut pas y voir la marque d’une

hiérarchisation entre les motifs, car si l’on s’en réfère au préambule734, on voit que tous les

motifs sont considérés par cette affirmation préalable.

215. La Cour rappelle surtout que l’exigence professionnelle essentielle et déterminante

« ne saurait […] couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client »735. Cette position est relativement classique,

730 La notion de genre est même intervenue pour faire référence à ce phénomène d’extrapolation à partir du sexe

biologique des individus. Il est ainsi défini par l’ONU : « le genre fait référence aux opportunités et attributs sociaux associés au fait d’être un homme ou une femme et aux relations entre les femmes, les hommes, entre les filles et les garçons ainsi qu’aux relations entre femmes et entre hommes. Ces attributs, opportunités et relations sont des constructions sociales. Cela signifie que ce sont des constructions et des produits de la société et, en cela, ils peuvent être modifiés et transformés ». http://www.un.org/womenwatch/osagi/conceptsandefinitions.htm Voir S. HENNETTE-VAUCHEZ, M. MÖSCHEL, D. ROMAN(dir.), Ce que le genre fait au droit, Paris, Dalloz, 2013, 269 p. ; E. FONDIMARE, « Le genre, un concept utile pour repenser le droit de la non-discrimination », La Revue

des droits de l’homme [En ligne], n° 5, 2014.

731 CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, C-188/15.

732 Les propos du client en l’espèce avaient été précisément : « la prochaine fois, pas de voile ». 733 CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, C-188/15, pt 38.

734 Considérant 23 du préambule de la directive 2000/78. 735 CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, op. cit., pt 40.

123

on la retrouve par exemple dans le droit canadien736. C’est la capacité objective à remplir la

profession en cause qui compte. Or, le fait de porter le voile n’a aucun lien avec la capacité à exercer la fonction d’ingénieur d’études. Si l’on veut aller plus loin que la Cour, céder aux exigences discriminatoires d’un client ne fait pas partie des capacités que devrait requérir une profession, quelle qu’elle soit. On peut toutefois être déçu que la Cour n’ait pas explicité l’autre condition de l’exigence professionnelle, celle de l’identification de la caractéristique ici liée à la religion. Le fait de porter le voile pour une femme de confession musulmane serait vraisemblablement la caractéristique en cause qui empêchait de répondre au souhait du client.

216. Malgré la lacune laissée dans le raisonnement de la Cour, on peut comprendre

qu’elle ne se soit pas attardée sur cet aspect au caractère hautement sensible. Ce n’est évidemment pas aux juges européens de se lancer dans une réflexion sur la place du voile dans la religion musulmane. La demande du client n’ayant manifestement aucun lien avec l’activité professionnelle en cause, la Cour n’a pas besoin d’examiner la seconde condition737. D’ailleurs, si le port du voile devait être une caractéristique parfois liée à la religion, on ne peut imaginer qu’un seul cas où la religion pourrait être utilisée valablement comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante : il faudrait que l’exercice de l’activité soit conditionné au moins en partie par le fait d’avoir les cheveux découverts. Une annonce publicitaire visant à promouvoir un shampooing en montrant des cheveux pourrait sans doute de manière valide exclure les actrices portant le voile et refusant de l’ôter. On voit bien là l’intérêt extrêmement limité d’une telle règle pour le motif religieux738.

217. Beaucoup de questions demeurent en suspens739. Comme se le demande Edouard Dubout : « est-il autorisé, sur ce fondement, de ne recruter que des personnes d’une certaine origine ou d’une certaine orientation sexuelle, pour servir dans un restaurant (« ethnique » ou « gay » par exemple) ? »740. L’intérêt pratique de cette règle, en dehors du cas de l’âge et du

handicap, est d’autant plus réduit que le seul cas où le motif religieux ou convictionnel pourrait

736 Voir G. TRUDEAU, « Libertés individuelles et relations de travail : un point de vue canadien », in P.

AUVERGNON (dir.), Libertés individuelles et relations de travail : le possible, le permis et l’interdit ? Eléments

de droit comparé, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2011, p. 263.

737 Tirant les conséquences de l’arrêt, la Cour de cassation française a cassé et annulé l’arrêt de la Cour d’appel de

Paris. Voir Cass. Soc., 22 novembre 2017, n° 13-19.855.

738 A part le cas très spécifique de l’article 4 §2 de la directive 2000/78, qui sera étudié juste après.

739 Pour cette raison, l’arrêt Bougnagoui a suscité beaucoup de commentaires, dont certains sont particulièrement

imaginatifs, comme celui de F. KÉFER et P. WAUTELET, « La préférence discriminatoire d’une travailleuse à l’égard de la clientèle ou l’affaire Bougnaoui c. Micropole Univers inversée », in L’Europe au présent !, Liber

amicorum Melchior Wathelet, Bruxelles, Bruylant, 2018, pp. 495-522.

124

bel et bien constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante est explicitement prévu par un autre article de la directive 2000/78.

2- L’existence d’une base juridique distincte pour le motif religieux ou convictionnel 218. L’article 4 §2 de la directive 2000/78 prévoit que, « dans le cas des activités

professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d'une personne ne constitue pas une discrimination lorsque, par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l'éthique de l'organisation. [La] présente directive est donc sans préjudice du droit des églises et des autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, agissant en conformité avec les dispositions constitutionnelles et législatives nationales, de requérir des personnes travaillant pour elles une attitude de bonne foi et de loyauté envers l’éthique de l’organisation ». Les « entreprises identitaires »741 ou « entreprises de tendance »742,

selon les expressions doctrinales, constituent effectivement le principal cas où l’on peut imaginer que les deux conditions de l’exigence professionnelle essentielle et déterminante soient réunies pour le motif religieux ou convictionnel. Encore qu’il ne s’agirait pas ici de viser une caractéristique liée à la religion ou aux convictions, mais bien celles-ci mêmes.

219. Deux arrêts ont été rendus en interprétation de cet article743, où étaient en cause

chaque fois des affaires allemandes. Dans l’affaire Egenberger, une offre d’emploi d’une association en lien avec l’Église protestante mentionnait que « l’appartenance à une Église protestante ou à une Église membre de la communauté de travail des Églises chrétiennes en Allemagne et l’identification avec la mission diaconale sont des prérequis ». Dans ses conclusions, l’avocat général M. Evgeni Tanchev744 estimait que la jurisprudence de la Cour sur

l’article 4 §1 « ne peut être transposée à l’interprétation du texte de l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2000/78. Ce dernier constitue en effet une règle spéciale conçue pour répondre au cas de figure particulier des organisations religieuses »745. Selon la Cour de justice, le fait qu’une

personne estime qu’elle n’a pas été recrutée du fait de son absence de confession constitue bien

741 J.-P. MARGUENAUD, J. MOULY, « Les droits de l'Homme salarié de l'entreprise identitaire », D., 2011, p.

1637.

742 P. WAQUET, « Loyauté des salariés dans les entreprises de tendance », Gazette du Palais, 1996, p. 1427. 743 CJUE, 17 avril 2018, Egenberger, C-414/16 ; CJUE, 11 septembre 2018, IR, C-68/17.

744 Conclusions de l’avocat général M. Evgeni TANCHEV présentées le 9 novembre 2017, aff. C-414/16. 745 Ibid., pt 79.

125

« une différence de traitement fondée sur la religion »746, ce qui est déjà un premier apport

important de cet arrêt.

220. Sa réponse se concentre longuement sur le sens des termes « essentielle, légitime et

justifiée »747, trois caractères que doit présenter l’exigence eu égard à l’organisation religieuse.

Ces critères ne sont pas appréciés discrétionnairement par l’organisation elle-même et peuvent être contrôlés par une autorité indépendante, « telle une juridiction nationale »748. L’objectif de

l’appréciation est de ménager « un juste équilibre » entre « le droit à l’autonomie des églises » et le droit à la non-discrimination fondée sur la religion des travailleurs 749. L’appréciation de

l’article 4 §2 est en pratique davantage circonscrite que celle de l’article 4 §1 de la directive 2000/78, puisque l’objectif légitime de l’organisation est plus précisément défini. Il faut prendre en considération la « nature » autant que le « contexte » des activités de l’organisation pour savoir si la religion est une exigence essentielle, légitime et justifiée. Le simple fait que l’organisation soit religieuse n’entraîne pas automatiquement la légitimité de l’exigence, il faut que l’emploi exercé nécessite effectivement un recrutement déterminé par la religion ou les convictions du travailleur750. On retrouve l’exigence du « lien direct entre l’exigence

professionnelle imposée par l’employeur et l’activité concernée »751, comme dans l’article 4 §1.

Ce lien doit faire l’objet d’un contrôle de nécessité et de proportionnalité752, comme pour toute

exigence professionnelle essentielle et déterminante, et ce même si l’article 4 §2 ne le précise pas expressément. Le contrôle de proportionnalité se retrouve à travers les trois adjectifs « essentielle, légitime et justifiée ».

221. L’origine du second arrêt rendu en 2018, IR, est le licenciement d’un travailleur de

confession catholique en raison d’un second mariage civil contracté après un divorce, par une société privée réalisant « des missions de Caritas (confédération internationale d’organisations catholiques à but caritatif), en tant qu’expression de l’existence et de la nature de l’Église catholique romaine »753. Cette affaire a permis à la Cour de justice d’aborder un aspect non

traité dans l’arrêt Egenberger : celui du champ d’application personnel de l’article 4 §2, en particulier quant au sens à donner aux « autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions ». La Cour confère, sans surprise, une portée large

746 CJUE, 17 avril 2018, Egenberger, C-414/16, pt 43. 747 Ibid., pts 65-68. 748 Ibid., pt 46. 749 Ibid., pt 51. 750 Ibid., pts 62-63. 751 Ibid., pt 63. 752 Ibid., pt 68.

126

à ce champ d’application en estimant que l’article 4 §2 s’applique sans considération « quant à la nature et à la forme juridiques de l’entité »754. Elle confirme que, « outre les entreprises

cultuelles c'est-à-dire les églises, ou les entreprises idéologiques dont le but est de promouvoir une croyance, sont visées les organisations publiques ou privées qui n'ont pas forcément un but religieux mais sont fondées sur une éthique idéologique »755.

222. L’arrêt IR est ensuite l’occasion pour la Cour de réaffirmer le caractère déterminant

du lien entre l’exigence posée par l’organisation et l’activité effectivement exercée par le travailleur. En l’espèce, la Cour reconnaît que « le caractère sacré et indissoluble du mariage religieux » est un « élément déterminé de l’éthique de l’Eglise catholique »756 et peut donc en

principe constituer une exigence dans le cadre de l’article 4 §2. Mais le fait est que le travailleur licencié exerçant la fonction de médecin, l’adhésion à cette conception du mariage n’apparaît pas nécessaire pour l’affirmation de l’éthique d’IR compte tenu [de ses] activités professionnelles »757. Le caractère « essentiel » de l’exigence manque vraisemblablement,

même s’il appartient au juge national de le vérifier in concreto758.

223. Dans l’affaire Rommelfanger en 1989, la Commission européenne des droits de

l’Homme avait également eu l’occasion d’évaluer une situation proche, un médecin employé par l’hôpital d’une fondation catholique avait été licencié après avoir exprimé son opinion favorable à l’avortement dans la presse759. La Commission estima que lorsqu’« un organisme

établi sur la base de certaines convictions et jugements de valeur qu’il considère comme indispensable à l’accomplissement de ses fonctions dans la société, il est en fait conforme aux exigences de la Convention de donner toute sa portée aussi à la liberté d’expression de l’employeur »760. Le lien entre une prise de position sur l’avortement et la fonction de médecin

est bien plus incontestable, d’où la réponse de la Commission européenne des droits de l’homme761. Après l’arrêt IR, on peut imaginer que la Cour de justice y aurait également vu une

exigence essentielle.

754 Ibid., pt 40.

755 M.-T. LANQUETIN, « Discrimination », Répertoire de droit du travail, janvier 2010 (actualisation août 2018),

§ 139.

756 CJUE, 11 septembre 2018, IR, C-68/17, pt 57. 757 Ibid., pt 58.

758 Ibid.

759 Com. EDH, 6 septembre 1989, Rommelfanger c. Allemagne, n° 12242/96. 760 Ibid., p. 171.

761 Pour les arrêts les plus importants de la Cour européenne des droits de l’Homme sur les entreprises dites « de

tendance » ou identitaires, voir CEDH, 12 juin 2014, Fernández Martínez c. Espagne, n° 56030/07 ; CEDH, 3 février 2011, Siebenhaar c. Allemagne, n° 18136/02 ; CEDH, 23 septembre 2010, Schüth c. Allemagne, n° 1620/03 ; CEDH, 23 septembre 2010, Obst c. Allemagne, 425/03. Pour une étude : J.-P. MARGUENAUD, J.

127

224. Malgré la spécificité des « employeurs » visés par l’article 4 §2, la Cour de justice

ne fait preuve d’aucun laxisme ni quant à l’applicabilité de la directive 2000/78, ni quant à la portée de la « dérogation » autorisée par rapport à l’égalité entre les travailleurs quelle que soit leur religion ou convictions, ni par rapport aux obligations des juridictions nationales qui en découlent762. Les conditions posées par l’article 4 §2 quant à l’exigence professionnelle sont

d’interprétation stricte et sont cumulatives. « L’attitude de bonne foi et de loyauté » pouvant être exigée de la part des employés ne permet pas de refuser le recrutement ou de licencier « indépendamment du contenu de l’emploi que l’intéressé devait occuper ou occupait effectivement »763, comme pouvaient le craindre certains auteurs.

225. La « dérogation »764 de l’exigence professionnelle essentielle et déterminante n’est

que d’apparence car elle consiste précisément à remettre en cause le résultat de l’opération de comparaison, le contrôle de l’objectif poursuivi s’y mêlant. Elle nous permet ainsi de faire une transition pertinente vers les véritables dérogations à l’interdiction de discriminer, c’est-à-dire les régimes permettant d’écarter cette interdiction alors même que les conditions à son application sont réunies. Il n’y a plus de doute sur la comparabilité des situations, seul l’objectif poursuivi par l’État ou tout autre auteur d’une différence de traitement, jugé légitime, permet de déroger à l’interdiction de discriminer qui devrait normalement s’appliquer.

Outline

Documents relatifs