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Une apparente neutralité du critère, de la disposition ou de la pratique

TRAITEMENT STRICTO SENSU

Section 2. L’interdiction de la discrimination indirecte

A) Une apparente neutralité du critère, de la disposition ou de la pratique

106. « La maxime selon laquelle "le fond prévaut sur la forme" exprime l’essence du

concept de discrimination indirecte »455. À l’inverse des motifs de discrimination directe, qui

font l’objet d’une liste exhaustive dans l’article 19 du TFUE456, les critères d’apparence neutre

pouvant être à l’origine d’une discrimination indirecte ne peuvent pas être listés. Ils ne peuvent être saisis qu’in casu et un critère ayant un effet discriminatoire dans une règlementation en particulier pourrait bien n’avoir aucun effet dommageable utilisé dans une autre règlementation et dans un autre contexte (1). La volonté de sanctionner efficacement toute pratique, critère ou disposition apparemment neutre nécessite d’aborder la discrimination indirecte de la même manière que la discrimination directe, c’est-à-dire en se fondant sur l’effet discriminatoire, sans accorder d’importance à l’intention de l’auteur de la différence de traitement (2).

1- L’analyse casuistique de la neutralité de la disposition, du critère ou de la pratique

107. Par l’arrêt Jenkins du 31 mars 1981, la Cour étend son raisonnement développé

dans le contexte de la discrimination fondée sur la nationalité à l’égalité entre les femmes et les hommes, en s’appuyant sur l’article 119 du TCEE457. L’avocat général Warner dans ses

conclusions faisait référence à l’arrêt Griggs de la Cour Suprême américaine458, illustrant la

455 Ibid., p. 28.

456 CJCE, 11 juillet 2006, Chacon Navas, C-13/05, pt 55 ; CJCE, 17 juillet 2008, Coleman, C-303/06, pt 46 ; CJUE,

7 juillet 2011, Agafiţei, C-310/10, pt 35.

457 CJCE, 31 mars 1981, Jenkins, C-96/80, pt 15 : la Cour parle de « moyen indirect » de réduire la rémunération

des travailleurs féminins. Voir aussi c, pt 12.

458 Cour Suprême des Etats-Unis, Griggs v. Duke Power Company 401 U.S. 424 (1971). Voir le commentaire de

R.T. FORD, « Lutter contre les discriminations raciales, les vertus de la mesure statistique », op. cit., pp. 82-84. Dans cette affaire, la Cour d’appel avait estimé qu’un règlement d’entreprise exigeant que les employés possèdent le High School Diploma (équivalent du baccalauréat) pour prétendre aux postes les plus élevés n’était pas discriminatoire, à défaut d’intention de discriminer. La Cour suprême adopta toutefois une position novatrice : partant du constat que, dans la pratique, l’immense majorité des employés noirs ne possédaient pas le diplôme requis, l’effet disproportionné de cette exigence sur cette catégorie d’employés était suffisant à établir une discrimination.

Le droit américain distingue, dans le Titre VII du Civil Rights Act de 1964, entre le disparate treatment et le

disparate impact. Ces deux notions sont proches de la distinction discrimination directe/indirecte, sans être

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fécondité du dialogue des juges en matière discriminatoire459. Pour la Cour, une règlementation

qui opère une différence de rémunération entre les travailleurs à temps plein et les travailleurs à temps partiel ne viole pas le principe de l’égalité de rémunérations in abstracto puisqu’une telle différence de traitement n’est pas fondée sur le sexe

.

Néanmoins, s’il devait être prouvé devant la juridiction nationale qu’un « pourcentage considérablement plus faible de travailleurs féminins que de travailleurs masculins effectue le nombre minimal d'heures de travail par semaine qui est requis pour pouvoir prétendre au salaire horaire à taux plein », alors l’inégalité de rémunération qui en résulterait de facto entre les hommes et les femmes pourrait constituer une discrimination indirectement fondée sur le sexe460.

108. Il ne peut y avoir de critères, dispositions ou pratiques neutres par essence

constitutifs d’une discrimination indirecte. « Il se peut donc que la même mesure soit, compte tenu des différences de situations sociales, constitutive de distinction indirecte dans un pays et non dans un autre »461. Ce n’est qu’en prenant en compte le contexte « à la fois juridique et

factuel »462 dans lequel s’inscrit la norme que celle-ci peut produire un effet négatif pour une

catégorie protégée. Le droit est une « machine à discriminer » pour reprendre l’expression de Baptiste Tranchant463 : il établit sans cesse des catégories de manière à organiser des normes qui

s’appliquent de manière homogène, par rapport à des réalités différentes. C’est parce qu’il existe un effet défavorable pour une catégorie protégée en particulier, par rapport aux autres, que la différence de traitement apparemment légitime peut devenir une discrimination indirecte.

109. Prévoir des régimes différents entre le travail à temps plein et le travail à temps

partiel, par exemple, peut être un levier d’encouragement du travail à temps plein tout à fait légitime dans une politique d’emploi nationale. Depuis la première affaire Jenkins, la Cour de justice a eu l’occasion de rendre un nombre important d’arrêts à ce sujet. Certains qualifient une différence de traitement fondée sur un tel critère de discrimination indirecte, sauf à ce que le juge national établisse l’existence d’une justification objective étrangère à toute

459 La jurisprudence américaine condamne les mesures en apparence neutres qui ont en pratique un impact

discriminatoire (disparate impact) dans deux cas précis : d’abord, dans le cas où le groupe défavorisé est celui des Afro-américains, à compétences équivalentes (Johnson v. Transportation Agency, 480 U.S. 616 (1987)). Ensuite, si la mesure est fondée sur un objectif discriminatoire (Rogers v. Lodge, 458 U.S. 613 (1982)) ; dans ce cas, le seul constat d’effet disproportionné de la mesure ne suffit pas, il faut apporter la preuve d’une intention discriminatoire (Mobile v. Bolden, 446 U.S. 55 (1980)).

460 CJCE, 31 mars 1981, Jenkins, op. cit., pt 13.

461 P. GARONNE, « La discrimination indirecte en droit communautaire : vers une théorie générale », RTDE, 1994,

p. 425 ; R. NIELSEN, « Case note to Dekker and Aldi », Common Market Law Review, n° 29, 1992, p. 167.

462 C. TOBLER, Limites et potentiel du concept de discrimination indirecte, op. cit., p. 34.

463 B. TRANCHANT « Les nouveaux champs de la non-discrimination », in F. FINES, C. GAUTHIER, M. GAUTIER

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discrimination464, quand d’autres ne le font pas pour des raisons diverses465. Le raisonnement de

la Cour est toujours élaboré par rapport à une analyse précise du contexte dans lequel s’inscrit la différence de traitement et de son impact.

110. Dans l’arrêt Cadman de 2006, la Cour était invitée à se prononcer sur la

compatibilité du critère de l’ancienneté avec l’article 141 TCE, en tant qu’élément concourant à déterminer la rémunération et lorsque « cet élément entraîne des disparités de rémunération entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins »466. La Cour construit un

raisonnement un peu différent de celui qui concerne le critère du temps de travail. Elle reconnaît d’abord que « constitue un but légitime de politique salariale le fait de récompenser, notamment, l’expérience acquise qui met le travailleur en mesure de mieux s’acquitter de ses prestations »467. Cette légitimité a priori du critère dispense l’employeur de justifier

particulièrement le fait d’y recourir468. Toutefois, cette légitimité a priori peut être mise en doute

par le travailleur, ce qui entraînera l’exigence pour l’employeur de « justifier le recours au critère de manière circonstanciée »469. Si cette preuve ne devait pas être apportée, l’ancienneté

pourrait alors en principe aboutir à une discrimination indirecte, s’il était démontré qu’un nombre plus élevé de femmes rencontre des difficultés à remplir un tel critère470. Le principe

reste toutefois que le critère de l’ancienneté ne doit pas être « spécialement justifié » par l’employeur, quand bien même il peut « entraîner un traitement moins favorable des travailleurs féminins que des travailleurs masculins dans la mesure où les femmes sont entrées plus récemment sur le marché du travail que les hommes ou subissent plus fréquemment une interruption de carrière »471.

111. Encore une fois, on mesure le caractère profondément casuistique de la

discrimination indirecte. L’objectif de valoriser l’ancienneté ne paraît ni plus ni moins légitime que la volonté d’encourager le travail à temps plein, pourtant, la Cour traite le second avec bien plus de suspicion que le premier.

464 CJUE, 22 novembre 2012, Isabel Elbal Moreno, C-385/11 ; CJCE, 27 mai 2004, Elsner-Lakeberg, C-285/02. 465 CJUE, 13 juillet 2017, Kleinsteuber, C-354/16 ; CJCE, 11 septembre 2003, Steinicke, C-77/02.

466 CJCE, 3 octobre 2006, Cadman, C-17/05.

467 Ibid., pt 34. Confirme l’arrêt CJCE, 17 octobre 1989, Danfoss, 109/88, pts 24 et 25. 468 CJCE, 3 octobre 2006, Cadman, C-17/05, pt 36.

469 Ibid., pt 37.

470 Ce que la Cour avait considéré par exemple dans l’arrêt CJCE, 7 février 1991, Nimz, C-184/89. 471 CJCE, 17 octobre 1989, Danfoss, op. cit., pt 24.

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2- La non-pertinence de l’intention de l’auteur de la différence de traitement

112. « La seule chose qu’il faille prouver dans un cas de discrimination, c’est la réalité

d’une différence de traitement fondée sur une caractéristique protégée et pour laquelle aucune justification ne peut être retenue »472. Nous avons démontré que l’analyse de la discrimination

directe portait d’abord sur le critère utilisé, qui est soit l’un des motifs protégés de manière explicite et évidente, soit un critère indissociablement lié, soit dans des cas plus rares, une différence de traitement qui ne peut s’expliquer que par le motif protégé. Elle s’intéresse ensuite à l’effet discriminatoire, par l’opération de comparaison473, bien que celle-ci puisse en de rares

occasions être éludée. En principe, l’intention de l’auteur474 ne rentre en compte à aucun

moment dans l’analyse, mis à part dans le cas très particulier de l’arrêt CHEZRazpredelenie Bulgaria475.

113. Dans le cas de la discrimination indirecte, la question de l’intention aurait pu se

poser un peu différemment. D’abord parce que la Cour a d’abord raisonné en l’absence de fondement juridique précis de droit primaire ou dérivé476, ensuite parce que la formulation

finalement retenue par les directives 2006/113 et 2006/54 n’est pas non plus sans ambiguïté. Apparemment neutre par rapport aux motifs protégés, la différence de traitement semble souvent tout à fait légitime. Distinguer le régime juridique de l’emploi à temps plein ou à temps partiel apparaît justifié au regard de certains objectifs de politique sociale, comme celui d’encourager plutôt le travail à temps plein. Néanmoins, dans l’arrêt Jenkins, la Cour renvoya au juge national le soin d’évaluer « si, compte tenu des circonstances de fait, des antécédents et des motifs de l'employeur, une pratique salariale […] présentée comme une différenciation en fonction du temps de travail hebdomadaire, constitue ou non, en réalité, une discrimination en raison du sexe des travailleurs »477. Les motifs de l’employeur apparaissaient alors dans la liste

472 Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, Conseil de l’Europe, Manuel de droit européen en matière de non-discrimination, Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne, 2011, pp. 147-148. 473 M. MINÉ, Droit des discriminations dans l’emploi et le travail, Bruxelles, Larcier, 2016, p. 678 : « L’approche

est objective, centrée sur l’analyse d’une situation de traitement défavorable ; l’approche n’est plus subjective, axée sur le comportement fautif d’un individu ».

474 Dans l’arrêt CJCE, 10 juillet 2008, Feryn, C-54/07, l’employeur avait expliqué son comportement discriminant

pour les « allochtones » par les « réticences de la clientèle à leur donner accès, le temps des travaux, à leur domicile privé », qui s’avère totalement absent ensuite du raisonnement de la Cour. Dans l’arrêt CJUE, 14 mars 2017,

Bougnaoui et ADDH, C-188/15, on retrouve cette idée, les souhaits d’un client ne peuvent aucunement servir à

justifier une discrimination directe (en constituant un exigence professionnelle essentielle et déterminante), comme nous l’étudierons plus tard.

475 CJUE, 16 juillet 2015, CHEZ Razpredelenie Bulgaria, C-83/14, étudié aux §§ 74 et s.

476 À part la directive 76/207, article 2 §1, qui envisageait elliptiquement que la discrimination fondée sur le sexe

puisse se produire « indirectement par référence, notamment, à l'état matrimonial ou familial ».

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des indices pertinents devant permettre au juge national de révéler la discrimination indirecte. Était requis que la mesure ne soit « en réalité qu'un moyen indirect pour réduire le niveau de rémunération des travailleurs à temps partiel en raison de la circonstance que ce groupe de travailleurs se compose, de manière exclusive ou prépondérante, de personnes de sexe féminin »478. Solution d’autant plus surprenante de la Cour de justice que, dans la législation du

Royaume-Uni pertinente au principal, la « discrimination indirecte » était définie comme « toute pratique qui, bien qu'elle ne découle pas d'une volonté de discrimination, a cependant un effet discriminatoire »479. La condition d’une intention malveillante risquait fort d’introduire

une disparité importante entre discrimination directe et indirecte, l’auteur de toute différence de traitement apportant en général des justifications pour prouver sa bonne foi480.

114. La question ressurgit dans l’arrêt Bilka en 1986481 et la Cour abandonna cette fois

toute ambiguïté quant à l’élément intentionnel. Le fait qu’un « pourcentage considérablement plus faible de femmes que d'hommes travaillent à temps plein » suffit a priori à prouver que la « mesure ne peut s'expliquer par des facteurs excluant une discrimination fondée sur le sexe », à moins que l’employeur ne soit « en mesure d'établir que sa pratique salariale peut s'expliquer par des facteurs objectivement justifiés et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe »482. La présomption de discrimination indirecte est établie à partir de l’analyse de l’effet

disproportionné et la preuve contraire doit être apportée par l’auteur de la différence de traitement. En ce sens, les directives 2004/113 et 2006/54 n’ont fait que consacrer la jurisprudence483. « Les discriminations condamnées ne comportent pas nécessairement un

préjugé ou une intention de nuire »484, même si elles peuvent être, en pratique,

intentionnellement provoquées485, il ne s’agit pas d’une condition. « Même des mesures neutres,

innocentes ou prises de bonne foi, ainsi que des actions décidées sans la moindre intention

478 Ibid., pt 15. Nous soulignons. 479 Ibid.

480 Dans l’arrêt Jenkins précité, il avait été « soutenu devant la juridiction nationale que la différence entre les taux

de rémunération dépendait du nombre d'heures de travail ; que le fait que Mme Jenkins était payée moins que M. Bannan était purement accidentel et n'était aucunement fonction du sexe et qu'en effet il y aurait eu la même différence de rémunération, mais en faveur de Mme Jenkins, si celle-ci avait travaillé à plein temps et M. Bannan à temps réduit ».

481 CJCE, 13 mai 1986, Bilka, 170/84. 482 Ibid., pts 29 et 30.

483 L’arrêt Bilka a été confirmé par les arrêts CJCE, 13 juillet 1989, Rinner-Kühn, 171/88, pts 11 et 12 et CJCE, 4

juin 1992, Bötel, C-360/90, pt 18.

484 R. T. FORD, « Lutter contre les discriminations raciales, les vertus de la mesure statistique », in F. GUIOMARD,

S. ROBIN-OLIVIER (dir.), Diversité et discriminations raciales. Une perspective transatlantique, Paris, Dalloz, 2009, p. 73.

485 B. FITZPATRICK, « The "mainstreaming" of sexual orientation into European equality law », in H. MEENAN

(dir.), Equality law in an Enlarged European Union. Understanding the Article 13 Directive, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 326.

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discriminatoire, tomberont sous le coup de l’interdiction si elles affectent plus que d’autres des personnes présentant une caractéristique particulière »486.

115. Cette position, partagée d’ailleurs par la Cour européenne des droits de l’Homme487,

s’inscrit dans la volonté d’adopter une conception objective de la discrimination, comme fait de société qui peut être structurel et inconscient. « La réalité est que des acteurs bien intentionnés se livrent souvent à des pratiques discriminatoires par ignorance, négligence ou inertie »488. « L'interdiction de la discrimination indirecte a pour effet d'exclure la prise en

considération de l'élément intentionnel de la discrimination et par conséquence d'objectiver le travail de comparaison des situations »489. La mesure du « désavantage particulier » constitue

alors le centre névralgique de l’analyse de la discrimination indirecte.

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