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Le cas particulier du comparateur hypothétique

TRAITEMENT STRICTO SENSU

Section 1. L’interdiction de la discrimination directe

B) L’objectif : la révélation d’une comparabilité des situations

2- Le cas particulier du comparateur hypothétique

100. Le comparateur peut être hypothétique, parce qu’on ne parvient pas à le situer dans

le temps et l’espace429 ou bien simplement parce qu’il est absent du raisonnement. La Cour a en

effet eu l’occasion de le montrer, dans des cas de discriminations liées au sexe. « Le fait qu’il n’existe pas […] d’homme exerçant le même travail que celui accompli par [la requérante] ne fait pas obstacle à l’application » du principe d’égalité de traitement430, puisqu’il suffit

d’imaginer qu’un homme « aurait été » traité différemment, placé dans une situation comparable. Dans une logique proche, « une discrimination directe peut aussi être identifiée à partir du constat que le critère prohibé a joué un rôle dans la décision prise à l’encontre du salarié »431. Dans certaines situations personnelles et ponctuelles, comme le refus d’embauche

dans l’affaire Dekker432, ou le licenciement dans l’arrêt Webb433, une personne peut estimer avoir

été victime d’une discrimination en raison d’un motif interdit et ne pouvoir identifier clairement une personne mieux traitée, en raison justement du caractère ponctuel de la situation. Dans ce cas, la Cour, pour des raisons pragmatiques, établit donc que le comparateur « n’est pas un élément indispensable »434.

101. Il semblerait toutefois que ce renoncement soudain à l’opération de comparaison

soit lié à la spécificité de la discrimination en jeu, comme le remarque Morgan Sweeney435.

Dans les deux arrêts que nous venons de citer, il s’agissait de femmes enceintes. La spécificité

428 M. SWEENEY, L’exigence d’égalité à l’épreuve du dialogue des juges, op. cit., p. 80.

429 Marie-Thérèse LANQUETIN soulignait aussi cette évolution prévue par la directive 2002/73 en matière d’égalité

entre les sexes. « Le texte élargit dans le temps la comparabilité. Non seulement la comparaison porte sur des situations actuelles mais aussi sur des situations passées. […] Mais le texte va plus loin dans l'élargissement de la comparabilité. Par l'utilisation du conditionnel - « ne le serait » - il permet de comparer le traitement d'une personne avec une autre personne hypothétique ». In « L'égalité entre les femmes et les hommes : sur la directive 2002/73 CE du 23 septembre 2002 » Droit social, 2003, p. 312.

430 CJCE, 10 mars 2005, Nikoloudi, C-196/02, pt 27.

431 S. ROBIN-OLIVIER, Manuel de droit européen du travail, op. cit., p. 234.

432 C’était précisément le cas dans l’arrêt Dekker, qui portait sur l’embauche d’une femme enceinte. La Cour avait

rappelé que « l’absence de candidats masculins » n’importait pas pour qualifier la discrimination. CJCE, 8 novembre 19990, C-177/88, pt 17.

433 CJCE, 14 juillet 1994, Carole Webb, C-32/93. Cet arrêt confirme CJCE, 8 novembre 1990, Hertz, C-179/88, pt

13 et CJCE, 5 mai 1994, Habermann- Beltermann, C-421/92, pt 15.

434 M. SWEENEY, L’exigence d’égalité à l’épreuve du dialogue des juges : essai en droit social, op. cit., p. 71. 435 Ibid.

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de l’état de grossesse paraît expliquer que la comparaison devienne superflue. Il ne faut pas y voir une instabilité dans le raisonnement du juge en matière discriminatoire. Confrontée à « la question de savoir si la situation d'une femme se trouvant dans l'incapacité d'accomplir la tâche pour laquelle elle a été recrutée, en raison d'une grossesse qui se serait révélée très peu de temps après la conclusion du contrat de travail, peut être comparée à celle d'un homme se trouvant dans la même incapacité, pour raisons médicales ou autres »436, la Cour préfère éviter un débat

polémique. Elle affirme que la grossesse n’est assimilable à aucun « état pathologique » ni a

fortiori à « une indisponibilité d’origine non médicale ». Un licenciement fondé sur une

indisponibilité autre que celle entraînée par la grossesse ne serait d’ailleurs pas discriminatoire en raison du sexe437. La Cour n’a donc certainement pas détaché la discrimination de la logique

comparative dans l’absolu, mais seulement dans le cas de la femme enceinte discriminée pour cette raison. Elle a notamment refusé de manière systématique d’étendre un tel raisonnement à la qualité de parent en général. « La situation d’un travailleur masculin ayant la qualité de parent et celle d’un travailleur féminin ayant également cette qualité sont comparables en ce qui concerne l’éducation des enfants »438. L’on peut donc affirmer qu’hormis ces cas exceptionnels,

la comparaison reste l’instrument indispensable de révélation des discriminations en général.

102. Car la notion de discrimination directe n’épuise pas la complexité du phénomène

discriminatoire tel qu’il est aujourd’hui combattu en droit de l’Union. Dans plusieurs systèmes, la reconnaissance des discriminations indirectes a fait partie d’un processus de complexification du principe d’égalité439 pour s’adapter aux réalités sociales440 : la discrimination est souvent

cachée et se manifeste dans l’application de normes d’apparence neutres. « Le débat le plus difficile [...] reste de savoir si les inégalités de fait, reconnues inévitables, ne dev[r]aient pas être combattues par le droit »441, estimait Georges Vedel.

436 CJCE, 14 juillet 1994, Carole Webb, op. cit., pt 24.

437 Ibid., pt 25. C’était le cas dans l’arrêt CJCE, 8 novembre 1990, Hertz, C-179/88, où le licenciement se produisait

du fait d’absences liées à des maladies, elles-mêmes liées à la grossesse, mais que la Cour a estimé comparables à n’importe quelle autre maladie dont pourrait souffrir un homme.

438 CJCE, 25 octobre 1988, Commission/France, C-312/86, pt 14 ; CJCE, 29 novembre 2001, Griesmar, op. cit.,

pt 56 ; CJCE, 26 mars 2009, Commission/Grèce, C-559/07, pt 69.

439 Dans la Convention CEDAW par exemple, même si cette catégorie n’est pas visée explicitement dans le texte,

le Comité chargé de veiller à son exécution précise bien que les deux types de discriminations sont combattus par la Convention et reprend des définitions très proches de celles que l’on trouve dans les directives de l’UE (dans sa Recommandation générale n° 25 (2004), §7).

Voir C. NIVARD, « La Convention : un outil pour l’égalité », in D. ROMAN (dir.), La Convention pour l’élimination

des discriminations à l’égard des femmes, Paris, Pedone, 2014, pp. 116-118.

440 Pour une étude de la jurisprudence française sur les discriminations indirectes, voir E. FONDIMARE, « La

difficile appréhension juridictionnelle des discriminations indirectes fondées sur le sexe », La Revue des droits de

l’homme [En ligne], 9 | 2016, mis en ligne le 04 mars 2016, consulté le 25 mai 2018.

441 G. VEDEL, « L'égalité », in La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Ses origines, sa pérennité, Paris, La Documentation Française, 1990, p. 175.

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