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D’ACTION POSITIVE DÉROGATOIRES

Section 1. La coexistence de mesures dérogatoires et non-dérogatoires

A) Les formes de discrimination positive acceptées

2- La discrimination positive indirecte

282. Une question plus délicate s’est posée à la Cour en termes d’interprétation. La

discrimination positive autorisée au titre de l’article 2 §4 peut-elle avoir l’apparence d’une discrimination indirecte, c’est-à-dire d’une différence de traitement qui, tout en étant fondée sur un critère apparemment neutre, a pour effet de produire un désavantage particulier pour une catégorie d’individus protégée, mais justifiée à titre dérogatoire ? Une autre manière de formuler cette interrogation serait la suivante : la discrimination positive peut-elle prendre la forme d’une mesure apparemment neutre au regard des critères protégés mais qui a pour effet d’avantager en particulier l’une de ces catégories d’individus ? C’est cette idée que paraît viser par exemple Marc Bossuyt quand il préconise que l’action positive réponde « aux besoins particuliers de la catégorie que l'on entend favoriser », en évitant les « mesures prises au bénéfice de cette seule catégorie, définie en fonction d'une caractéristique qui la distingue des autres membres de la population, mais qui n'a aucun rapport avec le droit en cause »918.

914 CJCE, 11 novembre 1997, Marschall, C-409/95 ; CJCE, 28 mars 2000, Badeck, C-158/97 ; CJCE, 19 mars

2002, Lommers, C-476/99.

915 CJCE, 29 novembre 2001, Griesmar, op. cit., pt 58.

916 CJCE, 17 octobre 1995, Kalanke, C-450/93 ; CJCE, 30 septembre 2004, Briheche, C-319/03, pts 20 et 28. 917 CJCE, 6 juillet 2000, Abrahamsson et Anderson, C-407/98.

918 Rapport final présenté par M. Marc BOSSUYT, Rapporteur spécial, « La notion d’action positive et son

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283. Daniel Sabbagh rappelle qu’aux États-Unis, dans certains États où les programmes

d’affirmative action ont été partiellement démantelés dans les années 1990, des mesures de substitution pouvant être qualifiées de « discrimination positive indirecte » ont été mises en place919. Ces mesures consistent à octroyer une préférence à l’admission dans les établissements

d’enseignement supérieur pour les meilleurs élèves de certains lycées, selon leur emplacement géographique. Étant donné l’importance de la ségrégation résidentielle dans ces États, les lycées visés sont en fait ceux où les élèves sont presque tous Noirs ou Hispaniques. « Cette nouvelle forme de discrimination positive est indirecte, puisque le dispositif, qui, ex post, se trouve avoir un effet positif sur les Noirs et les Hispaniques globalement considérés, réserve pourtant un traitement identique aux membres des différents groupes définis sur une base ethno-raciale »920.

On retrouve ce type de mécanismes dans la pratique de certains États membres de l’Union921,

de la France en premier lieu922. Le domaine de l’éducation faisant partie du champ d’application

de la directive 2000/43, un tel système instaurant une différence de traitement apparemment neutre mais susceptible de produire des effets désavantageux pour des catégories d’individus protégés pourrait-il être accepté comme discrimination positive indirecte ? La jurisprudence ne nous permet pas d’apporter une réponse.

284. Il y a toutefois d’autres éléments à considérer. Sur le marché du travail, plusieurs

moyens agissent favorablement sur la situation des femmes sans pour autant recourir au critère du sexe. Il ne faut pas voir dans la « protection de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, allaitantes ou accouchées »923 une sorte de discrimination positive indirecte, faite

pour avantager les femmes. Nous avons démontré que cette protection ne constitue pas une dérogation, malgré quelques errements de la Cour sur ce point924, mais une obligation pour que

919 D. SABBAGH, « Une discrimination positive indirecte ? Les métamorphoses des politiques de promotion de la

"diversité" dans l'accès aux établissements d'enseignement supérieur publics à caractère sélectif en Californie (1995-2008) », Sociétés contemporaines, vol. 79, n° 3, 2010, pp. 41-67.

920 Ibid., p. 42.

921 Marc de VOS explique aussi que « l’action positive a comme dénominateur commun l’ambition de modifier la

représentation du groupe dans un environnement donné, mais elle peut être conduite de nombreuses façons ». Parmi toutes ces façons, il évoque la discrimination positive indirecte, c'est-à-dire « les politiques ciblées d’apparence neutre qui cherchent à accroître la proportion de membres du groupe sous-représenté en appliquant des critères non ouvertement discriminatoires, par exemple en se focalisant sur une région géographique ou sur les demandeurs d’emploi », in Au-delà de l’égalité formelle, Les actions positives au titre des directives 2000/43/CE

et 2000/78/CE, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2008, p. 12. 922 Voir G. CALVÈS, La discrimination positive, op. cit., p. 105 : « Les politiques françaises d’aménagement du

territoire assument ouvertement, au nom d’un principe d’équité, leur adhésion à une démarche de discrimination positive ». Nous en parlerons après, voir §§ 433 et s.

923 Directive 92/85/CEE du Conseil, du 19 octobre 1992, concernant la mise en œuvre de mesures visant à

promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, préambule, JOCEE n° L 348, 28 novembre 1992, pp. 1-7.

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les femmes, placées dans ces situations particulières, ne subissent pas une discrimination matérielle. Il n’y a discrimination positive que lorsque sont en jeu « des droits [pouvant] être accordés aussi bien aux hommes qu'aux femmes »925 (ou à tout individu, en dehors de ce champ

d’application), et qu’ils sont finalement accordés à une seule catégorie. Or, la grossesse et la maternité se passe de comparateur, on ne refuse pas des droits aux hommes pour les donner aux femmes.

285. Dans les affaires Kalanke, Marschall et Badeck926, les mesures nationales

examinées par la Cour étaient toutes conditionnées dans leur application puisque la priorité ne pouvait être accordée aux femmes, ou au sexe sous-représenté, qu’en situation d’égales qualifications avec les concurrents de l’autre sexe. En d’autres termes, s’il était question de choisir entre un homme ou une femme également qualifiés pour une place en formation, un recrutement ou une promotion, la mesure de discrimination positive imposait de choisir la femme. Dans l’arrêt Abrahamsson et Anderson927 en revanche, on ne retrouvait pas une telle

condition dans le dispositif national. Ce dernier « permet[tait] de donner priorité à un candidat appartenant au sexe sous-représenté qui, bien que suffisamment qualifié, n'a pas une qualification égale à celle d'autres candidats du sexe opposé »928. Cet arrêt fut l’occasion pour

la Cour de s’interroger sur ce que peut, ou ne peut pas, envisager l’appréciation des candidatures dans une procédure de sélection, en dehors du seul cas qui était présenté.

286. Elle reprend des éléments de l’arrêt Badeck929, à savoir « qu'il est légitime de tenir

compte, aux fins d'une telle appréciation, de certains critères positifs et négatifs qui, bien que formulés en des termes neutres quant au sexe, et dont peuvent donc également bénéficier des hommes, favorisent en général des femmes. C'est ainsi que peut être décidé que l'ancienneté, l'âge et la date de la dernière promotion ne sont pris en compte que dans la mesure où ils présentent une importance pour l'aptitude, les qualifications et les capacités professionnelles des candidats ou candidates. De même, il peut être prévu que la situation familiale ou le revenu

925 Voir A. HAQUET, « L'action positive, instrument de l'égalité des chances entre hommes et femmes », op. cit. 926 CJCE, 17 octobre 1995, Kalanke, C-450/93 ; CJCE, 11 novembre 1997, Marschall, C-409/95 ; CJCE, 28 mars

2000, Badeck, C-158/97.

927 CJCE, 6 juillet 2000, Abrahamsson et Anderson, C-407/98.

928 Ibid., pt 45. Conclusions de l’avocat général M. Antonio SAGGIO, présentées le 16 novembre 1999, pt 27 : le

système en cause « permet à l'administration - mais ne l'impose nullement - de donner la priorité au candidat du sexe sous-représenté même lorsque ses qualifications et ses mérites s'avèrent inférieurs à ceux du candidat en tête du classement ; en outre, selon les sources réglementaires mentionnées par la commission de recours, il ne prévoit pas la possibilité, pour l'administration, de tenir compte en toute hypothèse, lors de la sélection, en ce qui concerne les candidats qui ne bénéficient pas de l'action positive, de circonstances et de situations particulières d'ordre personnel ».

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du ou de la partenaire sont sans incidence et que les emplois partiels, les congés et les retards pour l'obtention de diplômes liés à la nécessité de s'occuper d'enfants ou de parents qui requièrent des soins n'ont aucun effet négatif »930. Ce que la Cour souligne à demi-mots, c’est

que, dans le processus de sélection d’un candidat à l’embauche ou à une promotion, il existe peu de critères qui soient réellement neutres par rapport au sexe. Les atouts valorisés dans le marché du travail sont généralement plus accessibles aux hommes931.

287. Pour des raisons historiques et culturelles de répartition des tâches familiales et

professionnelles entre les sexes, les femmes sont amenées à interrompre plus souvent leur carrière au moment de l’arrivée des enfants dans le couple932. Par conséquent, il leur est plus

difficile d’accumuler de l’ancienneté ou de s’élever dans la hiérarchie de l’entreprise. Prendre en compte l’âge, l’ancienneté ou la date de la dernière promotion peut avoir pour effet indirect d’avantager les hommes. À l’inverse, ne pas les prendre en compte peut avoir pour effet indirect d’avantager les femmes. Certains auteurs ont estimé en ce sens que le juge avait remis en cause « les outils marqués sexuellement par les normes masculines, soit l'homme travaillant à temps plein, avec un contrat à durée indéterminée et sans interruption de carrière »933. Pour la Cour, si

l’effet est de conférer sciemment un avantage à l’un des deux sexes, en utilisant une mesure formulée de manière neutre quant au sexe, c’est bien que la discrimination positive indirecte est une mesure admise au titre de l’article 141 §4 du TCE934.

288. L’arrêt Schnorbus, plus clair encore, portait sur une règlementation qui accordait

une priorité dans l’admission à une formation935 aux personnes ayant effectué le service militaire

ou civil et qui est qualifiée dans un premier temps de discrimination indirecte fondée sur le sexe936. Comme nous l’avons vu, en vertu de la législation nationale, seuls les hommes avaient

l’obligation d’effectuer un tel service, la mesure cherchait en fait à « compense[r] des inconvénients auxquels les femmes ne sont pas exposées »937. L’autorité nationale présentait

donc cette mesure comme une discrimination positive indirecte, ce que la Cour valida au regard

930 CJCE, 6 juillet 2000, Abrahamsson et Anderson, op. cit., pt 47.

931 La Cour parle de « certains préjugés et idées stéréotypées sur le rôle et les capacités de la femme dans la vie

active » in CJCE, 28 mars 2000, Badeck, op. cit., pt 21.

932 Voir les Conclusions de l’avocat général M. JACOBS présentées le 15 mai 1997, aff. C-409/95, §7. 933 K. BERTHOU, « Sur les discriminations positives », Droit social, 2000, p. 907.

934 CJCE, 6 juillet 2000, Abrahamsson et Anderson, op. cit., pt 48.

935 CJCE, 7 décembre 2000, Schnorbus, C-79/99. En l’espèce, il s’agissait d’un stage juridique préparatoire. 936 Ibid., pt 39.

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de l’article 2 §4, « dans la mesure où elle vise à réduire l'inégalité dont pâtissent les hommes »938.

289. Toutefois, comme d’autres commentateurs l’ont remarqué939, il est curieux que la

Cour n’ait pas procédé à l’examen des justifications de l’auteur de la différence de traitement indirecte au regard de la possibilité générale de justifier la discrimination indirecte présumée. Dans cet arrêt, la Cour n’examina pas les justifications dans le cadre de la discrimination indirecte940, mais seulement par rapport à l’article 2 §4 de la directive 76/207941. On ne sait donc

pas bien si l’action positive pourrait constituer un « objectif légitime » pour justifier une discrimination indirecte présumée, en se fondant sur la définition même de la discrimination indirecte, ou s’il est nécessaire d’invoquer la dérogation spécialement prévue. « La possibilité de justification inhérente au contrôle de la discrimination indirecte a été "oubliée" pour ne s’intéresser qu’à la question de l’action positive »942. Quoi qu’il en soit, cet arrêt confirme bien

la construction symétrique de la discrimination et de la discrimination positive.

290. Lorsque la Cour précise que l’article 2 §4 de la directive 76/207 « a pour but précis

et limité »943 d’autoriser ce que nous avons appelé la discrimination positive, elle veut surtout

signifier que toute discrimination positive n’est pas valide et que certaines conditions strictes doivent etre respectées944. Si l’arrêt Kalanke sembla suggérer que seule la discrimination

positive était autorisée, cette interprétation doit être vite été écartée, notamment du fait de la communication de la Commission du 27 mars 1996, réagissant à cet arrêt945. Rien n’empêche

que des mesures visant à « promouvoir l’égalité des chances » prennent d’autres formes que des traitements préférentiels, puisqu’alors la règle générale n’est pas contredite. La notion d’action positive devrait par conséquent être définie plus largement que celle de discrimination positive.

938 Ibid. pt 42.

939 E. DUBOUT, L’article 13 TCE. La clause communautaire de lutte contre les discriminations, op. cit., pp. 503-

504.

940 CJCE, 7 décembre 2000, Schnorbus, op. cit., pts 35-39. 941 Ibid., pts 40 et suivants.

942 E. DUBOUT, L’article 13 TCE. La clause communautaire de lutte contre les discriminations, op. cit., p. 504. 943 Nous soulignons.

944 Ces conditions font l’objet du dernier titre de notre thèse, voir les §§ 942-960.

945 Communication du 27 mars 1996 de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur l’interprétation

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