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D’ACTION POSITIVE DÉROGATOIRES

Section 1. La coexistence de mesures dérogatoires et non-dérogatoires

B) Les mesures d’action positive non-dérogatoires

2- Les conclusions d’avocats générau

298. Dès l’affaire Kalanke, l’avocat général Giuseppe Tesauro s’était immédiatement

lancé dans le débat complexe du rapport entre action positive et égalité de traitement965. Il arriva

à la conclusion que l’on pouvait distinguer trois modèles966. Le premier consisterait à intervenir

en amont du désavantage observé pour les femmes sur le marché de l’emploi, en agissant sur « les causes des moindres chances », c’est-à-dire sur « l’orientation et la formation professionnelles ». Le second serait constitué par les actions qui visent à rééquilibrer le partage des responsabilités familiales et professionnelles entre les deux sexes, et qui, selon sa description, correspondraient bien à de la discrimination positive967. Le dernier modèle envisagé

consisterait à compenser les inégalités de fait et légitimerait les « traitements préférentiels en faveur des catégories désavantagées, en particulier par des systèmes de quotas ». Ce dernier

960 CJCE, 13 décembre 1989, Grimaldi, C-322/88, pt 19.

961 Recommandation N° R (85) 2 du Comité des Ministres aux États membres relative à la protection juridique

contre la discrimination fondée sur le sexe, 5 février 1985.

962 Le Comité mêle le vocabulaire issu du droit international onusien et celui du droit de l’Union.

963 Communication du 27 mars 1996 de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur l’interprétation

de l’arrêt de la Cour de justice du 17 octobre 1995, affaire C-450/93, Kalanke, COM (96) 88.

964 Ibid. p. 3.

965 Conclusions de l'avocat général M. Giuseppe TESAURO présentées le 6 avril 1995, aff. C-450/93. À noter que

dans le cadre de la première affaire CJCE, 30 juin 1988, Commission/France, 318/86, les conclusions de l’avocat général Sir Gordon SLYNN, présentées le 24 mai 1988, n’avaient pas abordé les questions posées sous l’angle de l’article 2 §4 de la directive 76/207 mais uniquement sous celui de l’article 2 §2.

966 Eva BREMS note dans son commentaire de l’arrêt Kalanke : « The vagueness of the Court's motivations

contrasts with the extensive and explicit character of Advocate General Tesauro's opinion », Columbia Journal of

European Law, vol. 2, 1995-1996, p. 176.

967 Conclusions de l'avocat général M. Giuseppe TESAURO, op. cit. Il cite « l’aménagement de l’horaire de travail,

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modèle reviendrait selon lui à imposer une égalité de résultats sur le marché du travail et ne serait pas compatible avec la règle de l’égalité de traitement.

299. Cette catégorisation ne repose sur aucune différence de nature entre les mesures968.

Il s’agit plutôt de « niveaux » d’action différents : les deux premiers modèles agissent en amont pour le premier et en complément pour le deuxième du marché du travail. Seul le dernier agit directement sur ce marché en changeant la distribution des ressources rares entre les sexes. Mais dans les trois modèles, des mesures de discrimination positive seraient imaginables, et pour les deux premiers, des mesures ne consistant pas en l’octroi de traitements préférentiels également. La portée dérogatoire de l’action positive n’est que partielle, seules certaines mesures seront conflictuelles par rapport à la règle générale de l’égalité de traitement. Sur ce point, l’avocat général ne nous apprend rien puisque l’aménagement de l’horaire de travail qui est autorisé selon lui, autant qu’une politique de quota au recrutement, interdite selon lui, peuvent générer une discrimination pour celui qui est exclu du bénéfice de la mesure, s’il est placé dans une situation comparable. Par rapport aux éléments fournis par la recommandation 84/635, la typologie proposée par l’avocat général n’apporta aucune clarification.

300. Par la suite, une ébauche de cadre ayant été posé par l’arrêt Kalanke, les avocats

généraux s’y sont tenus pour apprécier la validité de mesures nationales par rapport à l’article 2 §4969. L’avocat général Antonio Saggio a fourni des éléments plus précis. « Sont considérés

comme des actions positives tous les actes, qu'ils soient prévus au niveau législatif ou administratif, qui instituent des instruments en faveur d'un groupe spécifique désavantagé (pour des raisons naturelles ou historiques) afin de lui assurer une égalité de chances au niveau social »970. Le terme « instruments en faveur de » englobent vraisemblablement des voies

d’action positive souples, sans rupture par rapport à l’égalité. Il a précisé ensuite que, « dans la matière qui nous occupe », « ces mesures, qui ont précisément un caractère positif, revêtent de par leur contenu même, qui vise à privilégier une catégorie particulière de personnes, un caractère discriminatoire et sont donc manifestement contraires au principe général d'égalité […]. La légalité des actions positives se mesure donc, en principe, à l'aune de la possibilité de

968 Voir aussi les critiques de K. WHEAT, « Positive Action and Positive Discrimination », Journal of Civil Liberties, vol. 4, n° 1, 1999, pp. 82-83.

969 L’avocat général JACOBS reste bien limité à ce cadre d’analyse dans ses conclusions pour l’affaire Marschall : « la Cour n'est pas - et n'aurait pas lieu d'être - invitée à statuer sur l'opportunité, à titre général, de l'«

affirmative action » ou action positive : la question posée par la juridiction nationale porte sur la conformité de la réglementation nationale litigieuse à deux dispositions précises de la directive sur l'égalité de traitement ». Conclusions présentées le 15 mai 1997, aff. C-409/95, pt 11.

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la concilier avec ce principe général »971. Même si l’avocat général semble assimiler de manière

excessive action positive et discrimination positive dans la seconde partie de son raisonnement, il énonce l’idée qu’il existe des degrés de compatibilité avec le principe général, ce qui est incontestable. La discrimination positive n’est ni incompatible, ni compatible par essence.

301. Pour l’avocat général Poiares Maduro dans ses conclusions pour l’arrêt Briheche972,

il est « possible de distinguer trois catégories de mesures positives. Une première catégorie inclut des mesures qui ne sont pas directement discriminatoires par nature, mais visent simplement à améliorer la formation et les qualifications des femmes […]. L’idée sous-jacente d’une telle mesure est que l’égalité des chances requiert la fourniture de moyens pour permettre aux femmes d’exprimer leurs talents. Une deuxième catégorie comprend des mesures visant à permettre aux femmes de mieux concilier leur rôle en tant que parent et leur activité professionnelle (telles que la possibilité de bénéficier de places de garderie offertes par l’employeur). Les hommes peuvent également bénéficier de ce type de mesures, lesquelles peuvent être conçues de manière neutre, en faveur des parents. La troisième catégorie inclut des mesures qui, si elles visent également à réaliser une égalité entre les hommes et les femmes sur le marché du travail, sont discriminatoires par nature en ce qu’elles favorisent les femmes afin de réduire leur sous-représentation dans la vie professionnelle »973. Cette classification reprend

très nettement celle de l’avocat général Tesauro dans l’affaire Kalanke mais en précisant le rapport entretenu entre chaque cas et la discrimination. Dès lors, la proposition paraît plus satisfaisante et mêle une gradation des niveaux d’action autant que d’intensité d’action (de l’action positive non-dérogatoire à la discrimination positive).

302. Le manque de clarté sur le lien entre action positive et discrimination positive est

le lieu d’une cacophonie doctrinale, toutes les positions sont défendues974. En 2007, au

971 Ibid.

972 Conclusions de l’avocat général M. M. POIARES MADURO présentées le 29 juin 2004, aff. C-319/03. 973 Ibid., pt 30.

974 Voir par exemple K. WHEAT, « Positive Action and Positive Discrimination », Journal of Civil Liberties, vol.

4, n° 1, 1999, p. 79 « equality of opportunity and equality of result is also reflected in what is often described as the difference between positive action and positive discrimination ». Il définit la discrimination comme un traitement plus favorable sur le fondement du sexe ou de l’origine ethnique et l’action positive comme n’impliquant pas un traitement plus favorable, tout en admettant que l’arrêt Marschall valide une « discrimination positive » (p. 84) et en parlant de « positive action derogation ». Si l’action positive ne devait pas permettre les traitements préférentiels, à quoi dérogerait-elle ?

M. BENNETT, S. ROBERTS, H. DAVIS, « The Way Forward - Positive Discrimination or Positive Action »,

International Journal of Discrimination and the Law, vol. 6, n° 3, 2005, pp. 223-250 pour étude du droit anglais.

Les auteurs précisent que l’action positive désigne en général une variété de mesures destinées à compenser les désavantages subis par certaines minorités raciales et les femmes, tandis que la discrimination positive équivaut à une discrimination directe interdite par l’égalité formelle (pp. 225-226). « Literature in this area is not consistent in its use of the terms positive discrimination and positive action » (p. 226).

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Royaume-Uni, le Department for Communities and Local Government publiait une série de propositions pour réformer la législation sur l’égalité975. Il faisait une distinction entre l’action

positive et la discrimination positive, deux notions considérées comme indépendantes976. Nous

voulons réconcilier les notions en intégrant la discrimination positive comme action positive admise à titre dérogatoire, ce qui ne signifie pas que toute discrimination positive sera admise par le juge, comme nous le verrons.

303. Depuis l’article 2 §4 de la directive 76/207, visé par la majeure partie de la

jurisprudence sur l’action positive, les textes ont évolué et l’action positive s’est multipliée. Il importe donc de rechercher l’unité de cette notion dans ces nouveaux textes, afin de déterminer si l’on peut transposer notre analyse aux textes plus récents, aujourd’hui en vigueur.

§2) L’effet des évolutions textuelles sur l’unité de la notion

304. En 1999, la référence textuelle dans le domaine de l’égalité des sexes devient le

quatrième paragraphe de l’article 141 TCE, puis en 2009, l’article 157 §4 du TFUE, sans modification. La directive 2006/54 a opéré quant à elle une refonte et abrogé notamment la directive 76/207977. Son article 3978, de même que l’article 5 de la directive 2010/41, renvoient

à l’article 141 §4 TCE ainsi rédigé : « pour assurer concrètement une pleine égalité entre hommes et femmes dans la vie professionnelle, le principe de l'égalité de traitement n'empêche pas un État membre de maintenir ou d'adopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l'exercice d'une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans la carrière professionnelle ». Notons toutefois

M. SWEENEY, « Les actions positives à l'épreuve des règles de non-discrimination », RDT, n° 2, 2012, pp. 87-93 : il ne fait aucune différence de nature entre les deux expressions qui seraient interchangeables. Jean-Louis

CLERGERIE, in « Discriminations positives et égalité de traitement », Dalloz, n° 5, 2005, p. 347-349 et Katell

BERTHOU, in « Sur les discriminations positives », Droit social, n° 9, 2000, pp. 901-909, ne le font pas non plus.

975 Department of communities and local government, Discrimination law review. A framework for fairness: Proposals for a single equality bill for Great Britain, Londres, juin 2007, 190 p. En ligne.

976 Ibid., p. 61 : « Positive action means offering targeted assistance to people, so that they can take full and equal

advantage of particular opportunities. Positive discrimination means explicitly treating people more favourably on the grounds of race, sex, religion or belief, etc. by, for example, appointing someone to a job just because they are male or just because they are female, irrespective of merit ».

977 Elle a aussi abrogé la directive 86/378/CEE du Conseil du 24 juillet 1986 relative à la mise en œuvre du principe

de l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans les régimes professionnels de sécurité sociale, JOCEE n° L 225, 12 août 1986, pp. 40-42 ; la directive 75/117/CEE du Conseil du 10 février 1975 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins et la directive 97/80/CE du Conseil du 15 décembre 1997 relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe.

978 Cet article 3 de la directive 2006/54/CE est intitulé de manière inattendue « mesures positives » dans la version

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l’exception non négligeable de la directive 2004/113 qui ne renvoie pas au Traité étant donné son champ d’application différent de l’article 157, mais autorise aussi l’action positive979.

305. En dehors de l’égalité des sexes, les directives 2000/43 et 2000/78 contiennent une

disposition sur l’action positive. Si la situation n’était guère simple lorsque le juge devait interpréter le seul article 2 §4 de la directive 76/207, elle se complexifia donc encore à partir de 2000. Il nous faut nous interroger sur l’impact d’une double évolution textuelle, chronologique : d’abord, le passage de l’article 2 §4 de la directive 76/207 à l’article 141 §4 TCE ou 157 §4 TFUE980 (« la première évolution textuelle ») (A). Ensuite, nous nous intéresserons au passage

de l’article 141 §4 TCE vers les deux directives de 2000 et la directive 2004/113 (« la seconde évolution textuelle ») (B). L’articulation entre ces textes est délicate et n’a été que partiellement résolue par le juge de l’Union, épisodiquement saisi par les renvois préjudiciels des juges nationaux. Nous devrons parfois nous contenter d’hypothèses que nous tenterons d’étayer au mieux981.

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