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La méthode : l’appréciation concrète des situations

TRAITEMENT STRICTO SENSU

Section 1. L’interdiction de la discrimination directe

A) La méthode : l’appréciation concrète des situations

80. Idéalement, il faudrait parvenir à une objectivité totale dans l’appréciation de la

situation de l’individu moins bien traité (1). Ensuite, dans le cas le plus courant qui se présente aux juges, le comparateur est identifiable aux fins de l’opération de comparaison (2).

1- La recherche de l’objectivité

81. Les exigences posées découlent du principe général d’égalité de traitement, quels que

soient le motif et le texte par rapport auxquels la situation est contrôlée364. Le juge a donné

plusieurs indications. D’abord, la comparabilité des situations doit être appréciée « au regard de l’ensemble des éléments qui les caractérisent »365. Ensuite, l’examen « doit être effectué non

pas de manière globale et abstraite, mais de manière spécifique et concrète, au regard de l’objet et du but de la réglementation nationale qui institue la distinction en cause »366. « Doivent, en

outre, être pris en considération les principes et objectifs du domaine dont relève cet acte »367.

Un bon exemple des implications d’une telle approche se trouve dans l’arrêt Test-Achats, où le Conseil exprimait justement « ses doutes sur le point de savoir si les situations des assurés de sexe féminin et de sexe masculin, dans le cadre de certaines branches de 1’assurance privée, peuvent être considérées comme étant comparables, étant donné que, du point de vue de la technique des assureurs, qui classent les risques sur la base des statistiques en catégories, les niveaux de risque assuré sont susceptibles d’être différents chez les femmes et les hommes »368.

C’est en analysant le but poursuivi par la directive 2004/113, qui est notamment « l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes, […] en matière de primes et de prestations »369 dans

le secteur assurantiel, que la Cour a pu invalider la différence de traitement en cause.

82. Cette appréciation in concreto implique de prendre en compte la cohérence de la

règlementation en cause, mais également le contexte national dans lequel elle s’inscrit,

364 Voir CJCE, 9 octobre 1977, Ruckdeschel e.a., 117/76 et 16/77, pt 8 ou encore CJCE, 16 décembre 2008, Arcelor Atlantique et Lorraine e.a, op. cit., pts 23-26.

365 Arrêt CJUE, 9 mars 2017, Milkova, op. cit., pt 56 ; CJUE, 1er octobre 2015, O., C 432/14, pt 31 ; CJUE, 16

juillet 2015, CHEZ Razpredelenie Bulgaria, C-83/14, pt 89 ; CJCE, 16 décembre 2008, Arcelor Atlantique et

Lorraine e.a., C-127/07, pt 25.

366 CJUE, 26 juillet 2017, Europa Way et Persidera, C-560/15, pt 69 ; CJUE, 9 mars 2017, Milkova, C-406/15, pt

57 ; CJUE, 26 juin 2018, MB, --451/16, pt 42. Voir aussi CJUE, 10 mai 2011, Römer, op. cit., pt 42 ; CJUE, 12 décembre 2013, Hay, C-267/12, pt 33 ; CJUE, 15 mai 2014, Szatmári Malom, C-135/13, pt 67, CJUE, 1er octobre

2015, O., op. cit., pt 32.

367 CJUE, 26 juillet 2017, Europa Way et Persidera, C-560/15, pt 69, CJCE, 16 décembre 2008, Arcelor Atlantique et Lorraine e.a., C-127/07, pt 26.

368 CJUE, 1er mars 2011, Association belge des consommateurs Test-Achats et autres, C-236/09, pt 27. 369 Ibid., pt 30.

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particulièrement lorsqu’il ne s’agit pas d’une règlementation mais d’une pratique370. L’arrêt

Johnston de 1986 montre le niveau d’exigence du juge de l’Union en la matière. Une juridiction

irlandaise avait saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle en interprétation de la directive 76/207. L’affaire en cause au principal portait sur une décision du chef de la police d’exclure les effectifs féminins des tâches de police nécessitant le port d’armes à feu. Par conséquent, les femmes ne recevaient « pas de formation au maniement et au tir d'armes à feu »371. La question était celle de savoir si, face au maniement des armes à feu, les policiers et

policières étaient placées dans une situation comparable, ou si le sexe pouvait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante permettant de fonder une différence de traitement372.

83. Les justifications de l’autorité irlandaise étaient marquées par une vision

différentialiste des sexes qui paraît, aujourd’hui, fort peu compatible avec l’égalité de traitement. « Si les femmes étaient équipées d'armes à feu, elles risqueraient de devenir plus fréquemment des cibles d'attentats et leurs armes pourraient tomber dans les mains de leurs assaillants, […] le public percevrait mal le port d'armes par des femmes, lequel serait trop en contradiction avec l'idéal d'une police non armée » et « des femmes armées seraient moins efficaces que dans les activités de police du domaine social en contact avec les familles et les enfants pour lesquelles leurs services seraient particulièrement appréciés »373. Pourtant, la Cour

prit en compte ce contexte social particulier pour justifier l’absence de comparabilité des situations, parce que « les conditions d'exercice de certaines activités de police » ne seraient effectivement pas les mêmes pour les hommes et les femmes374. Elle imposa tout de même à

l’État « d'examiner périodiquement les activités en cause en vue d'apprécier si, compte tenu de l'évolution sociale, la dérogation au régime général de la directive peut encore être maintenue »375. Ainsi l’appréciation in concreto de la différence de traitement permet d’exclure

la qualification de discrimination directe, faute de comparabilité des situations, si discutable qu’elle soit.

370 CJUE, CHEZ Razpredelenie Bulgaria, op. cit. : la pratique en cause ne pouvait avoir comme but que de traiter

différemment les personnes en raison de leur appartenance à une ethnie particulière.

371 CJCE, 15 mai 1986, Johnston, C-222/84, pt 4.

372 Ibid., pt 32 : « la Commission estime qu'en raison de ses conditions d'exercice, mais non en raison de sa nature,

l'activité de policier armé pourrait être considérée comme une activité pour laquelle le sexe est une condition déterminante ».

373 Ibid., pt 35. 374 Ibid., pt 37. 375 Ibid.

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84. Dans le cadre complexe des discriminations alléguées sur le fondement de

l’orientation sexuelle dans des États refusant le droit au mariage aux personnes de même sexe mais leur autorisant le partenariat, la Cour a fourni des précisions assez grandes. Dans les arrêts

Maruko et Römer que nous avons évoqués, la Cour a posé une double exigence pour mener la

comparaison. D’abord, il ne s’agit pas de faire une « comparaison globale du mariage et du partenariat de vie » dans le droit national, mais de déterminer les objectifs de la différence de traitement instaurée par la législation national et s’il existe une volonté d’assimilation des deux régimes376. Là encore, il faut tenir compte de la cohérence ainsi que du but de la règlementation

dans laquelle s’inscrit la différence de traitement. De la même manière, il vaut mieux se focaliser sur les « droits et obligations des époux mariés et des partenaires de vie […] qui sont pertinents compte tenu de l’objet et des conditions » de la différence de traitement en cause au principal377. Il est donc attendu de la juridiction nationale qu’elle entre dans un degré de détails

importants au stade de l’opération de comparaison, afin que celle-ci soit la plus objective possible378. Cette objectivité est renforcée par l’identification d’un comparateur concret.

2- La recherche d’un comparateur identifiable

85. L’octroi d’un « droit individuel à l’égalité de traitement »379 implique a priori la

comparaison entre deux individus. Dans le meilleur des cas, ils sont identifiables concrètement et précisément. Dans l’affaire O. par exemple, la Cour explique bien que la situation de l’étudiant « ayant conclu un contrat de travail à durée déterminée pour une période comprise dans leurs vacances scolaires ou universitaires » doit être comparée avec celle « des autres catégories de travailleurs éligibles à l’indemnité de fin de contrat »380. Le juge pourra ensuite

déterminer s’il existe bien un traitement « moins favorable »381.

376 CJUE, 1er avril 2008, Maruko, op. cit. : voir l’analyse du droit allemand effectuée par la juridiction dont émanait

la demande de décision préjudicielle, selon laquelle un rapprochement progressif du régime mis en place pour ce partenariat avec celui applicable au mariage existait en droit allemand. Elle mettait en exergue que ledit partenariat était assimilé au mariage pour ce qui concerne la pension de veuve ou de veuf.

377 CJUE, 10 mai 2011, Römer, op. cit., pt 43.

378 D. THARAUD, Contribution à une théorie générale des discriminations positives, op. cit., § 79 « Le caractère

primordial du critère choisi pour établir la comparaison sera alors son caractère objectif ».

379 Expression récurrente de la Cour, par exemple dans : CJCE, 17 octobre 1995, Kalanke, C-450/93, pts 21 et 22 ;

CJCE, 11 novembre 1997, Marschall, C-409/95, pt 32 ; CJCE, 11 janvier 2000, Kreil, C-285/98, pt 20 ; CJCE, 19 mars 2002, Lommers, C-476/99, pt 39 ; CJCE, 30 septembre 2004, Briheche, C-319/03, pt 24.

380 CJUE, 1er octobre 2015, O., C 432/14, pt 37. 381 Article 2 §2 b) de la directive 2000/78

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86. Néanmoins, « le choix du "bon" comparateur » ne se révèle pas toujours sans

difficulté382. Il a donc fallu imaginer des « techniques de comparaison des situations

particulièrement audacieuses »383 pour les cas plus complexes. Identifier le comparateur est

rendu plus aisé384 par le « fait que la comparabilité des situations peut être appréhendée de façon

diachronique »385. En d’autres termes, le comparateur n’est pas nécessairement simultané par

rapport au comparé (a). Il n’est pas nécessairement constant non plus (b).

a- Un comparateur asynchrone

87. Le comparateur n’est pas nécessairement actuel ou simultané. C’est le sens de

l’expression « ne l’a été » dans la définition donnée par les directives, qui ne fait que reprendre des éléments déjà dégagés par la Cour de justice. En 1980, cette dernière avait déjà précisé, en interprétation du principe d’égalité de rémunération entre les travailleurs, que « le critère décisif […] consiste à établir s'il existe une différence de traitement entre un travailleur masculin et un travailleur féminin accomplissant un "même travail" […]. On ne saurait restreindre, par l'introduction d'une exigence de simultanéité, la portée de cette notion, qui est de caractère purement qualitatif, en ce qu'elle s'attache exclusivement à la nature des prestations de travail en cause »386. Et d’en conclure que « le principe d'égalité s'applique dans le cas où il est établi

qu'un travailleur féminin, eu égard à la nature de ses prestations, a reçu une rémunération moindre que celle que percevait un travailleur masculin employé antérieurement à la période d'engagement de l'agent féminin et qui effectuait le même travail pour son employeur »387. Cela

étant précisé, le choix comparateur présent ou passé peut tout de même s’avérer d’une grande complexité dans certains cas.

88. Dans l’affaire D. du 18 mars 2014388, la Cour était interrogée sur la directive 2006/54

et sur le principe d’égalité de traitement entre les sexes, parce qu’une autorité britannique avait refusé d’accorder un congé de maternité à une mère commanditaire ayant eu un enfant grâce à

382 S. ROBIN-OLIVIER, Manuel de droit européen du travail, op. cit., p. 230.

383 R. HERNU, « le juge communautaire », in F. SUDRE, H. SURREL (dir.), Le droit à la non-discrimination au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 305.

384 Voir S. MIDDLEMISS, « Shall I compare thee? The legal dilemma: the choice of comparators in discrimination

cases », International Journal of Discrimination and the Law, Vol. 4, 2000, pp. 293-317.

385 Rapport d'information n° 252 (2007-2008) de Mme Christiane HUMMEL, fait au nom de la délégation aux

droits des femmes, déposé le 1er avril 2008, en ligne : https://www.senat.fr/rap/r07-252/r07-252_mono.html. Consulté le 18 décembre 2017. La délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a souhaité être saisie du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

386 CJCE, 27 mai 1980, Macarthys / Smith, C-129/79, pt 11. 387 Ibid., pt 13.

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une convention de mère porteuse. L’affaire se révéla épineuse sur la question du comparateur pertinent à utiliser. Faut-il comparer la mère commanditaire à une femme après sa grossesse ou aux individus exclus du congé de maternité à défaut de grossesse ? La Cour établit que la protection accordée via le congé de maternité vise bien « la travailleuse enceinte, accouchée ou allaitante [qui] se trouve dans une situation spécifique de vulnérabilité » et qu’« elle ne peut être assimilée à celle d’un homme ni à celle d’une femme qui bénéficie d’un congé de maladie »389. Ainsi l’attribution du congé « suppose que la travailleuse en bénéficiant ait été

enceinte et ait accouché de l’enfant »390. Dès lors, la Cour conclut que, le comparateur pertinent

étant bien l’homme commanditaire ayant eu un enfant grâce à une convention de mère porteuse, il n’y a dès lors pas de discrimination directe391. La proximité des situations vécues doit être le

guide du juge dans sa recherche du comparateur, qu’importe où il se situe dans le temps.

b- Un comparateur inconstant

89. La Cour a reconnu que la discrimination fondée sur le changement de sexe faisait

partie d’une interprétation extensive du motif du sexe392, protégé par le Traité et les directives

76/207 puis 2006/54. Une telle décision n’a pas manqué de soulever des difficultés sur le comparateur dans le cas d’un changement de sexe393. Toute discrimination directement fondée

sur le sexe implique qu’un homme et une femme, placés dans une situation comparable, soient traités différemment. Quel est le comparateur pertinent dans le cas d’une personne changeant de sexe ? Comme l’écrit très justement l’avocat général M. Michal Bobek, « la réassignation de genre est un processus empreint de dynamisme [qui] transforme effectivement le comparateur en une cible mobile, voire rend impossible toute identification d’un groupe comparable clairement défini »394.

90. Face à cette difficulté, la Cour a fait le choix logique de ne pas laisser ces personnes

sans protection face aux discriminations, effectivement fondées sur le sexe lato sensu, d’une part, et de maintenir l’opération de comparaison d’autre part. Elle a introduit une certaine

389 Ibid., pt 33.

390 Ibid., pt 37. 391 Ibid., pt 47.

392 Dans l’arrêt CJCE, 30 avril 1996, P./S., C-13/94.

393 Une partie de la doctrine estime que ces difficultés naissent justement du fait d’intégrer le changement d’identité

sexuelle au motif du sexe, au lieu de les examiner sous l’angle d’un motif spécifique de discrimination comme l’identité sexuelle par exemple. C. TOBLER, « Equality and Non–Discrimination under EChR and EU Law. A Comparison Focusing on Discrimination against LGBTI Persons », Zeitschrift für ausländisches öffentliches Recht

und Völkerrecht, 2014, vol. 74, p. 543 et s.

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souplesse dans le test de la comparabilité, profondément casuistique et lié au contexte notamment légal des situations qui se sont présentées à son appréciation395. Le comparateur

devient variable. Si une femme est toujours comparée à un homme dans le cadre d’une discrimination directe fondée sur le sexe, et inversement396, la personne qui a changé de sexe

sera parfois comparée tantôt à un homme, tantôt à une femme. Ainsi la Cour a-t-elle pu comparer la personne transgenre à une personne cisgenre ayant le sexe de son état antérieur au changement397 ; ou opter pour une comparaison avec une personne cisgenre du sexe acquis398.

91. En dehors de quelques cas qui se révèlent délicats, la Cour n’a généralement que peu

de difficultés à identifier le comparateur pertinent, passé ou présent, pour évaluer la différence de traitement en cause. Il est parfois prédéterminé selon le motif de discrimination en cause : dans le cas de la discrimination directe fondée sur le sexe comme on l’a dit, on met en rapport un homme et une femme dans la plupart des cas. Mais il ne saurait jamais y avoir de prédétermination absolue, le comparateur ne doit pas être figé, il doit rester casuistique. Le cas de l’âge est emblématique, ce sont des catégories d’âge tout à fait variables qui sont examinées et comparées entre elles399.

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